95 Le Violon d'Ingres - Le Dresseur d'Ours

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— Mila !

9 h 17. Edmond est seul dans le lit. Il crie, sa respiration est rapide, il est en colère.

Mila passe alors la porte de la chambre, les yeux encore pleins de sommeil, dans son pyjama, les cheveux en bataille. Elle s’assoit près de lui. Elle dit :

— Bonjour !

— Où t’étais ?

Dans une grimace comique, elle dit :

— Faire pipi… !

Edmond tourne la tête vers la place vide et touche les draps. Il soupire fort et bascule sur Mila, la tête sur son ventre. Puis sans un mot, il quitte la chambre.

Il prend une douche, longue, tranquille, et quand il sort la table est mise, beurre, confiture, les couverts, le jus d’orange sont sortis.

Edmond :

— J’ai beaucoup dormi. Tu aurais dû me réveiller.

— Je dormais moi aussi. Je ne sais pas où tu as du pain.

Ils déjeunent en silence.

Mila :

— C’est raté pour l’ouverture des supermarchés. On ne gagnera pas la course.

— Ouais. Blanche, je n’ai pas envie de sortir. On fera pizza ce soir.

Mila glousse dans son assiette.

 

Ils débarrassent, se brossent les dents. D’abord Mila parce qu’Edmond est au téléphone avec ses parents. La conservation est expéditive. Il énonce son absence pour le lendemain sans explication.

— Edmond, as-tu de quoi faire un dessert pour ce soir ?

— Non. J’ai rien.

Sa voix a quelque chose de définitif. Il dit :

— Il va falloir que j’aille faire des courses. Je n’ai même rien pour moi, pour la semaine et rien non plus pour nous, pour ce week-end.

Edmond s’avachit sur le canapé et allume la TV, les télé-achats, les émissions jeunesse.

Mila s’assoit près de lui, hésite à s’approcher, elle dit :

— Est-ce que je peux… ?

Edmond éteint la télé. Il ouvre son bras et Mila se colle contre lui.

— Tu aurais dû me réveiller hier soir, cette nuit. Je ne dors jamais autant d’ordinaire, dit-il.

— T’étais bien et j’étais bien aussi.

Edmond soupire fort, la serre contre lui.

— Je vais aller me raser.

— Non… ! Enfin… en tout cas pas pour moi, j’aime bien ta barbe.

Il passe ses doigts dans ses poils, se frotte.

— Je vais te piquer.

— Elle a passé ce stade, elle est toute douce maintenant.

 Il la serre encore, ils s’étreignent longtemps.

 

Alors les mains de Mila se mettent en marche.

Le long de la lisière de son t-shirt, dans son cou, le long des poils longs et doux de sa barbe, autour de ce tout petit bout de mamelon qui pointe sous le coton. Il sent son souffle chaud et ses lèvres sages. Il perçoit les notes tendres qui s’échappent de sa gorge, comme des bulles de savon multicolores, libres et légères. Il desserre ses bras, lui donne de l’espace. Il appuie sa tête contre le dossier et se laisse aimer, laisse la sérénité déborder doucement et imprégner chaque morceau de lui. Il se laisse sculpter par Mila, par ses intentions, ses initiatives. Il se confie à ses bons soins. Il la sait inquiète, sait qu’elle s’applique, sur le fil entre son plaisir à elle et ce qu’elle ne sait pas de lui.

Elle murmure :

— Est-ce que ça va ?

Mais Edmond ne répond pas. Il incline la tête contre le sienne, s’appuie sur elle. Il se laisse envahir par cette volupté continue et progressive, se laisse recouvrir par ce manteau d’amour que Mila dépose sur lui.

Il est bien.

Ensuite il sent précisément les caresses de Mila devenir plus dures, son visage s’éloigner et revenir précipité, sa bouche l’embrasser plus fort. Elle tient son visage dans ses mains et il la voit elle, ses paupières verrouillées, ses sourcils froncés. Il perçoit ses notes les plus graves, ses expirations sombres, et ses baisers ensorcelés qui font bafouiller son cœur.

Alors quelque chose de rond, de doux, de chaud emplit son ventre. Il respire mieux. Avec tout son corps de dunes douces contre le sien, il se rassure. Encore.

Dehors, le bruit d’une voix dans un mégaphone les agresse.

— Et oui, Mesdames et Messieurs, et vous les enfants, le cirque Zlatan donnera deux représentations aujourd’hui et demain…

Edmond :

— Tu veux aller au cirque ?

— Non. Je veux rester. Le dresseur d’ours contre moi.

Edmond l’embrasse, les yeux fermés, il n’a envie de rien d’autre. Juste prolonger ces préliminaires, ces pré-préliminaires. Il est calme, tient bon face la confusion de ses sentiments. Il profite. Ils ont le week-end ensemble. Tout va bien.

Mila murmure :

— J’ai les mains froides ?

— Non.

Il l’embrasse sur le front.

— Tu veux qu’on aille faire les courses ? demande-t-il.

— Non… je suis bien.

— Y’a pas trop de lumière, tu n’as pas froid ?

Mila s’est écartée de lui, elle a arrêté de respirer.

— Excuse-moi… pardon.

Edmond ne comprend pas. D’instinct, il saisit son poignet.

— Excuse-moi quoi ?

Mila s’est levée, mais Edmond la retient fort. Il la découvre très gênée, alors il comprend.

— Non. C’est pas ça. Je m’attendais à ce que tu me demandes de fermer les volets ou de mettre de la musique ou qu’on aille dans la chambre… Je sais que tu n’aimes pas les positions inconfortables…

Mila le regarde abasourdie, et d’une voix plate, elle dit :

— Hein non j’étais bien tout m’allait bien je n’avais besoin de rien.

Edmond, avec une main puis l’autre, comme on ramène une corde, ramène Mila contre lui.

— Excuse-moi. Viens ! Remets-toi comme tu étais.

— Euh non, Edmond. Pardon. Je n’ai pas l’habitude… Elle ricane. Excuse-moi. Allons faire les courses, ça vaut mieux !

Son corps s’est tout rembobiné.  

— Mila ! C’est rien.

— Rien ? J’dirais pas ça !

— Et stop, débranche la machine.

— Quelle machine ?

— Ariane, débranche Ariane !

— Ah ! elle ricane. Elle a un mode autonome en cas de grosse grosse panne !

— Eh ! Regarde-moi ! Mila !

— Peux pas…

Il prend alors son visage entre ses mains et l’embrasse doucement.

— C’est moi qui dois m’excuser. Y’a que toi qui arrives à jouer le jeu. Je n’ai pas vu que t’étais… J’étais dans mon truc… je veux que tu sois bien… je voulais être sûr que tu avais tout ce qu’il te fallait. Je n’avais pas vu que t’étais déjà bien. 

Il souffle profondément. Et certainement parce qu’il commence à aller bien et que c’est un impulsif idiot, il dit :

— Je ne savais pas que j’avais invité un ours nymphomane.

Il pince ses lèvres.

Quel con, mais quel con tu fais !

Mila rentre sa tête dans ses épaules, écarquille les yeux, détourne son visage.

— Merde. Non, Mila, je suis désolé. Je dis n’importe quoi !

Alors Mila éclate de rire, d’un rire d’enfant à qui l’on fait des chatouilles, son rire à elle, balançant sa tête en arrière. Une crise de rire, un rire fou. Pliée en deux à présent devant Edmond dépité.

— Ouais ! Non, écoute, sincèrement, je suis content que tu sois bien.

— Oui… j’étais bien.

Il lui murmure alors, langoureux :

— Qu’est-ce que je peux faire pour que tu le sois de nouveau.

— Hum ! Tu vas galérer un moment !

— Pas sûr ! Ma bite t’intéresse un peu. C’est une bonne nouvelle ! Je sais que tu la surveilles.

Mila ne rit plus, sourit encore, d’un rictus nerveux.

— C’est très agréable de se savoir désiré…

— C’est sûr !

— Je suis désolé Blanche, vraiment !

— C’est mon quatrième râteau.

— Quatrième ?

— Mmh ! Trois la semaine dernière et un maintenant. Tu visualises le coup du râteau ?

Elle mime le mouvement du manche vertical de l’outil qui vient s’incruster entre les deux yeux louchants.

— Oui je visualise bien !

— Même pas quatre, cinq ! Il y a Marzal aussi. Où tu m’as mise dehors toute mouillée… !

Mila ferme alors à nouveau les yeux.

Il regarde cette femme, cinéma à domicile, en train de quitter le sol par une volée d’escaliers imaginaire, de réplique en réplique.

— Ça y est ? T’as fini ? On met un peu de musique ou tu vas arriver à te calmer toute seule.

— Ça t’est déjà arrivé de faire ça et qu’à la fin, la nana soit un glaçon souriant !

— Franchement ? Non !

Edmond éclate de rire.

— Allez, arrête. J’étais pas glaçon du tout. C'était très dur. Tu es… efficace !

Mila, la voix vibrante, prête pour un nouveau fou-rire.

— Très dur...

— Allez Ariane, va faire un tour ! Laisse-moi seul avec Betty Boop !

— C’est qui encore celle-là ?

— Bugatti, Betty Boop, Bébé ! Toutes en B comme Blanche ! Je mets de la musique, ne bouge pas !

 

Bon Jovi chante ensuite Bed of roses.

Edmond repousse le canapé, le pouf, et pianote sur son téléphone. Puis il ferme les deux volets, ne laissant qu’un rail de lumière fade.

— Voilà, il va faire nuit dix heures de plus.

Il avance ensuite vers Mila, joueuse encore. Il pose sa tête sur son front, effleure juste ses doigts. Il dit :

— Tu es glacée.

— Tu m’étonnes…

Et puis il amène sa main sur sa poitrine, contre son cœur.

 

Il sait qu’il est celui qui la calmera, celui qui la ramènera dans le chaudron du désir.

— Putain !

— Magnan, tais-toi !

— Pourquoi ? Ça te coupe tout quand je cause !

— Ça m’excite ! Tu veux vérifier ?

Edmond présente la paume de Mila à ses lèvres, et droit dans les yeux, il l’embrasse.

Mila ferme ses yeux, elle chuchote :

— Edmond…

 

Combien de temps a-t-elle mis pour basculer. Qu’a-t-il fait ?

Edmond, son corps, son esprit se saturent de félicité. De ce truc qui irradie en étoile, qui est chaud, rond et lumineux.

Cela fonctionnera toujours entre eux. Cette machine ronronnera toujours. Aussi sûre et prévisible qu’une horloge. Leur corps et le jeu de leurs intentions trouveront toujours leur place dans cette machinerie.

 

Alors Mila se redresse comme une armée en marche. Elle se hisse sur la pointe de ses pieds. Edmond sent une pression légère sur sa gorge. Un baiser. Juste une intention.

Juste un « Je t’embrasse ».

Un « Je t’aime ».

Je sais.

 

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