79 Cité Fondée - Ephémère

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De : Edmond VALLONE

Objet : Ce soir

Date : Lundi 20 Novembre 15 :02

À : Blanche MAGNAN

 

J’espère que ça va. Qu’est-ce que tu veux faire ce soir ?

Edmond.

 

De : Blanche MAGNAN

Objet : Re : Ce soir

Date : Lundi 20 Novembre 15 :10

À : Edmond VALLONE

 

Merci. Je vais bien.

Te rappelle plus tard, dois préparer un RV.

 

De : Edmond VALLONE

Objet : RV ?

Date : Lundi 20 Novembre 15 :12

À : Blanche MAGNAN

 

Professionnel ?

 

De : Blanche MAGNAN

Objet : Re : RV ?

Date : Lundi 20 Novembre 15 :15

À : Edmond VALLONE

 

Oui.

Les perso étaient occupés, depuis peu. Le sont encore ?

 

De : Edmond VALLONE

Objet : créneaux

Date : Lundi 20 Novembre 15 :18

À : Blanche MAGNAN

 

Le sont. Et le gars, pas toujours fin.

 

De : Blanche MAGNAN

Objet : Mô

Date : Lundi 20 Novembre 15 :21

À : Edmond VALLONE

 

Pas que.

Et dans ce sport, comme au golf, je suis meilleure que lui.

 

De : Edmond VALLONE

Objet : Parcours de golf

Date : Lundi 20 Novembre 15 :24

À : Blanche MAGNAN

 

Un parcours ? Avec lui ? D’accord !

 

De : Blanche MAGNAN

Objet : du temps

Date : Lundi 20 Novembre 15 :27

À : Edmond VALLONE

 

Surtout que j’aurais bcp de temps, si je perds mes clients, parce que je ne prépare plus mes RV…

 

De : Blanche MAGNAN

Objet : Edmond ?

Date : Lundi 20 Novembre 17 :49

À : Edmond VALLONE

 

De : Edmond VALLONE

Objet : oui.

Date : Lundi 20 Novembre 17 :55

À : Blanche MAGNAN

 

Je suis là.

 

De : Blanche MAGNAN

Objet : Ce soir ?

Date : Lundi 20 Novembre 17 :59

À : Edmond VALLONE

 

Aïe.

Ça veut dire que c’est à moi de causer.

Bon… Alors. Quoi te dire. Au minimum.

Humm…

Ben rien.

Sauf peut-être…

Si tu es encore d’accord…

À ce soir.

 

Mila.

 

De : Edmond VALLONE

Objet : À ce soir

Date : Lundi 20 Novembre 18 :02

À : Blanche MAGNAN

 

 Je t’appelle quand je pars.

Et au maximum, tu dirais quoi ?

 

De : Blanche MAGNAN

Objet : Songs

Date : Lundi 20 Novembre 18 :20

À : Edmond VALLONE

 

Au maximum ?

Je ne peux plus t’écrire… je suis dans un tunnel… !

 

Deux chansons, et dans cet ordre :

Demons par Imagine Dragons

Feel Again par OneRepublic

À tout à l’heure.

 

19 h 30. Le téléphone de Mila sonne :

— Allô !

— Mila, je suis parti, à tout à l’heure.

— À tout à l’heure, Edmond.

 

Mila tape à la porte d’Edmond.

Aucun « Entre » lancé du fond de l’appartement. Non, au lieu de cela, rien. L’attente.

 

Mila est dans un état second.

Un de ces états où les jambes portent, la voix module, le corps gère les servitudes : la respiration, les pulsations cardiaques.

En mode automatique.

Elle a débranché son propre pilotage. Elle l’a débranché dès samedi soir.

Si elle l’avait laissé, elle aurait rompu avec Edmond alors qu’elle était encore chez lui.

Elle aurait focalisé sa décision sur sa faute à lui. Elle se serait positionnée en victime une fois de plus. Martyr impuissante face à l’individu autre, qui n’a d’autre enjeu dans sa vie que de la faire disparaître elle, de l’isoler dans une cage.

Elle aurait passé le week-end dans l’appartement, le téléphone éteint, la TV allumée, à manger des chips et du chocolat noir. Et les semaines auraient suivi, pareilles.

Son pilotage, son libre arbitre comme on trouve écrit dans les livres, est mal paramétré pour ces cas-là. Il est paramétré sur le mode « survie ».

En fait il n’est pas paramétré, il est positionné.

Et il n’y a que deux positions possibles. Le mode « libre arbitre-survie » et le mode « corps pilote », ce qu’elle appelle pilotage automatique.

Et ces deux modes ne sont pas réglables. C’est soit l’un, soit l’autre.

Au lieu de cela, donc, et grâce au coup de fil de Fanny, elle a inversé la commande. De mode « libre arbitre » : c’est ma volonté qui s’applique, j’ai peur et je m’enterre, elle a positionné la commande sur le mode « pilotage auto » : laisse le corps et les évènements faire et advienne que pourra.

Au lieu de quitter Edmond et de se cloîtrer, donc, elle avait demandé un arrêt sur image, un temps mort, comme en sport collectif.

Un temps qui n’a rien de mort d’ailleurs, au contraire. Comme dans le cas des sports co., samedi soir avait été un temps de récupération de vie, de renaissance, de mutation avec l’étymologie en hébreu : mort au sens de changement d’état.

Au lieu de cela donc, elle était rentrée et partie aussitôt à la maison. Et une partie de la nuit et la journée suivante, elle avait travaillé dans l’atelier.

Le mot « travailler » du reste n’est pas adapté. Elle a évacué, transféré tout ce qui la brûlait à l’intérieur vers un objet bien physique. Elle l’a brassé, modifié, touché, déchiré, froissé, refondu. Toute cette énergie qui l’aurait consumée s’il elle l’avait conservée dans son corps, sur laquelle elle ne pouvait rien faire si ce n’est la laisser la dévaster, elle l’a transmise à ses mains, qui ont alors à leur tour façonné quelque chose, à l’extérieur, bien loin de son corps mais par lui néanmoins.

Devant la porte d’Edmond, en mode « advienne que pourra », elle attend que quelque chose se passe. Une idée lui vient alors, nébuleuse comme une galaxie dans la nuit, qu’Ariane et Bugatti ont quelque chose à voir avec ces histoires de modes.

 

La poignée pivote alors et Edmond ouvre. Pieds nus, les poignets de chemise retroussés sur ses avant-bras, la barbe de la journée sur le visage. Elle perçoit des odeurs de quiche chaude, de la musique aussi, la BO de 50 Nuances.

Il ne bouge pas, la main sur la poignée de la porte ouverte, il la regarde. Il baisse la tête, hésite, sourit, et dit finalement :

— Entre !

Mila avance juste un peu dans l’entrée de l’appartement. Le couvert est dressé, le four allumé.

Edmond approche son visage et l’embrasse doucement, juste des lèvres.

— Tu es gelée !

— Je suis venue à pied.

Il passe derrière elle pour fermer. Elle baisse ses yeux et son visage accompagne le passage de son corps à lui, entortillé dans ses effluves d’homme.

Il a gardé la main sur la poignée, penché sur le côté, il est intrigué.

Mila n’a posé aucune de ses affaires, son corps tourné vers lui, le regard fuyant.

Il lui dit doucement :

— Je te laisse t’installer, je vais prendre une douche.

— Edmond… !

Sa voix est jetée comme un cri sans en être tout à fait un. Elle lorgne son cou, ses épaules, les plis marqués par sa chaleur sur la chemise.

Edmond pince ses lèvres, il s’approche d’elle tout près et d’une voix langoureuse, il dit :

— Princesse, tu as un dessin pour moi ?

— Je les ai jetés !

Edmond balance la tête en arrière en riant.

— Oh ! Il y en avait plusieurs !

Il tend la main pour prendre son sac, mais elle le fait tout seule. Elle accroche son manteau à la patère et surprend le regard d’Edmond sur sa poitrine.

Dans l’entrée, ne pouvant plus se cacher par quoi que ce soit à dire ou à faire, ils s’observent. Mais à ce jeu, Edmond est le plus fort.

— Je vais donc prendre une douche...

Il tourne les talons, mais Mila pose la main sur lui, sur son côté. Il lui fait face alors de nouveau et la main de Mila glisse, sur son ventre, ses yeux se posent sur son torse, elle s’approche et vient lover sa tête dans sa gorge.

Edmond soupire.

— Combien de dessins as-tu fait aujourd’hui ?

— Sur mes croquis pour un client, j’ai été obligée de tous les jeter !

— Ça te vient comme ça ?

— Après tes mails, pendant que je devais préparer l’entretien.

Edmond la repousse.

— Il faut vraiment que j’aille prendre une douche.

Mila le libère, elle dit à mi-voix :

— Je voudrais… encore un peu de ton odeur.

Edmond fronce les sourcils.

— Je croyais que tu n’aimais pas les odeurs !

— J’aime… les tiennes.

— Viens, chuchote-t-il.

 

Ils mangent en silence.

Edmond :

— Ce n’est pas trop mauvais pour un plat tout prêt.

— Mmh !

Edmond rigole.

— Ça tombe bien, parce que j’en ai rempli mon congélateur. Et je n’ai pas pris de vin, je préfère qu’on se fasse une bonne bouteille le week-end.

— Je suis d’accord. D’ailleurs mercredi, c’est moi qui apporte à manger.

— Eh ! Je viens de te dire que j’ai le congélateur plein ! Je ne veux pas que tu amènes quoi que ce soit !

Mila fronce les sourcils. Edmond a posé sa fourchette.

— Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-il.

— Je veux… je voudrais qu’on partage. Je ne veux pas que tu me nourrisses.

Edmond secoue la tête, incrédule.

— Parce que je te fais manger un plat tout prêt quatre fois par semaine, je te nourris ?

Edmond reprend sa fourchette, Mila s’est renfrognée, embarrassée, elle dit :

— Je ne veux pas qu’il y ait des différends d’argent entre nous.

Edmond est abasourdi. Il secoue la tête.

— Euh… Mila. Tu crains que je ne t’envoie la facture ?

Il ricane. Pas Mila.

Mila :

— Je ne veux pas que tu me dises un jour une phrase du genre « après tout ce que j’ai fait pour toi » ou que tu te mettes à me faire des cadeaux attendant que je t’en fasse aussi.

Edmond la regarde, le visage le plus sobre, le plus posé possible.

Il essaie de ne pas paraître totalement consterné par ce qu’elle est train de lui débiter. Il se concentre sur elle, sur comment ça se fait qu’il y ait des trucs comme ça dans sa tête.

Mila, elle, se croit entendue, elle finit ce qu’elle s’est donné à lui dire.

— Je n’ai pas d’argent, je ne pourrai jamais te faire de cadeaux de toute façon.

Elle s’est arrêtée et le regarde comme on attend de recevoir une petite tape derrière la tête.

Edmond a froncé ses sourcils, il dit :

— Moi j’ai de l’argent et j’en fais ce que je veux ! Si je veux te faire des cadeaux, je te fais des cadeaux. Je fais des cadeaux à tout le monde, je peux t’en faire à toi. Et si je veux te faire des cadeaux, je te ferai des cadeaux… !

Il réalise soudain ce qu’il est en train de dire.

— Mais Mila, réfléchis deux minutes ! Le principe des cadeaux c’est de donner. Tu ne peux quand même pas m’interdire de te donner quelque chose si ça me fait plaisir. C’est pas possible un truc pareil ! Mais enfin d’où est-ce que tu sors ça ? T’es en train de m’expliquer que mes cadeaux te coûtent et que tu ne peux pas te permettre de m’acheter mes cadeaux. Mais, puisque ce sont des cadeaux… !

Il la regarde alors fixement.

Les yeux brillants, la lèvre supérieure gonflée, elle est prête à exploser.

Edmond murmure :

— Mais enfin, c’est qui qui t’a fait payer ses cadeaux… ?

Mila se cache, essaie.

Edmond :

— Écoute. D’accord, pas de cadeaux. Mais. Quand tu viens ici, c’est moi qui fournis la bouffe. Si tu veux apporter quelque chose, alors c’est un cadeau de toi, de ta part. OK ?

Mila hoche la tête à la fois gamine et professionnelle.

— D’accord.

— Regarde ! Le Bourgogne 2002 ! À ton avis il vaut combien ?

Mila ne sait pas.

— Et tu sais quoi, il paraît que je suis généreux. Tous mes potes n’arrêtent pas de me dire que je suis généreux. Eh bien tu ne sais pas : ton Bourgogne je l’ai bu et je n’ai pas l’intention de te le rembourser !

Mila est touchée, elle sourit, incline sa tête sur le côté.

Edmond :

— Ça t’a fait plaisir de nous faire ce cadeau ! Tu l’as dit toi-même ! Tu aurais voulu que je refuse de le boire ?

 

Elle le fixe alors à nouveau avec ce regard de ceux qui n’ont jamais vu la mer, qui l’ont là, tout devant les yeux, et qui cherchent quelqu’un à côté qui la voit aussi, pour se rassurer, se prouver que c’est bien vrai, qu’ils ne sont pas en train de rêver complètement.

Edmond :

— Dis-moi !

Elle sourit de son sourire merveilleux avec cet espace entre les deux dents, d’un sourire d’enfant, les yeux tout plissés.

— Moi !

— Est-ce que je n’aurais pas dû le boire, ton vin, celui que tu as amené pour nous ?

— Non, ça m’a fait plaisir que tu le boives avec moi.

— Voilà ! C’est ça un cadeau ! Un plaisir qu’on se fait à soi et qui, on l’espère, plaira à l’autre. C’est un truc à partager et qu’on partage.

Mila sourit encore. Ses yeux brillent, chargés un peu.

Edmond :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Truc. Tu dis toujours ce mot.

— Mila, donc toi tu aurais le droit de me faire des cadeaux et moi pas ! Tu t’attends à ce que je te les rembourse, tes cadeaux ? Je suis sûr que non ! Tu fais de vrais cadeaux toi aussi. Alors imagine que je t’interdise tes cadeaux, tous tes cadeaux…

Il la regarde alors intensément dans les yeux.

— Tu serais d’accord ?

— Non.

— C’est pour ça que tu ne veux pas rester, pour l’eau chaude, l’électricité… ?

Mila ne lui répond pas, il attend, laisse un silence pesant pour qu’elle cède, et elle cède, un peu, serrant fort ses paupières.

— Pas que.

Mila baisse alors la tête en avant, elle rigole. Il dit :

— Pourquoi tu ris ?

— Tu dois me prendre pour une dégénérée.

— Depuis quand tu te soucies de ce que pensent les autres ?

Elle sourit, Edmond dit :

— Ouais, y’a des couples qui passent leurs soirées à regarder la télé, y’en a qui font que baiser… pardon, se faire des câlins et puis il y en a qui se font la liste de tout ce qui est interdit ou obligatoire entre eux.

Edmond se lève et commence à débarrasser. Il dit :

— Allez, amène-toi. Ce soir c’est Castle. On est encore bons pour le second épisode.

 

Ils débarrassent, éteignent les lumières et se coulent l’un contre l’autre devant la télé avec deux viennois au chocolat.

Un peu avant minuit, Edmond dormait, Mila est partie.

Mais juste avant, elle s’est approchée de lui.

— Je suis un insecte, un éphémère, Edmond. Et toi tu brilles même la nuit. Si je reste, je vais cramer. Je n’ai pas le choix, je sais que tu peux comprendre. Dors bien, mon Ange, fais de beaux rêves.

Elle a pris la main d’Edmond entre les siennes, celle avec les bobos, elle a déposé un baiser au creux, elle a dit « je t’aime » et elle est partie.

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