56 Brocéliande - Abu Dhabi

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Ils quittent la propriété, tous les deux soulagés de tant de sous-entendus et d’incompréhensions. Edmond regarde la route, impassible et froid. Il est blessé, frustré d’avoir été tenu à l’écart des conversations si troublées entre Mila et Henri. Il sait qu’en partie, elles portaient sur sa personne, sur son travail. Mais il sent que des choses lui ont échappé. Comme sur le parcours ce matin. Il ne comprend pas comment ils ont pu avoir une discussion aussi emprunte d’émotions sans se connaître. Parce qu’il sait, il en est sûr, ils ne se connaissaient pas ce matin encore. Et il déteste ne pas tout savoir. Et surtout, il ne supporte pas d’être relégué au second plan.

Les allusions d’Henri sont énigmatiques aussi. Ce qu’il ressent sans se l’avouer c’est qu’Henri et Mila raisonnent pareil. Ils ont les mêmes mots, les mêmes phrases pas directes, pas claires, avec plein d’arabesques et de sous-entendus. Ce sont des gens compliqués. Il n’aime pas les gens compliqués. Ils le mettent mal à l’aise. Et là toute la journée, tous les deux, c’est comme s’ils avaient comploté contre lui.

Ça, plus les non-dits de Mila, ça commence à bien faire. Il en a marre de ces intrigues où il n’est pas. Où il ne trône pas, bien à sa place, au centre. Il est tendu. Lui qui vit l’instant présent a du ressentiment. Il essaie de garder le sacro-saint cap de ce qu’il veut être : quelqu’un de fiable, au tempérament constant, ne pas céder à la colère, qui chez lui prend des proportions pompéiesques.

Il se rappelle aussi le début de la discussion avec les Niel, où Henri l’a félicité. Il sait qu’il était sincère. Il a toujours su qu’Henri appréciait son travail. Le comportement de Mila aussi lorsqu’Henri a rappelé l’ensemble des éléments, son émotion, son étonnement, cela aussi il l’a vu. Elle ne pourra pas le nier.

Et tandis qu’ils suivent la route chaotique empruntée précédemment, Edmond se requinque avec ces pensées conquérantes.

 

Ils dépassent le pont et prennent ensuite un chemin plus marqué encore. Edmond conduit calmement, évitant les ornières formées par les écoulements des semaines de pluie précédentes. Ballottés tous les deux dans la voiture, Edmond pense alors que la Range est nettement plus adaptée que l’Express. Elle est pourrie l’Express. Les essuie-glaces automatiques se sont enclenchés seuls, non en raison de la pluie mais d’une bruine épaisse à l’extérieur.

Il se gare dans une clairière d’où émergent des bornes orange de géomètre et quelques gros piquets reliés entre eux par des rubans de balisage zébrés rouge et blanc.

Mila se coiffe de sa casquette et ils sortent de la voiture. Le froid les pique. Elle déplie le col de sa veste et rentre sa bouche à l’intérieur, elle enfile ses gants. Edmond, lui, ne prend aucune précaution.

Le terrain est nu et presque plat. Pas d’arbres, pas d’arbustes, uniquement des herbes basses de prairies d’hiver. La vue est dégagée. Ils distinguent la vallée, la même que celle contemplée chez les Niel. Mila sort sa boussole, la pente donne plein sud.

 Et pour la première fois depuis deux heures, Edmond lui adresse la parole.

— L’esquisse en version « soucoupe » a été implantée grossièrement parce qu’il aurait fallu terrasser ici.

Il désigne l’amont de la pente, Mila écarquille les yeux. Elle murmure :

— Elle va être énorme !

— Les implantations sur le sol nu font toujours cet effet-là. La maison paraît toujours plus grande. Sachant qu’ici, elle l’est effectivement.

 

Ils traversent la zone plane pour se poster au-dessus du dévers face à la vallée. A contrario de la partie plane, la pente est très arborée. Bouleaux, pins sylvestres, chênes, des noyers aussi. Ils distinguent deux combes, un profond à l’est de la parcelle et un moins prononcé au centre.

Edmond :

— Les Niel ont choisi la maison en version restanque [1]. L’implantation est donc à refaire.

— Vous avez des relevés topographiques de la parcelle ?

— Je vous les ferai passer.

Edmond s’approche du vallon important. Il s’accroche aux arbres et aux buis en sous-bois, il descend en son creux et regarde derrière lui en amont. Mila le suit. Le sol est glissant, les feuilles de bouleaux nappent le sol d’un beau tapis jaune clair. Ils entendent des bruissements très légers mais réguliers dans les feuillages et assez vite se rendent compte que la pluie s’est finalement décidée.

Edmond marmonne.

Il descend encore et regarde autour de lui. Mila essaie de se repérer par rapport aux photos qu’elle a visionnées. Edmond glisse sur deux mètres sur un tapis d’aiguilles de pins et se ramasse au pied d’un gros noyer. Elle est sur lui rapidement.

— Ça va ?

Edmond frotte son pantalon mouillé.

— Oui ça va !!! Pourquoi vous ne m’avez pas dit que vous jouiez 4 ?

Mila, s’écarte de lui et s’accroche à un bouleau.

— Je n’ai pas joué depuis longtemps. Je pensais ne plus en avoir envie. Je suis désolée.

Edmond reprend sa marche, Mila sur ses talons.

Mila :

— Pendant le terrassement de la première maison, avez-vous vu des veines d’eau ou des sources dans le terrain ?

— Je n’étais pas là pour le chantier !

— Pardon… c’est vrai.

— Le terrain est calcaire, le dur n’est pas très loin. On n’avait pas fait de fondations très profondes. Il y avait effectivement beaucoup de filets d’eau.

— Parce que, peut-être qu’on a intérêt à faire faire un puits pendant que les machines seront là, pour récupérer de l’eau au moins pour le jardin. J’ai vu que vous aviez pensé à une piscine naturelle... Avec de l’eau du sol, ce serait pas mal...

 

Il pleut franchement maintenant. La pluie s’écoule en petits ruisseaux le long des branches et des grappes de feuilles de chêne et d’aiguilles de pin. La forêt s’est assombrie brutalement.

Edmond pique vers l’ouest, à plat, pour le second vallon. Il avance, perpendiculaire à la pente s’accrochant aux troncs, évitant les houx et genévriers cades piquants. Il regarde souvent en amont et en aval pour se situer et jauger de la déclivité du terrain. Il s’arrête aussi lorsque la vue est dégagée pour évaluer la distance avec le replat du haut. Mila le suit, silencieuse. Il remonte ce second combe moins accidenté, s’aidant des racines, s’appuyant sur les troncs, glissant sur les feuilles et les aiguilles. Mila s’est déportée à son côté. Ils soufflent, de la vapeur s’échappe de leurs visages.

Edmond glisse, s’accroche à des racines mais glisse encore, il finit par se retourner et poser les fesses contre le talus. Mila sourit et, se postant juste plus bas que lui, elle cale son pied sous le sien et lui permet de prendre appui dessus et de se relever. 

— Vous n’aviez pas ce genre de problème à Amsterdam !

— Je ne l’aurai pas non plus à Abu Dhabi !

Le ton est glacial. Mila est douchée. À l’azote.

Tous les deux, l’un près de l’autre, dans leurs souffles embués, le nez coulant, ont perdu leur sourire. Ils remontent.

 

Arrivés sur la clairière, la brume leur cache totalement la vallée. Les sons sont étouffés, les corbeaux piaillent dans les arbres dégarnis, Mila marque une dernière fois cette atmosphère dans sa mémoire.

Ils reviennent à la voiture, se changent et repartent. Direction le golf pour récupérer la voiture de Mila.

[1] Une restanque est un muret de soutènement en pierres sèches, construit sur un flanc de colline plus ou moins escarpé, destiné à établir une terrasse de culture.

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