83 Cité Fondée - Rubens et Ingres

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Ils entrent dans l’appartement, Edmond se défait, Mila hésite, se défait finalement. Le sac de sport est dans l’entrée.

Il se verse un whisky, un de plus, elle, un verre d’eau.

Mila, l’air de rien :

— Est-ce que ça va ?

Edmond souffle, met ses mains croisées sur le haut de son crâne et s’étire.

— Hum !

— Tu ne t’attendais pas à voir Christophe, dit-elle.

— Hum.

— Et tu savais que lui, il me reconnaîtrait.

— Hum. T’as faim, tu veux manger un truc ?

— Truc ! Elle rit. Non, merci. Je n’ai pas faim.

— Boire un truc ?

Mila montre le verre d’eau.

Edmond s’attable sur l’îlot à côté d’elle. Il dit :

— On n’a pas eu le temps d’en parler. Mais tu étais bien habillée ce soir. Tu es ! bien habillée ce soir.

Mila avec une grimace.

— Ouais, je suis une fille en fait !

Puis émue, à voix basse, elle dit :

— Merci.

— Tu sais t’habiller, en fait !

— Oui. Tous les jours.

— Tu sais ce que je veux dire.

Mila joue avec son verre, s’assoit sur une chaise et ne dit rien. Edmond poursuit, des sourires pétillants dans les yeux comme des bulles de champagne.

— Ça se voit que tu aimes les jolies choses, dit-il.

— Je crois que toi aussi.

Edmond lui attrape le poignet.

— Viens ! Je veux te montrer quelque chose.

Il l’entraîne d’autorité dans la chambre et allume la lumière.

 

Elle n’a jamais trop vu la chambre en fait.

Le lit est haut et immense, comme celui de l’hôtel. Une cloison du mur est recouverte de portes de placard coulissantes. La fenêtre large et basse comme celles du séjour donne sur le parc. À côté d’elle, une chaise, et dans l’angle opposé une commode basse en bois noir, avec des BD posées dessus, une pile de linge de sport probablement, et au-dessus un tableau.

Mila retient un cri, elle regarde Edmond, les bras croisés, adossé et souriant contre l’encadrement de la porte. Elle s’approche.

Un dessin au fusain et légèrement coloré sur une toile très tramée de couleur beige grège. Une scène de chasse au lion à la manière de Delacroix, mais ce n’est pas un Delacroix, l’ensemble harmonieusement encadré par un bois noir mat et un large passepoil blanc pur presque lisse. Elle examine la signature et l’inscription sur le cadre.

— La Chasse au Lion, de Rubens [1], dit Edmond.

Mila soupire.

— C’est beau !

— Je trouve aussi. La première chose chère que je me suis payée. Super chère même !

Il rit.

— C’est vrai que tu aimes la peinture. Les lions ! Mila sourit.

— Il était déjà là… les autres soirs ? demande-t-elle.

— Il a toujours été là.

 

Attablés sur l’îlot de nouveau, Edmond plus calme, plus grave, dit :

— Tu fais quoi ce soir ? Tu rentres ?

— Je ne sais pas.

Edmond rince les verres, les pose sur l’égouttoir et, détourné, il demande :

— Tu veux qu’on sorte, qu’on aille au ciné, qu’on aille manger quelque part?

Mila hausse les sourcils.

— Euh je ne sais pas… je voudrais… revoir le tableau, un peu.

Edmond glousse.

— Fais comme chez toi…!

Mila retourne dans la chambre. Près du tableau, fébrile. Les mains tantôt dans les poches, tantôt sur la bouche, elle le décortique. Edmond la scrute, moitié saoul, moitié intrigué. Mila est toute chamboulée.

Edmond :

— Y’a des soirs où le temps nous presse, il faut prendre la douche, digérer la journée, préparer à manger, s’engueuler…. Et puis y a des soirs comme ce soir. Il est quoi, neuf heures et demi ? Mais qu’est-ce qu’on va faire de tout ce temps ?

Mila rit.

Edmond :

— On se met la télé ?

Mila fait une moue.

Edmond :

— D’accord, pas la télé ! Au lit direct ?

Il l’interroge, le regard en biais, un large sourire sur les lèvres.

Mila secoue la tête.

Edmond :

— Non ? Pas, non plus ! Bon… ! Alors quoi ? Quoi le PC ? Un peu de musique ? Tu veux qu’on mette de la musique ? OK ! 

Puis suspicieux, il dit :

— Robin Schulz, tu veux Sugar ? Non ? Quoi alors ?

Mila, dans un hochement d’épaule :

— Je voudrais qu’on danse.

— Qu’on danse ? Tu veux qu’on danse ? Ici !?

Edmond la regarde, regarde la pièce et se gratte le crâne.

— Euh… ! D’accord. Et tu veux danser sur quoi ? Quel genre ? Contre moi, loin de moi… ? Tu veux quoi ?

Mila baisse la tête, en riant.

Edmond :

— Au fait, on n’a pas parlé des titres que tu as mis dans ton mail. Celui de Imagine Dragons et celui de OneRepublic.

— Mmh.

— J’aime bien.

Elle sourit.

— Je me demandais s’il y avait un message derrière ces deux choix.

Le haut du corps de Mila s’affaisse et dépitée, elle dit :

— Edmond, si j’avais voulu que les choses soient claires, je te les aurais détaillées dans le mail !

— Ah ouais.

— Ben ouais !

— Hum. Je n’aime pas trop les trucs pas clairs.

Mila détourne la tête, déçue. Edmond se justifie :

— Si Lynda avait eu droit à la parole ce soir, elle t’aurait expliqué que je suis plus un Casanova qu’un grand romantique.

— Mais elle n’a pas eu droit à la parole.

— Je croyais que tu ne comprenais rien à l’anglais.

— L’anglais est obligatoire en école d’ingé’.

— Ah ! Donc tu connais bien.

— Non ! Je ne connais pas bien. Je fais traduire le texte des chansons par des moteurs de recherche quand j’aime bien la musique. Je n’ai aucun intérêt pour les langues étrangères. Les langues ça sert à causer avec les autres gens et moi les gens, j’aime pas ça. J’aime pas les gens, j’aime pas les enfants, j’aime pas les chiens... Voilà !

— Bon ! Tu vas pas déclencher une guerre pour une histoire de langue, hein ? Il rit. Tu veux quoi ? Qu’est-ce que tu veux ?

Mila s’approche du PC, les mains dans les poches arrière de son jeans.

— T’as pas un peu de tout ? Un mix.

— Si j’ai ça. Tu ne veux pas que je chante des fois ?

— Si tu chantes, je ne peux pas danser avec toi.

— Ouais, c’est tout le problème. Enfin… pour toi…

— Et Vallone, tu me saoules avec tes comparaisons à la con. J’en ai marre de tes comparaisons à la con. J’en ai marre que tu me regardes comme l’exception qui confirme la règle. C’est comme… putain, comme Ingres [2], quand il a vu se radiner les Impressionnistes. Putain. Tout ce qu’il a été capable de faire, c’est de les comparer avec ce qu’il connaissait, avec son petit monde étroit et bien rangé à lui ! Putain ! Je ne suis pas en train de dire que je suis un tableau impressionniste, mais putain, arrête de me regarder comme un alien dans ton univers, ça me gonfle. T’as compris ? Merde alors !

Edmond sourit franchement.

— J’en étais sûr ! Tu t’y connais en peinture !

Mila se cache.

Edmond :

— Et là, tu vas me sortir une phrase de dix mots, avec cinq ou six « putain » dedans.

— Faut que je la trouve toute seule la musique ?

— Non, eh ! C’est bon, j’ai ce qu’il te faut. Mais je vais le faire comme il faut.

Il pousse le canapé contre la bibliothèque, allume une lampe sur pied, éteint le plafonnier. Il pianote à nouveau sur l’ordinateur.

— Est-ce que tu veux un Irish Coffee ? demande-t-il.

Mila ricane et secoue la tête.

— Dommage ! Allez, viens par-là !

I'm with You d’Avril Lavigne se lance alors.

 

Edmond attend Mila, il attend qu’elle vienne dans ses bras.

Il va la faire danser ce soir, sûr, tranquille. Tous la connaissent désormais, ils savent qui elle est. Il n’y a plus de hics possibles. La route est balisée. La récré peut continuer.

Ce soir, il mènera, tout gonflé d’aise, sécure.

Il a un pote à la maison ce soir, un copain avec qui il baise. Ouais ! Le sourire aux lèvres, drogué au whisky, shooté au risque pris d’avoir ramassé une fille différente, étourdi aussi au respect qui lui est tombé dessus, pour elle, pour sa délicatesse. Elle, la mégère, qui parle comme un charretier, le kaléidoscope qu’elle est, bourrée ou sobre, petite fille tellement fermée ou sorcière pyromane, une sorte de nana lumineuse tellement vénéneuse parfois.

Une amie. Une amie avec qui il couche. Un plan cul amélioré.

Il est bien dans le chaudron du désir de Mila, dans les gros bouillons de sa peau, dans les gazouillis ronds qui s’échappent de sa gorge. Il est bien, excité de pouvoir saisir son corps à pleines paluches, sur les vêtements, sur ces creux qu’elle a de partout. Il retarde le moment où il posera ses doigts sur elle, profite avant que la chimie ne le cueille trop vite et trop bas.

Il connaît Mila, il sait comment la rendre folle de lui. Et ce soir, il sera le type langoureux.

Elle n’a pas bu, cela ne tiendra qu’à sa manière qu’il aura de lui faire l’amour. C’est cela qui la réchauffe et cela ne met pas longtemps. Il a un pouvoir sur elle. Elle, l’amazone auto-captive, qui n’ouvre sa porte à personne, flotte comme un drapeau au vent dans ses bras.

Alors ses mains avalent sa peau. Et quand Mila ronronne, son corps tout drapé de lui, l’idée lui vient un instant qu’elle le tient un peu, elle aussi.

 

Edmond a pris la place de Mila dans la salle de bains.

Elle s’est assise sur le canapé, puis allongée, et petit à petit endormie.

 

Quand Edmond revient, il la réveille doucement.

— Je ne vais pas te laisser dormir chez moi sur le canapé. Donc maintenant soit tu rentres chez toi, soit tu dors dans ma chambre et avec moi !

Mila hésite et convoque Ariane. Mais ce soir, Ariane est en tests elle aussi, alors Mila se laisse emmener.

Edmond se déshabille, s’allonge et lui tourne le dos. Il lui laisse la moitié du lit, un oreiller, et la liberté de décider de ce qu’elle veut faire.

Mila enfile les superbes chaussettes de sport taille 43-47 coupées à l’élastique qu’elle avait dans le sac et se glisse sous la couette.

Il l’entend s’apaiser, trouver ses marques dans son lit, avec les volets ouverts, les lumières et les bruits de la ville dehors, les odeurs, la texture des draps et le Rubens.

Elle a décidé de rester et de s’endormir. Mais loin de lui. Et la main d’Edmond est juste là pour sentir du bout des doigts la cuisse de Mila et tout son corps allongé tout autour. Juste pour vérifier qu’elle ne s’est pas évaporée. Encore.

 

Edmond ouvre les yeux, et respire la bonne odeur de beurre et de sucre.

Le jour est levé, les draps sont encore tièdes.

Mila a ramené des viennoiseries.

Les fringues d’Edmond sont posées pliées sur une chaise de la cuisine. Même sa chemise. Mais il n’y en a plus aucune à Mila.

[1] Peter Paul Rubens (1577-1640) est un peintre baroque flamand, il peint « d'instinct plus porté aux grand travaux qu'aux petites curiosités ». https://ninerouve.wordpress.com/la-maison/le-monde/peintures-et-sculptures/#rubens

[2] Jean Auguste Dominique Ingres est un peintre français (1780 -1867). Il appartient au mouvement néo-classique du XIXe siècle. Son esthétique est celle d'un idéal de beauté fondé sur les harmonies des lignes et des couleurs. https://ninerouve.wordpress.com/la-maison/le-monde/peintures-et-sculptures/#ingres

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