8 Palais - Salades

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11 septembre.

Dix jours de travail avant l’inauguration.

Le ciel est sombre. La température élevée. L’orage guette.

Déjà les premières gouttes arrivent puis très vite des seaux.

Un gars de chantier :

— Vallone ? On peut rentrer ? On reprendra après l’averse !

— Oui, allez-y, rentrez tous.

Dehors les gars sont tête basse. Les épaules ont changé de couleur, les cuisses également. Ils rentrent au petit trot dans le bâtiment.

— Vous êtes tous là ? Julien ? Bruno ? Oui, Jacky aussi ? Magnan ? Vous avez vu Magnan ?

Didier :

— Oh, elle est toujours dehors !

— Vous lui avez dit de rentrer ?

— Ouais. Je lui ai dit. Elle m’a répondu : « Ça y est, t’as trouvé le chemin du lave-vaisselle ? ». Même Bruno lui a dit. 

Jacky :

— Déjà qu’elle était là à cinq heures du matin. Je l’ai vue quand je suis allé chercher mon fils à la gare. Toute seule avec sa frontale. Elle avait l’air fine !

Il ricane.

— Maintenant elle veut rester sous la flotte. Décidément, elle aime la compagnie cette nana ! Une grosse bite dans l’cul, que j’te dis qu’ça lui irait mieux qu’un chapeau d’paille !

 

Edmond quitte le bâtiment et rejoint Mila. Les gouttes sont lourdes sur ses épaules. Tout s’est arrêté dehors. Le seul bruit est celui de la pluie tambourinant sourdement sur la chaussée comme un instrument sur des pièces métalliques.

Elle est en train de planter quelque chose, le genou au sol pour une fois, trois brouettes autour d’elle. Une avec de l’eau et quelques feuilles qui en émergent, une pleine de terre et une avec des débris de construction.

Elle est trempée, la casquette en marquise au-dessus du visage, le t-shirt collé à la poitrine. On ne voit que sa brassière de sport noire dessous. Son pantalon est noir d’eau sur ses cuisses et sur le haut de ses fesses.

— Magnan, rentrez ! Qu’est-ce que vous foutez dehors… !

Edmond renfrogné, les vêtements encore secs, et les pieds sur le béton propre dans le ruisselet d’eau bouillonnante, crie pour se faire entendre, la pluie couvrant sa voix.

Mila se redresse complètement. Elle déplie un dos douloureux et le regarde en souriant doucement.

— J’ai presque fini, ne vous inquiétez pas.

Et elle se remet au travail.

Marchant à tâtons pour viser et ne pas écraser les bouts de salade qui dépassent du marécage, Edmond s’approche.

Elle le regarde faire, amusée. Ses grandes jambes en compas, ses bras écartés en équilibre, il n’est pas très à l’aise dans la terre flasque.

Arrivé tout près d’elle, la tête engoncée dans les épaules et grimaçant, il crie :

— Magnan, rentrez ! Vous pouvez rentrer, je le mettrai dans le compte rendu de la réunion de chantier…

Elle incline la tête sur le côté, un sourire merveilleux aux lèvres.

— Regardez, dit-elle en désignant le champ de boue autour d’elle, j’ai presque fini.

Désignant la brouette avec l’eau, elle dit :

— Il me reste six ou sept pieds, ensuite j’ai terminé.

Edmond ne comprend rien. Sans casquette, sans imperméable, les lunettes pleines de buée.

— Vous finirez demain ou après-demain ! Si c’est à cause des gars, vous pourrez patienter dans la cuisine, je...

Il s’interrompt.

— Qu’est-ce qu’il y a… ?

Elle le regarde, ne bouge pas, toujours la tête inclinée, souriant de tout son corps, alors qu’autour d’eux tout noircit et que le tonnerre gronde.

Edmond retire ses lunettes et Mila est saisie.

Il a l’air de s’être déshabillé. Ses yeux ambre la fixent, ses sourcils sont froncés, laissant deux rides profondes entre les yeux, ses paupières du bas sont resserrées et recouvrent en partie ses prunelles, ne laissant qu’un rail à son regard.

Elle voit alors pour la première fois son visage, ses mâchoires fortes et ses yeux enfoncés dans des arcades sourcilières proéminentes. Il a un visage avec vraiment beaucoup de force. Ses vêtements trempés maintenant lui collent à la peau, alors Mila se trouble et perd son sourire.

La pluie redouble.

— Il va pleuvoir en continu ce soir et cette nuit, réussit-elle à dire. Demain matin, ce sera un champ de gadoue tout à fait impraticable.

Elle regarde le sol autour d’elle.

— En finissant maintenant, la pluie viendra arroser tout ce que j’aurai planté. Ce sera ça de moins à faire. J’ai donc tout intérêt à me mouiller un peu maintenant.

Et elle sourit à nouveau.

L’eau ruisselle le long de la visière de sa casquette, sur sa clavicule et glisse dans son cou.

Son sourire est éclatant. Ils sont seuls.

Un instant Edmond pense à se retourner pour vérifier à qui elle s’adresse.

Mais non, c’est bien à lui.

Il voudrait lui dire que son sourire est magnifique. Qu’il sait qu’elle n’est pas une vachette, ni un ours, mais une lionne. Qu’elle est une femme sensible qui se dissimule derrière ses propres yeux. Mais qu’il l’a vue, lui. Que c’est clair, évident. Il faut qu’il lui dise. Et qu’il lui dise que ce n’est pas grave. Qu’elle peut sortir, quitter la fourrure. Qu’elle n’a rien à craindre.

— J’aime bien la pluie, dit-elle doucement en haussant les épaules. Et je crois que vous non. Vous devriez rentrer.

Edmond est un peu perdu. Il ne bouge pas, ne répond pas.

— Il faut me laisser maintenant, que je puisse finir. Ensuite, je ne serai plus là. Vous allez avoir du temps libre !

Son sourire est enjôleur. Elle est vraiment heureuse.

— Vous avez fini ? demande-t-il.

Dehors, tout est violet, des bourrasques de vent les bousculent.

— Vous êtes un bon professionnel, Magnan. Moitié ange, moitié démon, ajoute-t-il.

— Je passerai vous voir avant de partir, je vous dois une clé, dit-elle.

Edmond repart, les bras écartés, sur la pointe des pieds.

Mila poursuit sa tâche. Un par un, elle ensevelit les derniers plants.

 

La pluie a trouvé un petit rythme. Les gars ont repris leur poste à l’extérieur.

Mila nettoie les brouettes, les outils, les range dans la voiture. Elle pose sa casquette sur le siège passager, attrape un sac de sport et entre dans le bâtiment. Elle retire ses bottes dansant sur un pied puis l’autre, retire ses chaussettes. Elle pose tout près de la porte et traverse le hall, direction les sanitaires.

Edmond, appuyé sur la table avec deux autres hommes, la regarde passer pieds nus, laissant des flaques d’eau derrière elle. Son pantalon fait « chpolk chplok » à chacune de ses enjambées, son t-shirt ne cache plus rien du tout, ni son nombril, ni ses clavicules, ni le haut de sa culotte blanche. Ses cheveux sont foncés, tout aplatis, la peau de ses bras, de son visage et de son cou sont tout brillants de pluie.

Une demi-heure plus tard, elle ressort.

Les deux hommes sont partis, Mila s’approche d’Edmond.

Il ne l’a pas quittée des yeux depuis qu’elle est sortie de la pièce. Adossé au mur du planning, les bras croisés, il l’attend. Il ne cherche pas à l’intimider, il ne veut pas lui faire peur, c’est juste plus fort que lui. Il sait que c’est la dernière fois qu’il la voit, alors il l’examine.

Mila s’approche, joues rosies et tête baissée, acculée.

— Tenez, dit-elle en lui tendant la clé, monsieur Piacenza m’avait prêté un double de l’entrée.

Edmond n’ayant pas bougé, Mila pose la clé sur la table et se risque à un ultime regard vers lui.

Ses yeux dorés l’observent toute entière.

Il s’applique à scruter ses expressions, les plis de son visage, les creux de son cou. Il détaille le grain de sa peau, l’emplacement de ses taches de rousseur, la couleur de ses yeux, de ses cheveux. Il promène son regard sur ses formes, sonde ses émotions dans ses yeux, dans l’amplitude de sa respiration, dans le frémissement de ses lèvres.

Il la contemple comme l’objet sexué qu’elle est pour lui, avec l’impertinence que cette dernière fois lui accorde.

Puis il déplie ses bras ballants et, ballot, lui dit simplement :

— Au revoir Magnan.

 

Tout ceci est beaucoup trop compliqué pour Mila.

Cet homme, ce regard, sa voix aussi, mettent en branle tout ce qu’elle a bâti. Alors elle baisse la tête et prend la fuite avec méthode.

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