Chapitre 11 : Sacrée soirée !

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« On retient pour toujours ce qui nous échappe à jamais. Quel sombre paradoxe. »

La petite sonneuse de cloches, Jérôme Attal

— Tu n’avais vraiment pas d’autre idée pour occuper ton samedi soir ?

Claire regardait Cécile avec une commisération à peine forcée tout en prenant la pose devant la glace, parée de son couvre-chef, dernière acquisition de son après-midi shopping.

Cécile resta indulgente tellement elle appréciait de profiter de l’exubérance de Claire qui déployait de grands efforts pour lui remonter le moral. Et elle était tellement adorable dans ce haut bleu nacré et cette jupe plissée blanche qu’elle faisait tournoyer de temps en temps avec enthousiasme, comme une enfant.

— Un baby-sitting ? C’est l’argument le plus lamentable que j’ai entendu pour ne pas sortir en ville entre filles !

— Cela arrive à des gens très bien, tu sais de faire du baby-sitting ?

— Laisse tomber, Céc’, « responsabilité » ne fait pas vraiment partie de son vocabulaire.

— Non, « Responsabilité », Bastien, c’est du domaine de la littérature, du genre choix cornélien ! déclama Claire en s’étalant de tout son long sur son lit.

— Qu’est-ce qu’elle raconte ?

— Elle cherche juste à faire son intéressante, ne fais pas attention. Continue tes devoirs, toi ! Tu n’avances pas, là !

Thomas repiqua du nez sur ses cahiers, à contrecœur.

— Tu vas rester longtemps à camper chez eux ?

— Aussi longtemps qu’elle le voudra. Et ce n’est pas ton problème ! le houspilla vivement Claire avant que Cécile n’ait l’idée de se sentir embarrassée ou parasite.

— Tu vois, vous en faites pas un plat avec ses parents, pour elle. Elle aussi a la permission de traîner chez les autres…

— Oui mais elle, elle a été invitée. Toi, tu es plus du genre à t’incruster sans y avoir été invité.

— N’entre pas dans son jeu ! s’énerva Bastien. Il doit finir ses maths ! Et trouve-toi une occupation, une activité concrète au lieu de faire l’idiote !

Claire ne releva pas, mais ses yeux prirent cette coloration vague qu’elle avait parfois dans le regard quand elle semblait ailleurs. Elle se roula sur le côté et dévisagea Cécile derrière ses mèches, la moue boudeuse.

— Et je vais faire quoi, moi, de mon samedi soir ?

— Tu n’as pas la fin du brevet à fêter ?

— Tu parles, on ne fait pas de fête pour le brevet, tout le monde a le brevet même avec des résultats merdiques en maths, siffla-t-elle avec dédain.

— Si tu parles de venir avec nous, je te dis tout de suite c’est niet, pot de colle, prévint Bastien.

— Mathieu ne dira pas non, pas à moi !

Bastien n’essaya pas de la détromper et se tourna vers Cécile qui étudiait en détail une carte touristique quadrillée de la ville pour essayer de voir où se situait son babysitting. De la vieille école. Elle semblait ignorer l’invention géniale du téléphone portable et de la navigation googlemapséienne. Ses doigts tâtonnants cherchaient l’intersection qui déterminerait son parcours. Appliquée, le front plissé, limite si elle ne tirait pas la langue.

— Le quartier de la Plume ? Ma copine habite dans ce coin, je connais bien, c’est pas si loin que ça d’ici, assura Claire par-dessus son épaule.

— D’ici peut-être mais c’est quand même à une bonne demi-heure à pied de chez moi. Je vais devoir prendre un bus.

— Sinon, la marche, c’est bien aussi. Il n’y a que ça de vrai, crois-moi ma grande.

— Quel âge ont les enfants que tu vas garder ?

— Ce sont trois filles de 12, 10 et cinq ans. J’ai eu leur mère au téléphone, hier, Madame Fralin. Elle paraît super sympa. Mais un peu bizarre. Ça ne semblait même pas la déranger qu’une parfaite inconnue vienne garder ses enfants.

— Sympa et ouverte. C’est déjà un bon point, approuva Claire. Vous avez parlé salaire ? Attends, râle pas, c’est le minimum quand même !

— Comme si tu avais déjà fait du babysitting !

— Eh, toi tu n’as gardé que tes cousins jusqu’à présent ! On ne peut pas vraiment dire que cela compte !

— Voilà, rue Quinquart ! J’ai trouvé !

Cécile leva la tête de sa carte, victorieuse, et constata que les lèvres de Bastien s’étaient crispées en une ligne fine nerveuse. Il avait l’air troublé, désolé pour Cécile, déjà sûr de cette autre coïncidence qui s’acharnait selon sa logique immuable.

— Humm, Cécile… Il y a une très forte probabilité pour que tu fasses du babysitting chez Florian ce soir.

Le jacassement de pie de Claire se brisa aussitôt, les deux filles le regardaient abasourdies, Cécile le sourire un peu bancal qui n’assimile pas encore avant de s’évanouir lentement.

— Comment peux-tu dire un truc pareil ? Ce n’est pas drôle. Le nom n’est même pas le même.

— Justement… Fralin, c’est le nom de sa mère, il ne porte pas le même. Notre entraîneur a déjà fait la gaffe une fois à ce sujet. Florian voulait profiter de ce weekend pour essayer de recoller les morceaux avec Chloé, sa mère devait sûrement trouver une baby-sitter pour ses trois…

— Tais-toi, arrête !

Cécile n’écoutait déjà plus et marchait de long en large à travers la pièce. On ne distinguait plus son visage, à-demi caché à travers ses longs cheveux, mais le grondement sourd émanant de sa gorge ne laissait aucun doute sur sa réaction. Claire la suivait des yeux, hésitant entre inquiétude face à sa réaction et hilarité franche.

— Tu peux encore décommander, tu sais.

— Je n’ai pas l’habitude de laisser tomber les gens, sa mère va avoir un mal fou à trouver quelqu’un à la dernière minute.

— C’est bien ton problème. Tu ne sais pas dire non.

Cécile se posta face à eux, mains sur les hanches, dans un soudain calme olympien.

— De toute façon, il ne sera pas là, ce n’est pas lui que je vais garder, ce sont ses sœurs opposa-t-elle à voix haute à ses réticences. Ça va le faire.

— Qui essaies-tu de convaincre ? interrogea Claire, sourire aux lèvres.

Cécile ne répondit pas, poussa un gémissement de frustration et s’enfouit sous les couvertures, décidée à ne jamais en ressortir. Claire et Bastien échangèrent un regard entendu. Thomas enveloppa la bosse que formait Cécile d’un sourire mesquin.

— C’est une blague ?

— Je ne pense pas, non.

— Il y a quelqu’un qui lui en veut à ce point, c’est pas possible.

— Ouep.

— Dis, pour samedi… Je peux venir, moi aussi ? tenta adroitement Thomas.

— Non, mais ça ne va pas ? Tu as 11 ans ! C’est non ! N’en rajoute pas, finis cet exercice !

Cécile inspira un grand coup et se pinça pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas. Mais non, c’était bien au 35 rue Quinquart qu’elle avait rendez-vous et les noms Fralin / Maurel – « même nombre de syllabes, mêmes sonorités, seulement 2 lettres de différence » –, la narguaient en toutes lettres. Pourquoi moi ? se demanda-t-elle. Puis elle se morigéna. Allons, un peu de courage, s’encouragea-t-elle pour la quatrième fois.

La porte s’ouvrit sur une jolie femme blonde avec des yeux bien plus lumineux que ceux de son fils. Tout le portrait de sa mère. Enfin, les yeux verts menthe en moins.

— Cécile, c’est cela ? Bonsoir, vous êtes à l’heure, c’est parfait. Mais j’oublie mes bonnes manières, se reprit-elle en lui tendant la main. Madame Fralin, mais appelez-moi Clotilde, je vous en prie. Ah au fait, j’en profite pour te tutoyer si cela ne te dérange pas, embraya-t-elle sans aucun intermédiaire entre le « tu » et le « vous ». Excuse-moi ma tenue un peu bric-à-brac, je n’ai pas fini de me changer.

Effectivement. Clotilde défendait un curieux mélange de deux styles diamétralement opposés en portant une ravissante jupe noire longue de cocktail et un haut mauve informe à la propreté douteuse, zébré de trainées colorées. Mais elle le faisait avec un naturel et une aisance tels que Cécile décida que Clotilde Fralin lui plaisait, en dépit de l’attitude rédhibitoire de son fils.

— Viens je vais te présenter les filles. Normalement il n’y aura pas de problème avec elles, je les ai briefées dans ce sens. Mais n’hésite pas à pousser une gueulante et d’y mettre la dose si elles en font trop, je sais qu’elles vont te tester, je les connais comme si je les avais faites, s’esclaffa-t-elle gaiement. Les filles, venez dire bonjour à Cécile !

Un instant de flottement. Trois filles d’âge et de taille disparates déboulèrent ensuite dans un concert de piaillements et de claquements de porte. Toutes trois blondes aux diverses teintes s’étalant du blond doré des blés à la couleur sable dissimulée sous les rochers. La plus âgée avait un sourire de gosse d’effrontée que Cécile n’aima pas beaucoup, allez savoir pourquoi. La deuxième que sa mère présenta comme Clémentine, alias Clem, avait 10 ans et l’allure sage avec ses nattes d’écolière, bien trop sage d’ailleurs, ce qui était louche. À tous les coups c’est elle qui posait le plus de problèmes malgré son air vif et éveillé. La dernière, de quatre ou cinq ans à tout casser, regardait Cécile avec un air de défi apeuré en suçant deux de ses petits doigts, ceux du milieu. Elle connaissait cet air.

Oh non. Les trois sœurs lui rappelaient chaque posture de Florian. Où sont les issues de secours dans cette baraque ?

— Les filles, Cécile, Cécile, mes filles. Vous avez intérêt à ce que Cécile me fasse un rapport satisfaisant quand je rentrerai d’accord ? les menaça-t-elle. Sinon vous aurez affaire à votre père qui est beaucoup moins conciliant que moi, pas vrai mesdemoiselles ? Zoé, je compte sur toi, ma grande.

— Oui Maman, répondit la pré-adolescente fière comme un pape, nimbée de l’aura de l’autorité sur ses cadettes.

— Par ici, je vais te montrer les lieux. La cuisine, n’hésite pas à te servir dans le frigo, pas de souci pour cela. Le salon et sa télévision, indispensable. Ah en fait, nous avons eu quelques coupures ces derniers temps mais rien de grave. Nous devons être les bêtes noires d’EDF vu le nombre d’appels que nous leur avons passé et la multitude de techniciens qu’ils nous ont envoyée sans rien trouver. Ce n’est pas un problème de puissance programmée et rien ne cloche au niveau de l’installation électrique. C’est peut-être une question de survoltage au niveau de nos appareils mais nous cherchons encore. Rassure-toi, cela doit faire bien trois semaines que nous n’avons rien eu et nous touchons du bois. Enfin si cela devait se reproduire, j’espère que cela ne te tombera pas dessus en plein film palpitant.

Cécile hocha sobrement la tête en retenant un ricanement d’hyène. Plus de doute, elle avait frappé à la bonne porte. Tu parles que cela devait se reproduire !

— La chambre de Zoé ici, celle des plus jeunes au fond. Et puis par-là les toilettes et la salle de bains, occupée pour le moment, je le crains. C’est un peu le rush comme tu peux le voir mais après notre départ, cela sera plus calme. Les filles se sont brossées les dents, elles n’attendent plus que quelques histoires, si cela ne te dérange pas de leur faire la lecture.

Non, cela ne dérangeait pas Cécile. Enfin, jusqu’au moment où Clémentine lui tendit le livre sur lequel elle voulait la mettre à l’épreuve.

— Le croque-mitaine ? Tu es sûre ? Cela ne risque pas de vous faire des cauchemars, enfin surtout pour Emma ?

— Non, j’adore cette histoire, répliqua la petite en se fourrant d’emblée sur ses genoux.

Au contact des jolies boucles cendrées contre elle et de la chaleur de son petit corps, Cécile décida qu’elle aimait bien Emma. Ce n’était pas plus difficile que cela en fin de compte.

— Bien. Alors je commence.

L’histoire du croque-mitaine était longue, mais longue ! À croire que l’auteur voulait faire mourir de peur les petits et d’ennui les adultes. Elle mettait en plus les nerfs de Cécile à rude épreuve. Ce croque-mitaine qui attend les enfants à chaque coin de porte ou au détour d’un couloir avec son ombre gigantesque se réfléchissant sur les murs lui est décidemment trop familier. Mais c’est quoi cette rengaine infernale ?

— Bonne nuit les fi… Cécile ! ?

Laquelle se redressa d’un bond, pétrifiée, bousculant Emma qui protesta avec un miaulement indigné.

Florian la regardait, profondément choqué.

— Qu’est…qu’est-ce que tu fais ici ?

— C’est notre baby-sitter, tiens ! riposta Zoé. Vous vous connaissez ?

Pour toute réponse, Florian tourna les talons à toute vitesse.

Zoé se tourna vers Cécile et la gratifia d’un petit sourire suffisant.

— Ah, apparemment oui.

Cécile avait envie de baffer cette impertinente. Ou peut-être elle-même. Et Florian en passant.

Florian débarqua en trombe dans la salle de bains où sa mère finissait de se préparer.

— Florian, tu m’as fait peur ! Comment veux-tu que je me maquille correctement si tu surgis comme cela ?

— Qu’est-ce qui t’as pris d’engager cette fille comme baby-sitter ?

Sa mère reposa tranquillement le mascara et ajusta sa boucle d’oreille.

— Tu critiques ma capacité de jugement maintenant ? Cette fille, comme tu dis – au passage, elle s’appelle Cécile –, me paraît tout à fait sensée et charmante. Elle sera à la hauteur pour ce soir.

— Ne la laisse pas les garder, par pitié !

— C’est-à-dire que tu te proposes de les garder à sa place ? Comme c’est gentil de ta part de reporter ta soirée. As-tu pensé à prévenir Chloé et Romain ?

Florian laissa passer un long silence en contemplant sa mère achever sa métamorphose.

— Je vais chercher mon manteau.

— Parfait, mon chéri.

Les joues brûlantes sur lesquelles on pouvait faire griller un steak sans le moindre problème, Cécile s’était réinstallée sur le petit lit et Emma avait réinvesti sa place. Elle expédia la fin de l’histoire mais eut plus de mal à se débarrasser de son teint écarlate, ce que ne manqua pas de lui faire remarquer très gentiment Clémentine. Youpi.

— Tu ne trouves pas cette histoire bizarre ? lui demanda cette dernière une fois le livre fermé.

— Euh non pas particulièrement, pourquoi ma puce ?

— Il n’y a pas un seul dessin du croquemitaine.

— Parce que personne n’a jamais vu de croquemitaine ! riposta Emma.

Cécile feuilleta les pages. Les gamines ont raison, pas de croque-mitaine à l’horizon, juste une ombre indistincte et les visages de plus en plus apeurés des gosses au fur et à mesure qu’elle approche. Jusqu’à ce qu’ils soient sauvés par l’éclat du soleil. Tout le livre se base sur ce cache-cache contre la montre.

— Non je ne pense pas que ce soit à cause de cela, répondit-elle après un silence, comprenant que les filles la mettaient à l’épreuve. Je pense que le croquemitaine représente les peurs des trois petits garçons, regardez, si on ne voit que son ombre, c’est pour que chacun se l’imagine en ce qui lui fait le plus peur.

— Toi tu le verrais comment ? demanda Zoé que le dialogue intéressait manifestement, bien qu’elle le déguise sous un regard d’adolescente blasée qui a déjà tout vu du monde.

La porte de la chambre alla claquer avec violence contre le mur. Horreur. Figé sur le seuil, Florian avait entendu sa remarque en même temps qu’elle en mesurait la portée.

— Ben, tu n’es pas encore parti ? interrogea Clémentine.

— Mais, euh, Florian ! geignit Emma, de nouveau délogée de son perchoir.

Sans leur prêter la moindre attention, Florian avait happé Cécile pour la tirer à part.

— À quoi joues-tu exactement ?

— À rien, protesta Cécile. C’est ce fichu livre qu’elles m’ont demandé de lire.

Florian frémit à la vue du Croquemitaine qu’elle brandissait en bouclier.

— Forcément. Ça ne pouvait être que celui-là. Ça ne pouvait être que toi la baby-sitter.

— Bon mes amours, j’y vais, votre père m’attend en bas ! claironna Clotilde. Cécile, je crois bien que je n’ai rien oublié, je te souhaite une bonne soirée, je ne rentrerai pas trop tard. Je vous aime, mes trésors, amuse-toi bien mon chéri !

Ils écoutèrent en silence ses talons résonner tandis qu’elle s’éloignait de son pas pressé.

— Elle est sympa votre mère, laissa échapper Cécile.

— C’est parce qu’elle est une artiste-peintre, les artistes sont cool. Papa l’est beaucoup moins. Mais lui il est prof, déclara Clémentine comme si cela expliquait tout.

— Vous êtes dans la même classe tous les deux ? demanda Zoé sans transition.

— Euh non, pas vraiment.

— Alors vous vous êtes rencontrés où ?

Les filles étaient pendues à leurs lèvres. Florian se détourna d’elles pour éviter d’avoir à répondre et se plongea dans l’étude du papier peint.

— Dans un bar, choisit de simplifier Cécile.

Zoé gloussa.

— Cela devait être une sacrée soirée.

Leurs regards s’entrecroisèrent un instant.

— Oui, en convint simplement Florian. Bonne soirée, les filles.

— On dirait qu’il est amoureux, constata Zoé une fois qu’il fut parti et les deux autres filles gloussèrent de concert.

— Oui. Je n’ai jamais vu Chloé mais elle est sûrement très gentille et très jolie, acquiesça Cécile.

— Ce n’est pas d’elle que je parlais, dit Zoé en quittant la chambre et éteignant la lumière.

Rideau.

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