4-Chapitre 42 (3/5)

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Ce fut Benoît qui alla ouvrir après ce qui sembla un temps de réflexion profonde afin de savoir s’il valait mieux dire ce qu’il avait sur le cœur tout de suite ou éliminer les potentielles interruptions. Le cœur de Chloé s’enfonça dans sa poitrine en entendant la visiteuse se présenter. Ruby. Ici. Elle s’accrocha au rebord du plan de travail pour ne pas s’effondrer ; comment l’avait-elle retrouvée ? Pourquoi maintenant, alors qu’elle avait enfin accepté d’abandonner ?

Ruby continua de babiller devant Benoît, lui trouva un air de famille, un joli jardinet et un temps sublime, puis elle enchaîna sur Chloé D. : elle la cherchait, lui proposait de revenir à l’agence, souhaitait lui parler… son discours se prolongeait sur ce ton guilleret de renard qu’elle adoptait quand elle entourloupait ses artistes. Benoît la laissait parler, patient comme un arbre déraciné. Il attendit qu’elle termine son monologue rieur sans bouger ; Chloé imaginait son expression à peine affable qu’il adoptait lorsqu’il se trouvait englué dans une conversation qu’il ne voulait pas avoir. Ruby ne se laissa pas démonter par ce silence, poursuivant encore et encore et encore sur son besoin absolu de parler à Chloé en revenant à la charge par les moyens les plus divers.

Même Ruby avait des limites, contrairement à la patience de Benoît. L’agente finit par se taire, laissant enfin l’opportunité au silence de lui apporter une réponse. Même de dos, on pouvait deviner que l’ébéniste adoptait un de ces sourires polis avant de répondre, très doucement, très gentiment, presque désolé :

« Je vous remercie de l’intérêt que vous portez à son absence de candidature, mais Chloé n’est pas en mesure de travailler avec vous. Je vous saurais gré de ne plus m’importuner. »

Puis il lui souhaita la bonne journée et referma la porte avec lenteur. Ruby n’avait pas l’habitude de se faire éconduire et n’était pas du genre à se laisser fermer la porte au nez. Pourtant, elle mit un peu de temps à réagir avant de coincer son pied dans l’entrebâillement pour empêcher Benoît de fermer tout à fait. Il lui fit remarquer que ce n’était pas très poli et que ces choses-là ne se faisaient pas ici. L’agente signala à quelqu’un que le monsieur avait raison, ce qui ne l’empêcha pas d’insister encore pour parler à Chloé sans cesser de bloquer la porte.

Un moteur de mobylette toussota dans la rue. La détresse cessa soudain de croître dans l’estomac de Chloé : c’était le moteur d’Adelphe. Puis il y eut sa voix, ferme, grave. Chloé ferma les yeux en l’entendant, après tout ce temps. Sa tante. Ici. Pour elle. Les mots fusèrent entre les deux femmes ; l’agente qui voulait récupérer son artiste à tout prix, sa tante qui refusait qu’on l’entraîne dans d’autres folies. Ses deux passés subséquents et mélangés qui s’accusaient l’un l’autre de ses échecs.

Les vagues débordèrent soudain, brisant la digue qu’elle avait érigée ces derniers mois. Les larmes coulèrent. Chloé se sentit doucement glisser au sol où elle pleura, enfin, les milliers de larmes qui lui étaient restées sur le cœur dans le silence d’Adelphe. Un silence rompu si brutalement par des mots douloureux. Folie, inconséquence, déraison… Ruby tentait de la défendre dans sa verve si brillante d’habitude, mais dont chaque argument se ternissait de la rouille sous laquelle pourrissait la vérité : sa différence n’était pas un miracle, son talent ne tenait pas du génie, Chloé ne savait rien exprimer et encore moins ressentir. Elles continuaient, toutes les deux, leurs voix vibrantes s’opposant sans céder ; l’une posée, l’autre en cavalcade. L’une enracinée dans la terre millénaire des oliveraies ; l’autre se propulsant sur les centaines de villes où elle avait envoyé Chloé. Par-dessus leur duel sonore, le ruissellement muet des larmes sur ses joues.

Des bras l’entourèrent doucement, la serrèrent dans l’odeur de sciure et de menthe fraîche, la bercèrent un instant. Puis elle se sentit soulevée du sol, entraînée ailleurs où le silence se fit enfin. Chloé pleura longtemps contre Benoît, étonnée de sa force alors qu’il s’était écroulé la veille pour quelques pas de course.

Puis elle sécha ses larmes. Se força à relever les yeux malgré l’eau qui voulait encore couler. Joël s’était adossé contre la porte, bras croisé, surveillant les bruits à l’extérieur de sa chambre.

Benoît demanda très doucement pourquoi l’agente était là, comment elle l’avait trouvée, mais Chloé n’en savait rien. Elle n’avait pas prévu de retourner dans le nord : l’océan était au sud. Puis, encore plus doucement, si faiblement qu’elle ne fut pas sûre qu’il ait vraiment parlé, il lui demanda de ne pas partir. Chloé posa la tête contre son cou en fermant les yeux. Elle réalisa qu’elle n’avait pas envie de fuir encore, même s’il était trop difficile de rester. Pas quand la chaleur apaisait les glaces de ses ouragans intérieurs. Pas quand elle devait encore finir de sculpter ce qui aurait dû être L’Amour. Pas quand Adelphe était dehors, si proche, et que sa voix ne sonnait que pour elle.

Adelphe contemplait sa nièce endormie dans les bras de Benoît, si pâle, si fragile contre celui à qui elle avait fait tant de mal. Si confiante. C’était la première fois qu’elle semblait sereine dans son sommeil. Adelphe songea à toutes ces nuits où elle l’avait gardée quand ça chauffait trop chez ses parents, où la fillette se glissait à côté d’elle pour réclamer ses bras et qu’Adelphe attendait qu’elle s’endorme entre des torrents de larmes.

Joël avait retrouvé son sourire quand l’agente avait rendu les armes après qu’Adelphe lui ait fait comprendre que Chloé n’irait nulle part, et qu’il faudrait lui passer sur le corps pour l’emmener de nouveau se brûler dans cette vie dissolue qu’on l’avait forcée à endosser dans le nord. Il lui racontait toute l’histoire qui avait débuté la veille, quand ils avaient sauté dans la voiture après le travail.

On avait ragoté des choses en ville après le presque accident de Benoît : son arrêt intempestif suivi d’une traversée en dehors d’un passage clouté sous le nez de monsieur Michaud avait fait le tour des Bas-Endraux en moins de trente minutes, aussitôt suivi par la nouvelle de son écroulement. Il n’en avait pas fallu plus à Adelphe pour fermer boutique et rentrer chez elle, certaine que sa nièce n’était pas étrangère à cette péripétie malgré la réapparition de Bénédict deux jours plus tôt. Grand bien lui en avait fait : elle avait trouvé la lettre d’adieux de Chloé, dramatique et sobre comme pouvait l’être son artiste. Juste quelques mots de trop. Mes parents avaient raison. Une erreur qu’Adelphe refusait de la voir commettre.

La vérité était très proche de ses déductions : Chloé avait encore séché le travail, les cousins l’avaient cherchée avec un à-propos dont elle ne les remercierait jamais assez, à l’appartement puis à la maison, l’apercevant par hasard dans les ruelles du vieux centre. Benoît avait découvert son message vocal le lendemain vers midi et l’avait rassurée en signalant que Chloé était chez eux.

Les cousins l’abreuvèrent de questions sur cette fuite que Chloé avait failli réussir, sur cet océan où elle comptait se rendre dans le sud, et la probabilité de l’y retrouver si elle décidait d’y disparaître pour de bon.

« Elle dit toujours qu’un jour, elle prendra un voilier et voguera droit vers l’horizon, à la poursuite du soleil et des reflets de la lune, que si elle part à l’océan, on ne la reverra plus. Elle quittera la terre parce que la seule chose de vraie dans ce monde, c’est l’écume qui fait sa vie sur la colère des vagues. »

C’était beau ce qu’elle disait, Chloé, quand elle était triste comme un jour sans pluie. Ça faisait mal à entendre aussi. La gêne poussa Adelphe à réveiller sa nièce, étonnée de la simplicité avec laquelle celle-ci s’étira entre les bras de Benoît, inconsciente de l’angoisse qu’ils avaient portée ensemble durant les heures où elle avait dormi.

« Allez, on rentre à la maison. Il se fait tard et j’ai encore un dîner à préparer. »

Chloé se contenta de sourire, trop épuisée pour les mots, en s’extirpant du lit sur lequel ils étaient assis. Elle précéda Adelphe jusqu’à sa mobylette, enfilant le casque qui attendait sur la selle. Joël vint l’aider à régler la sangle sous le menton. Adelphe allait la rejoindre lorsque Benoît lui demanda sans raison apparente quel était le shampoing de Chloé. Adelphe s’étonna presque plus de savoir ça que de la question :

« Alta Mare. »

Il y eut quelque chose dans les yeux de Benoît, comme une lumière qui sombrait dans le bleu de ses yeux. Il lui demanda alors si Chloé savait faire pleurer le vent et chanter l’océan dans des roseaux. Adelphe ne comprit pas ; ce n’était pas le genre de Benoît de poser des énigmes. C’était plutôt sa Chloé qui inventait des paysages à travers ses mots. Mais l’absence de réponse ne sembla pas le déranger, car il se contenta de hocher la tête doucement, en lui recommandant de prendre soin d’elle. Puis il ajouta, d’un ton presque absent, qu’il y avait sans doute un océan au nom d’Adelphe dans le cœur de Chloé.

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