33 Parc Maillol - CPU

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Mercredi 18 Octobre.

— Comment ça, le béton n’est pas prévu ?

Edmond est au téléphone dans sa voiture.

— Et vous attendez 19 h pour me dire ça ? Toute l’après-midi j’ai attendu de savoir s’il fallait que j’intervienne. Je veux tous les gars demain matin sur le chantier, vous m’avez bien compris ?

Il raccroche.

Mila le suit en voiture. Elle a reconnu la plaque. Il fait nuit, elle ne voit pas ses yeux dans le rétro, mais elle sait qu’ils y sont.

Edmond entre sur le parking, se gare un peu plus loin. Ils arrivent ensemble dans la rame.

— Bonsoir Blanche.

La voix d’Edmond est froide, son visage est tendu.

— Bonsoir Edmond.

Ils s’installent comme d’habitude. Edmond contre la vitre, le sac de sport entre ses pieds, Mila le long du couloir sa besace entre ses jambes.

Le téléphone sonne. Edmond ouvre son manteau et appuie sur l’écran.

— Vallone !!! Vous faites chier ! Non non, on reste comme on a dit. Je vous vois demain matin première heure !

Il raccroche, range son téléphone dans son manteau ; il souffle et avec énergie, il lance :

— Bon, on en était où là ?

Et d’une voix dépitée, Mila répond :

— J’suis énorme !

Edmond la regarde et éclate de rire.

— Vous connaissez cette réplique !

— Oui. Mila sourit. Vous n’avez finalement pas que des chantiers faciles !

— Putain non ! Des chantiers quoi ! Et à part ça, vous connaissez Madagascar 2 !

— Oui.

— Moi, je suis incollable sur les dessins animés.

Le tram démarre.

Edmond :

— J’ai un frère ainé, Thomas, qui a deux fils, Mathis et Louis.

 

Mila le regarde et l’écoute. Elle pense qu’il est magnifique, cet homme, quand il est bien dans sa tête. Il donne l’impression que tout est possible, qu’il n’y a aucune limite. Pourtant il ne parle que de choses simples. Mais c’est comme s’il les vivait pleinement, qu’elles se déroulaient pour la dernière fois, ou pour la première, ce n’est pas très clair.

Edmond :

— Quand leurs parents indignes, il fait une grimace, les abandonnent chez papi et mamie, on se fait des soirées pizzas, glaces et dessins animés.

— D’où Shrek, dit Mila.

Comme Edmond ne voit pas de quoi elle parle, elle fait :

— « Je suis un Hooommme ! »

— Oui ! Oui, exactement ! vous, vous avez des frères et sœurs ?

Edmond veut savoir des choses. Il passe en programme questions directes. Mila est d’accord pour jouer à ce jeu-là, le ton est jovial, peu de risques de dérapage.

— J’ai une sœur…

 Et suivant le même mode qu’Edmond, elle poursuit :

— Fanny. Mais elle n’a pas d’enfants. Enfin pas encore, elle est plus jeune que moi. Enfin, elle pourrait avoir des enfants ! Ce n’est pas la question ! Enfin bref, elle n’en a pas.

Edmond :

— Alors les dessins animés, c’est vous toute seule devant votre télé ?

— Non, c’est Abigaëlle. Abigaëlle a des enfants.

Edmond a écarquillé ses yeux.

— La fille en rouge ?

— Oui, la fille en rouge !

Comme Mila ne souhaite pas poursuivre, Edmond enchaîne :

— Vous la connaissez depuis longtemps ?

— Oui. Depuis toujours je crois. Euh. Non. Pas tout à fait. Presque. Elle est toujours là pour moi.

Mila se tait.

Edmond :

— Ce week-end, nous avons fêté l’anniversaire de mon neveu chez mes parents. Et nous avons re re regardé Cars. C’était sympa. Et vous, votre famille ?

Mila baisse la tête.

— Eh bien, nous ne nous voyons pas beaucoup. Les choses sont assez, euh, compliquées. Compliquées, voire complexes, dit-elle plissant les paupières d’un air entendu.

— Humm humm !  sous-entendant : ah ! ah, je vois !

— Mmh ! sous-entendu : mmh.

 

Le téléphone sonne à nouveau.

— Vallone !!

Pendant qu’il s’explique avec virilité, le tram s’arrête. Station Le Parc. Mila lui fait un signe, il saisit son sac d’une main et ils sortent.

Sur le quai, il fait passer son téléphone de l’oreille droite à l’oreille gauche, fait valser la bandoulière de son sac sur l’épaule droite et remet le téléphone sur l’oreille droite.

Il regarde Mila, semble lui poser une question et elle répond en articulant :

— Non, pas de pain !

Elle désigne le parc de la main. Il opine du chef.

 

Edmond avance, s’arrête, s’égosille, avance, lève le bras devant lui, s’arrête de nouveau, pose son poing sur la hanche. Mila le regarde, amusée. Et sans réfléchir, suivant son mode à lui, dans le cas présent très mobilisé, elle prend sa main et l’entraîne tranquillement vers le parc.

Il est d’abord derrière elle, elle le tire, il suit. Ils passent la grande grille.

Elle ressent quelque chose pour cet homme, c’est sûr. Quoi précisément ? Ce n’est pas encore bien clair. Mais elle veut passer du temps avec lui. Tout est possible avec lui et en même temps, tout s’arrête. C’est compliqué comme concept.

Un truc de sûr, c’est que quand ils sont tous les deux, elle réfléchit moins. C’est reposant. Elle a la sensation de se ramollir un peu aussi. Mais ils ne se voient pas beaucoup en fait. Elle y pense beaucoup elle, mais ils n’ont pas beaucoup de temps ensemble en fait. Ouais, dans les faits quoi, dans ce truc réel.

 

Edmond s’arrête encore, serre alors ses doigts, il appuie sa paume contre celle de Mila, crispe son avant-bras et refuse qu’elle le tire davantage. Mila se retourne. Il souhaite aller moins vite ? Il veut qu’elle ralentisse ? Qu’elle s’arrête ? Mila ne sait pas. Elle le questionne des yeux mais la CPU [1] d’Edmond est centralisée sur son interlocuteur et sur sa colère. Il avance, ramenant sa main et celle de Mila près de sa cuisse à lui, il impose le rythme de la marche.

Ah, monsieur Vallone n’aime pas être dirigé, il préfère mener les choses.

C’est d’ailleurs un peu ce qu’il est en train d’expliquer à son type au téléphone.

Il se prend un savon celui-là ! Costaud !

Ou bien est-ce parce qu’il s’est fait mener en bateau aujourd’hui par l’équipe en question et qu’il ne supporte pas de l’être dans son corps ce soir. Oui, il doit y avoir de cela.

 

Mais pour Mila tout va bien.

Lui dans sa conversation musclée qui le prend tout entier ou presque, elle dans son rapport à lui : à côté de lui, avec lui, sans parler c’est finalement ce qu’elle préfère, surtout quand il ne s’en rend pas compte. Elle sait en pensant cela qu’elle est lâche. Oui, c’est acquis, mais pour l’instant c’est bien, c’est suffisant.

 

Finalement, Edmond repousse la main de Mila, appuie sur son téléphone et le range.

— Magnan, vous me manquez sur les chantiers !

Mila ne voit pas bien.

— Avec vous sur ce chantier, jamais les gars n’auraient osé faire ce qu’ils ont fait ! Ils auraient trop peur que vous écriviez cela dans votre carnet.

Et comme Mila ne le suit pas du tout, il précise :

— Le carnet dans votre poche de pantalon ! Les gars croient que vous écrivez toutes les conneries qu’ils font sur les chantiers.

— Ah, bon ? Quels cons !!

Il reprend sa main.

— On en était où là ?

Mais il n’y a rien à reprendre, aucune raison de se tenir la main. Alors ils continuent, chacun de leur côté, ensemble.

[1] Central Processing Unit, un ordinateur quoi.

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