5 Palais - Des Murs et des Hommes

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7 septembre.

Douze jours de travail avant l’inauguration.

La journée est encore très belle. Edmond est dans la cuisine du bâtiment. Plus précisément dans la pièce qui, une fois équipée des frigos, des plans de travail en zinc, des gazinières, des batteries de casseroles, sera la cuisine du Palais des Congrès.

Il est au téléphone.

— … et vous voudriez qu’on fasse l’inauguration sans la livraison contractuelle du bâtiment ?

— Hmm hmm !

— Ouais. C’est un peu tiré par les cheveux, non ? Moi, je vois les choses plutôt de la façon suivante. Tous les réseaux seront en place. L’eau, l’électricité, le gaz. Les gazinières seront là mardi. Les frigos mercredi. Toutes les casseroles et autre matériel de cuistot arrivent fin de semaine prochaine. Donc vous voyez, il n’y a rien à négocier. Vous devez être là, avec vos gars, au plus tard fin de semaine prochaine !

— Pas de ça avec moi s’il vous plaît ! Je vous garantis que vous serez l’unique responsable de la transformation de l’inauguration de monsieur le Maire en soirée pizza !

Il raccroche.

Autour de lui, l’adjoint au maire flanqué de sa secrétaire s’éponge le front.

— Alors… ?

— Ça va le faire ! Ils seront là. Ça va être juste mais ça va passer, répond Edmond.

Il lui décroche un sourire aussi large que le Harmony of the Sea [1].

 

Être conduc’ a ses avantages : on peut faire la pluie et le beau temps dans la tête des élus. Dans le cas présent, autant que tout le monde soit zen parce qu’au final, il se passera bien ce qu’il se passera.

 

Son téléphone sonne à nouveau.

— Vallone !

— Monsieur Vallone, c’est Didier. Faut qu’vous veniez. C’est Julien et la nénette : ils sont en train de s’étriper.

— Où vous êtes ?

— Derrière, à l’entrée est du Palais. Et venez avec un plan des extérieurs !

 

Edmond attrape une liasse de plans et rejoint l’autre grande entrée, l’entrée est.

Dehors, un jeune homme, petit, trapu, brun comme la suie et tendu comme un bélier, crie en agitant les bras. À trois mètres de lui, Mila, debout en équilibre sur un pied, bras croisés, l’encourage.

— V’là la police ! dit-elle.

Les autres gars se sont déjà regroupés autour d’eux. Edmond leur intime de s’éloigner avec autorité. Il crie :

— Qu’est-ce qui se passe ici ?

Julien raille comme un serpent.

— Cette pétasse, elle veut qu’on démonte les murs.

— Quels murs ?

— Les deux-là.

Le jeune homme désigne un muret au milieu d’une étendue de terre inclinée et lissée sur le côté de l’allée bétonnée. De l’autre côté de l’allée, la même étendue de terre et le même muret.

Le téléphone d’Edmond sonne. Il vérifie l’affichage, appuie sur un bouton et le remet dans sa poche. Le téléphone vibre.

— Magnan, c’est quoi le problème avec les murets ?

— Y’a pas de muret ici. C’est une petite pente. Regardez sur les plans. C’est des maçons. Faut pas laisser traîner des parpaings sinon ils les montent. Des parpaings, du béton ; des parpaings, du béton…

Mila mime la scène, lançant les deux mains à gauche, puis à droite. Elle dit :

— Ils ne savent faire que ça. Ils s’arrêtent quand il n’y a plus de l’un. Ou de l’autre.

Déjà Edmond s’approche de l’un des murets et étale la liasse à la recherche du plan correspondant.

— Magnan, vous êtes insupportable. Même si vous avez raison, c’est un lieu pro ici.

Il pointe un doigt de sa main crispée vers elle.

— S’il y a un truc qui ne vous convient pas, c’est moi que vous venez voir ! Je veux que vous foutiez la paix à mes équipes !

Trouvant le plan, il le déplie et décroche un regard noir à Mila.

— Magnan, il y a un muret ici et ici !

Chacun se tait, on entend les vibrations du téléphone dans sa poche.

Julien s’apprête à démarrer la machine à insultes quand, sans quitter Mila des yeux, Edmond lui dit calmement :

— Julien, dégage !

 

Mila fonce les sourcils. Elle s’approche. Vérifier le plan, trouver l’erreur.

— Magnan, vous nous avez reproché d’être incapables de suivre un plan et vous nous avez expliqué que c’était inadmissible. Nous allons donc. Suivre. Le. Plan, tonne-t-il en fouettant le document des doigts.

Mila le fixe durement dans les yeux.

— Ce n’est pas ce qui a été dessiné.

— Ça, ce n’est pas mon problème. On va suivre ce qu’il y a sur les plans parce que c’est à ça que servent les plans.

— Ce n’est pas ce qui a été dessiné chez Dubois ! Il y a une erreur sur le plan. Il a été mal retranscrit.  

— Mais qu’est-ce que vous en savez ?

— Je connais ces plans !

— Dubois a fait des erreurs sur son plan ! Un point c’est tout.

— Il n’a pas fait d’erreurs et ce n’est pas tout du tout !!

— Vous êtes trop fière pour reconnaître quand vous avez perdu, Magnan !

— Perdu, gagné ! Vous voyez le monde en noir et blanc, Vallone ! Et vous êtes trop arrogant pour chercher à comprendre ce que vous avez sous votre nez !

Edmond est sidéré.

— Comment vous osez me parler comme ça ! Vous allez faire ce qu’on attend d’un petit soldat : exécuter les décisions prises par ceux qui réfléchissent mieux que vous, Magnan !

— Tiens donc ! Comme vous donc ! Être un exécutant qui suit les traces ! Parce que c’est ce que vous êtes sur ce chantier, Monsieur Vallone, un exécutant docile… !

— Je suis architecte !! Je vous interdis de me juger… !

— Alors arrêtez de me faire la leçon comme un coq de basse-cour ! Je ne suis pas une de vos poules ! Et je n’ai pas besoin de trôner sur la situation comme vous…!

Elle le toise avec une moue de mépris.

— Je laisse ça au mâle dominant… !

Elle crie :

— Ce que je veux c’est que les choses soient comme elles doivent l’être.

— Mais qu’est-ce que…

Edmond va rugir, abasourdi par l’insolence de cet individu sur son chantier. Mais Mila aussi est très en colère.

— Il y a une putain d’erreur sur ce putain d’plan ! Et je le sais parce que c’est moi qui dessine chez Dubois ! Et que ce n’est pas ce que j’ai dessiné !

Edmond, la bouche ouverte, la dévisage, prenant à part chacun de ses yeux foncés frémissants de colère.

 

Il est dans ses principes d’être un professionnel irréprochable.

Il est hors de question pour lui de céder à la colère et d’écorner ce principe, cette ligne qu’il tient depuis des années sans aucune anicroche. Être respectueux et calme est sa marque, son empreinte professionnelle. Et c’est la première fois que la situation est aussi tendue, autant en limite de ses capacités de sang-froid. Aucune femme, jamais, dans sa vie personnelle comme professionnelle, ne l’a jamais rabaissé de cette façon. D’un autre côté, il n’a effectivement que l’expérience personnelle, parce que professionnellement c’est sans précédent, il n’a jamais eu à diriger une nana.

Et personnellement, les choses sont simples. Il y a celles qui sont folles de lui et qui savent tenir leur rang de jolies filles douces et gentilles, et les autres, plus rares, qui ne le voient même pas.

Le regard et l’attitude de Magnan ne correspondent à aucune des deux catégories.

D’instinct, la seule réaction qui lui vient est celle de la grosse colère. Mais il s’interdit l’option, différant sa réaction par une maîtrise de soi finalement assez solide.

Mila le sort de ses pensées, elle explique :

— Les mères ne pourront pas laisser leurs enfants jouer seuls ici.

Elle désigne du menton les habitations plus loin, de l’autre côté de la route. Se tournant vers le muret, elle dit :

— Les enfants vont venir jouer ici, le mur est tentant. Mais il est trop haut. Ils vont forcément se faire mal. Elles vont s’inquiéter et elles ne les laisseront plus sortir. On est en train de construire une ville et on n’est pas foutu de penser à la vie qui va avec !

— C’est vous qui avez conçu ces espaces !

Il détaille ses traits essayant de comprendre ce qui se joue.

Elle n’est pas en mode combat contre lui. Non c’est autre chose. C’est le muret qui l’emmerde. C’est vraiment le muret. Elle déclenche la guerre des tranchées sur son chantier à cause d’un muret.

Mais c’est qui cette nana !

Edmond désarçonné, remballe sa colère et sa fierté comme on replie un parapluie en plein soleil. 

— Magnan, je sais ce que ça fait quand on a fait un truc très précis et que ce truc est mal exécuté ! Mais on ne peut plus démonter ces murets. Il faut considérer que, ici, ce sera comme ça désormais. Chacun va donc devoir s’adapter. Est-ce qu’on est d’accord ?

Il poursuit :

— Cette zone est la plus éloignée des logements. Vous vérifierez les autres plans et vous les ferez modifier le cas échéant.

Il attend sa réaction, un mot, un hochement de tête, quelque chose. Rien ne vient, alors il dit :

— Parce que je ne serai probablement plus le conduc’ à ce moment-là, il faut donc vous en occuper vous, et le plus tôt sera le mieux.

Mila lève les yeux vers lui cherchant à voir au travers.

 

Jamais personne ne lui a parlé comme ça. Personne qui n’ait vécu cela aussi, la trahison, le détournement de son travail, et qui l’ait verbalisé comme il vient de le faire.

Elle regarde cet homme. Aimerait bien avoir des lunettes pour se protéger derrière. Mettre un écran, un prisme entre ses yeux à lui et les siens. Ne pas le laisser accéder aussi facilement à quelque chose d’aussi essentiel pour elle.

De le voir lui, son empathie, comprendre - peut-être pas - mais admettre sa vision à elle des choses, une vision différente du vivre ensemble, du dedans dehors, du mélange entre espaces de vie familiale et espaces de vie publique, les espaces de végétations comme des espaces de vie, de partage, y accorder un certain crédit, - peut-être, même minime- ...

Il est beau comme une œuvre d’art et il la lit clairement.

Putain, merde, fait chier. C'est quoi ce chantier.

 

La poche d’Edmond vibre encore. Il l’attrape et retourne vers le bâtiment.

— Vallone !



[1] Harmony of the Sea : Paquebot le plus long du monde à l’heure de l’écriture de ce texte.

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