70 Brocéliande - Yamakasi

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— « Toc Toc »

La voix de Mila étouffée derrière la porte de la salle de bains :

— Entre !

La chambre est éclairée par la lampe sur la table, la porte de la salle de bains est fermée. Un rai de lumière fait comme un néon à son pied.

Il gratte à la porte de la salle de bains.

— J’arrive ! crie-t-elle.

Il s’installe sur le lit, à la place qu’il avait quand il l’a veillée. Il allume la télé, trouve une chaîne de sport, du foot.

Mila sort, parfumée, les cheveux doux et brossés. Elle monte sur le lit comme une lionne et s’assoit à côté de lui.

— Tu aimes le foot ?

Edmond ouvre son bras et la tire contre lui.

— Oui. J’en ai fait un peu. C’est comme ça qu’on a commencé à faire de la musique avec les copains, par le foot.

Mila s’écarte pour pouvoir le regarder.

— Comment s’appellent tes amis ?

— Alors, il y a Fafa, Fabrice.

— C’est lui qui a appelé dans la voiture hier.

— Oui. C’est Fabrice. Il est électricien et il a trois enfants. C’est lui qui nous a fait venir au foot, mais il n’était vraiment pas bon, pire que nous. Il est le batteur. Ensuite il y a Christophe, il est plombier et il a un petit qui va avoir un an. Il est à la basse. Ensuite il y a Stéphane. C’est le plus jeune, le merdeux. À la guitare.

Edmond baisse les yeux et cherche la chaleur de la cuisse de Mila, il y pose sa main et reste comme ça quelques secondes.

— On va manger ? demande-t-il.

 

Ils descendent, s’installent et Edmond abandonne Mila un moment. Il discute avec le barman puis la rejoint.

Un serveur :

— Désirez-vous un apéritif ?

Edmond :

— Un verre de champagne.

— Aussi.

L’homme leur laisse les cartes. Edmond étend son bras sur le dossier de Mila et caresse le haut de son dos du bout des doigts.

Mila, tout sourire :

— Vous jouiez quoi avec le groupe ? Et d’ailleurs comment vous vous appeliez ?

— On s’appelait les Yamakasi. Les samouraïs modernes des années 80.

Il sourit et ramène son bras près de lui. Le serveur les interrompt.

— On avait vu le film au ciné. Les mecs qui sautent partout, agiles comme des chats, des justiciers rebelles. On n’avait rien en commun avec eux…

Il fait une grimace.

— Surtout les copains !… Alors on a pris ce nom. Et de fait, on jouait n’importe quoi, n’importe où. Mais c’était surtout du hard rock gentil. U2, Gun’s and Roses, Aerosmith, Bon Jovi…

— Vous composiez aussi ?

— Non. On jouait, on faisait la fête.

Il baisse la tête, attrape son verre.

— Alors tu m’as dit que tu ne savais pas apprécier le champagne.

Il étend de nouveau son bras sur la chaise de Mila et met ses doigts dans son dos.

— Déjà, il ne faut pas boire le champagne trop froid, ça tue les arômes. Ensuite il faut des verres avec une forme resserrée vers le haut. Mais des verres à vin vont bien, ils lui permettent de s’ouvrir plus vite. Il faut aussi ne pas trop remplir les verres. Et ensuite…

Il sourit.

— Il faut prendre le temps de déguster !

Il soulève le verre.

— Pour le nez, attends que les premières grosses effervescences soient passées. Et respire-le par petites touches.

Il porte le verre à son nez, le hume à distance du bord.

— Cela ne sert pas de faire tourner le liquide dans le verre parce que les bulles le brassent déjà. Ensuite pour le goûter…

Edmond contemple Mila qui le boit littéralement des yeux.

— Prends une petite quantité et attends un peu. Les arômes sont beaucoup plus subtils que pour les vins sans bulles. Mais ils sont les mêmes.

Edmond porte le verre à sa bouche et goûte le champagne. Mila a détourné sa tête, elle est écarlate. Elle respire son verre, le porte à sa bouche. Ses doigts tremblent.

— Comment connais-tu tout ça ?

— C’est ma mère. Elle a fait des études pour être nez dans la fabrication de parfum.

Mila écarquille les yeux.

— Ah… ! C’est tellement particulier !

— Ouais. Mais elle est tombée enceinte entre temps. De mon frère. Alors elle n’a pas fini ses études.

Les yeux de Mila se gorgent d’eau. Elle porte à nouveau le verre à ses lèvres, et la voix grave, basse, elle dit :

— Qu’est-ce qu’elle a fait alors ?

— Elle s’est mariée. S’est occupée de ses enfants. Elle a cherché du boulot après.

— Elle a trouvé dans quoi ?

— Elle est vendeuse dans une parfumerie.

Mila baisse les yeux.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-il.

— Abigaëlle a deux enfants.

— Oui. Elle a quel âge ?

— Comme moi.

— Elle les a eu jeune !

— Elle a fait le contraire de ce que font les femmes en général. Elle était déjà avec leur papa depuis longtemps. Ils n’habitaient pas ensemble mais ils s’aimaient. Beaucoup. Elle est tombée enceinte, a eu son diplôme et a accouché tout de suite après. C’était prévu comme ça. Pour elle et pour lui. Elle a cherché du boulot ensuite. Elle n’a eu aucune difficulté à trouver dans sa branche.

 

Mila n’est pas revenue. Elle est encore partie. Et de là où elle est, elle n’arrive pas à revenir.

— Mila, il y a un truc dont il faut qu’on discute. Tu éludes la question, pourtant ça me paraît important.

Mila se tourne vers Edmond avec un sourire forcé.

— C’est au sujet de préservatif !

Mila sourit tout à fait. Edmond est surpris.

— Je prends la pilule. Et tous mes tests sont OK.

— Ça tombe bien, je n’en ai plus !

— Moi j’ai une boîte complète.

Edmond est encore plus surpris.

— Abigaëlle est très précautionneuse. Elle dit qu’il faut toujours en avoir sur soi. Que ça peut toujours dépanner. Pour soi ou pour une copine !

— Et toi, as-tu un CV Ok ?

— Moi ? Je suis tout à fait opérationnel !

— Tant mieux ! Parce que les préservatifs c’est pas…

Mila a les yeux fixes, elle a arrêté de respirer.

Le serveur arrive avec les plats et deux verres de Bordeaux : Pessac Léognan, 2005. Ils mangent en silence.

— Tu as fini ce que tu voulais faire pour les Niel ? demande-t-elle.

— J’ai bien avancé. Je ne pensais pas, mais j’ai bien avancé.

— Tu ne pensais pas ?

— Je ne me voyais pas travailler avec toi à côté.

— Ah !

— Hum.

— Dans ce cas, merci de l’avoir fait. Pour moi c’était important. Je voulais voir comment tu concevais. Même si je ne suis pas plus avancée parce que tu n’as pas fait de conception aujourd’hui. Ce sera pour une autre fois.

— Hum.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Y’a que… pourquoi tu veux savoir comment je conçois ?

— Ben moi j’ai toujours tout un tas de trucs dans la tête. J’en écris beaucoup sur mon carnet. Mais quand il faut que je les concrétise, je suis toujours partagée entre laisser aller d’une part, et ordonner, classer tout ce que j’ai déjà réfléchi d’autre part. Alors je voudrais savoir comment toi tu fais.

Edmond est perplexe.

— Ariane... ! Je crois que tu te poses beaucoup trop de questions. Pour moi, ça sort et c’est tout.

— Ouais ! Soit c’est moi qui réfléchis trop, soit ce sont les autres qui sont de vrais primates ! Parce qu’évidemment tu n’es pas le premier à me faire ce genre de réflexion. Et figure-toi que je ne me pose pas toutes ces questions. Elles viennent toutes seules ! Et c’est tout !

— Ok ! Tu es très susceptible, et je suis désolé si je ne sais pas répondre à tes questions. Le mieux c’est que tu me regardes et que tu y répondes toute seule !

Mila le regarde, abasourdie.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ?

— Rien. Tu es tellement… différent de moi.

Edmond ricane. Le serveur apporte leurs assiettes.

Edmond :

— Qu’est-ce que tu manges ?

— Escalopes de veau milanaises. Les tagliatelles sont délicieuses. Tiens, goûte !

Mila coupe un morceau de viande et tend sa fourchette à Edmond. Il s’approche et mord le morceau.

— Hmmm ! Moi c’est magret de canard et frites.

Il coupe un morceau trop gros, Mila s’approche et s’écarte en riant.

Edmond recoupe le morceau et le lui tend. Il ne peut s’empêcher d’ouvrir la bouche en même temps qu’elle.

Ses yeux se ferment, elle rit. Elle enroule un ruban de pâtes avec un peu de sauce tomate.

— Prends la fourchette, tu vas t’en mettre partout.

Edmond prend la fourchette.

— Elles sont bonnes, hein ! J’adore les pâtes. Tu aimes ? demande-t-elle.

— Oui. J’aime bien les pâtes. Tu cuisines ?

— Non. Et toi, tu cuisines ?

— Oui ! Les tupperwares de ma mère ou je m’arrange pour me faire inviter ! Comment tu trouves le vin ?

Mila le respire, ferme les yeux, le goûte.

— Humm. Très bon !

— Moi aussi. Je le trouve très bon.

 

Edmond voit Mila encore envolée quelque part, retenue par un fil de soie accroché à un pied de la table où ils sont tous les deux.

— À quoi tu penses ? demande-t-il.

Mila pouffe et revient par là. Elle cligne des yeux.

— Hier, dans la maison des Niel, on a tous fini dans la cuisine autour d’un café.

— Hum.

— Ça ne sert à rien d’avoir une grande maison. Il faut juste une grande cuisine !

Edmond secoue la tête et ricane.

— Ça, c’est depuis qu’on tolère les bonnes femmes dans les discussions sérieuses. C’est pour qu’elles continuent à faire à bouffer.

Mila baisse les yeux et se recule dans sa chaise en riant.

— Tu ne crois pas si bien dire ! Mes parents ont fait rénover leur maison. Ils ont ouvert la cuisine sur le séjour. Alors ma mère, quand elle cuisine, elle va dans l’arrière cuisine, c’est-à-dire dans le garage pour ne pas salir. Elle a une cuisine d’apparat !

— Tu ne parles pas beaucoup de tes parents.

— Ouais, il va falloir un peu plus qu’un verre de champagne et qu’un verre de Bordeaux pour que j’aie envie de te parler d’eux !

— Je ne sais même pas d’où tu viens !

Mila réfléchit, équilibre.

— Je viens de Beaumont. Mes parents et ma sœur y sont encore.

— Tu as grandi là-bas ?

— Oui. Jusqu’à ce que je parte faire mes études. Allez, stop les questions sur le passé ! Revenons à l’histoire de la cuisine. C’est comme les salles de bains !

— Quoi les salles de bains ?

— On met les salles de bains dans les coins pour boucher les trous dans une maison. On les met dans les zones froides, sans soleil, sans lumière. Alors que ce sont les seules pièces ou presque où on se retrouve tout nu et où on se pèle...

Edmond sourit de plus en plus.

— Et donc, tu t’en es rendue compte toute seule, ce ne sont pas les seules pièces où l’on se déshabille. Il y en a d’autres aussi !

Mila a fermé ses yeux.

— Et il faut bien qu’il y en ait, des pièces dans les endroits pas intéressants. Sinon tu mettrais quoi dedans ? La cuisine où tout le monde se retrouve… ? C’est marrant comment tu peux à la fois dire des trucs super réfléchis et à la fois aligner tout un tas de conneries !

Il poursuit :

— Sinon tu te retrouves avec toutes les pièces au sud et un immense couloir tout le long de la maison. Remarque c’est ce que tu as ! Je comprends maintenant pourquoi tu as mis la salle de bains contre la cheminée et au sud ! Au moins tu dois apprécier de t’y retrouver toute nue !

Il hoche les sourcils d’un air aguicheur, Mila rougit. Il poursuit :

— Du coup je me demande encore plus ce qu’il peut bien y avoir dans ta pièce contre le talus ! Une face lumière, une face sombre. Comme la lune. C’est l’album de Pink Floyd [1] !

Mila lui tire la langue.

Un serveur les débarrasse.

 

Edmond pose son bras sur le dossier de Mila et s’approche de son visage. Il chuchote :

— J’aime bien quand tu es bécasse, au moins je trône bien à ma place !

Il reçoit un vif coup dans les côtes, étouffe un cri et replie son bras. Il l’étend à nouveau sur le dossier de Mila et sa main trouve sa nuque. Il la regarde. Elle a baissé ses yeux. Il glisse ses mains dans ses cheveux et tire sa tête contre lui sur sa poitrine. Il l’enlace et pose ses lèvres dans ses cheveux. Il la relâche et Mila se redresse sur sa chaise.

Edmond pose son bras sur le dossier et caresse son dos. À nouveau.

— Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ce week-end ? Je te laisse respirer samedi et on se voit samedi soir ? Dimanche, je vais avoir besoin de ma journée.

Mila cligne des yeux. Perdue.

— Je ne sais pas. Je n’en ai aucune idée.

Le serveur :

— Souhaitez-vous un dessert ?

Mila prend la parole.

— Un irish coffee, s’il vous plaît. Avec du déca.

Edmond la regarde, excité.

— Pareil !

Le serveur s’éloigne.

Edmond :

— Tu sais que je suis un expert en cocktails !

 

Ensuite le serveur amène les verres : deux mugs transparents sur pied avec la fine couche de liquide clair et épais au fond, le liquide sombre et large au milieu, et la crème fouettée en cône sur le dessus.

Mila touille les strates, les mélange.

Edmond crie :

— Mais qu’est-ce que tu fais ? Faut pas les mélanger !

— Eh !! Je fais comme je veux !

— Ce n’est pas un Irish coffee qu’il te faut c’est de la bouillie pour bébé !

— Edmond ! Je le préfère comme ça ! 

[1] Pink Floyd est un groupe de rock progressif et psychédélique britannique formé en 1965 à Londres. Il est reconnu pour sa musique planante et expérimentale, ses textes philosophiques et satiriques, ses albums-concept et ses performances en concert originales et élaborées. Le groupe a vendu près de trois cents millions d'albums à travers le monde. The Dark Side of the Moon (1973), est le troisième album le plus vendu de tous les temps, derrière Back in Black et Thriller. https://www.youtube.com/user/OfficialPinkFloyd

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