Chapitre 11 (4/4)

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Cécile était mal à l’aise, une fois de plus. Chloé les avait semés, Florian, Bastien et Claire étaient introuvables et elle se retrouvait seule avec ce type sombre et affligé qui n’arrêtait pas de l’épier en tripotant son portable, ne sachant visiblement pas quoi en faire. Ce fut finalement lui qui brisa le silence.

— Moi, c’est Mathieu, au fait.

Cool.

— Cécile.

— Tu les connais depuis longtemps ?

— Quelques mois.

Mathieu l’observa, le regard indéchiffrable, hocha la tête et sortit de son étui une cigarette qu’il roula nerveusement entre ses doigts.

— Alec, c’était leur frère. Il est mort il y a huit ans, dit-il simplement sans la regarder.

— Ah…

Que rajouter d’autre ? Il n’y avait rien de plus à dire, c’est pourquoi Cécile ne dit rien. Mathieu non plus, c’était inutile. Ils restaient concentrés sur la cigarette dans les mains de Mathieu, comme si c’était ce qui importait le plus.

— Je… je dois y aller, marmonna-t-elle après de longues minutes.

Mathieu ne bougea pas et elle n’était pas sûre qu’il l’ait entendue. Ce ne fut que lorsqu’elle passa devant lui qu’il l’interpella sans modifier sa position.

— Empêchez-le de faire des conneries, d’accord ?

« Non mais tu nous as bien regardés ? ».

Elle erra comme une âme en peine, remontant lentement à contre-courant vers la sortie. Le vent semblait avoir forci et elle exhalait à présent des petits nuages de fumée, ce qui était déstabilisant à cette époque de l’année.

« Y a plus de saisons maintenant », comme le disait de temps en temps sa grand-mère. Elle étouffa un sanglot sec sans chagrin qui remontait dans sa gorge et fit quelques pas pour se calmer. Son cœur bondit contre sa cage thoracique, son instinct lui criait qu’il y avait quelqu’un à ses côtés. Elle se retourna et parvint à distinguer une silhouette qui attendait, confondue avec l’obscurité.

— J’ai cru que tu étais partie depuis longtemps.

Florian se détacha des ténèbres pour revenir dans la lumière des portes vitrées. Il avait l’air assommé mais elle-même ne devait pas paraître au meilleur de sa forme.

— Qu’est-ce qui s’est passé avec Chloé ?

— Tu as encore d’autres questions stupides ? grogna Florian.

— Tu as vu les autres ? chuchota-t-elle en reportant son poids d’un pied à l’autre.

— Je crois qu’ils sont de l’autre côté, mais je ne suis pas allé vérifier.

« Et je n’y compte pas ! » témoignait clairement son attitude.

Cécile n’essaya même pas d’argumenter, elle en avait assez pour ce soir. Elle traça son bonhomme de chemin, longeant le bâtiment. Elle allait forcément finir par tomber sur quelqu’un, et avec un peu de chance, quelqu’un d’un peu plus… Elle ne savait pas trop au juste.

De l’autre côté se trouvait la réplique exacte de l’entrée architecturale, parking en moins et large allée piétonne avec accès aux transports en commun en plus. Dans un coin, loin des regards indiscrets, Claire s’efforçait de soutenir son frère qui dessoûlait à grands bruits sur la pelouse.

— Et tu vas leur dire quoi exactement ? Lancer un petit speech compatissant du genre « je vous ai compris ? ».

Cécile était à deux doigts de se retourner pour lui filer une gifle. Non seulement il se permettait de la suivre comme un désœuvré plaqué, mais en plus il redevenait sarcastique. Et elle détestait les désœuvrés sarcastiques qui s’occupaient de critiquer leur monde !

— Si t’allais voir en Algérie si j’y suis ?

Si la pénombre ne lui jouait pas des tours, Cécile aurait juré que Florian lui renvoyait un sourire en demi-teinte.

— Félicitations, tu progresses vite à dire ce que tu penses, toi !

 Il la poussa légèrement dans le dos pour la faire avancer et cette brève impulsion la rappela à l’ordre ; seulement maintenant elle ne savait plus comment réagir, comme si son double s’était volatilisé – et comme toujours au mauvais moment.

Florian décida de prendre la relève. Les filles, je te jure, quand il s’agit du concret il n’y a plus personne !

Il s’avança à découvert vers Claire, pour découvrir qu’elle était à nouveau seule, ramassée sur elle-même en un petit tas sur l’herbe.

— Où est-il ?

Claire tremblait de tous ses membres lorsqu’elle leva la tête vers lui. Elle ne sembla pas noter son début de panique, son regard le traversa un instant comme s’il n’était qu’une illusion.

— Aux… Aux… toilettes.

Il s’accroupit pour se mettre à sa hauteur et lui passa une main dans le dos.

— Respire, t’es en apnée. Tout va bien, respire.

Elle obtempéra, non sans difficulté, et adressa un pauvre sourire à Cécile qui lui mettait sa veste sur ses épaules.

— J’ai gâché votre soirée, hein ?

— Bah, elle était gâchée bien avant que tu appelles, tu n’y es pour rien. Et non, je ne t’ai pas accusée toi non plus !

— Je n’ai rien dit, se défendit Cécile.

— Non, mais tu l’as pensé tellement fort que tu aurais pu le gueuler.

Cécile ne démentit pas et Claire émit un petit rire entre ses larmes.

— Je suis désolée que vous ayez assisté à tout cela, c’est juste que je ne savais plus quoi faire, confia la jeune fille. Il… il n’avait pas craqué depuis quatre ans. Et là avec toute cette histoire, j’ai eu peur que cela dérape.

— Tu as bien fait, lui affirma Cécile en lui pressant doucement la main.

— Avant, cela lui arrivait souvent. Il pouvait faire sa crise à tout moment, il n’arrivait plus à contrôler quoi que ce soit, c’était dingue. On croyait que cela s’était calmé mais il a recommencé, sans prévenir. Il allait bien quand on est arrivés, ils voulaient fêter la fin du bac, Mathieu et lui, et puis tout à coup, il a fait n’importe quoi. J’ai essayé d’appeler ma mère mais…

Claire entoura ses genoux de son bras et les serra à les étouffer, elle avait si froid à présent.

— Et tout ça, tout ça à cause de la mort de notre frère, Alec. Il n’avait que quinze ans, dit-elle dans un gémissement.

Cécile ne broncha pas mais emprisonna davantage sa main dans les siennes. Florian avait la tête vide, il ne voulait pas entendre un mot de plus, il ne voulait rien savoir sur le malheur des autres ce soir. Qu’elle se taise, par pitié.

Mais Claire était lancée et elle ne parvenait pas à s’arrêter. Une autre digue venait de céder, elle était prête à tout raconter jusqu’au bout, jusqu’à ce que le flot tarisse, jusqu’à ce qu’elle vide ce silence qu’elle avait sur le cœur.

— Bastien se croit responsable de sa mort parce qu’il était avec lui le soir où c’est arrivé. J’étais petite mais je n’ai rien oublié de cette nuit, quand il est rentré sans lui. Il était comme paralysé. On ne savait même pas qu’ils étaient partis, Bastien n’a jamais su dire ce qui s’est vraiment passé dans les détails. On n’a que du flou. On sait juste qu’ils n’étaient apparemment pas seuls. La police a conclu à un meurtre mais n’a jamais retrouvé le salaud qui a fait ça. Ils ont dit que c’était peut-être un trafic qui aurait mal tourné, qu’Alec avait été témoin de quelque chose dans le parc où ils se sont retrouvés, on n’en sait rien. Rien du tout.

Alec était un grand frère idéal. Je l’adorais mais je crois que Bastien l’aimait encore plus. Il n’a plus jamais été le même après ça. Ma famille non plus.

Elle aspira une goulée d’air et ferma les yeux. Elle se remémore l’histoire tant rabâchée de la rencontre de ses parents sur les bancs de lycée, réunis par un prof tatillon qui n’avait rien trouvé de mieux que de classer ses élèves par ordre alphabétique. Alain Bral et Clarisse Dianon s’étaient donc tout naturellement détestés la première fois qu’ils s’étaient vus. Plus tard, un petit plaisantin avait lancé la mode des surnoms à tous ces duos plus ou moins improbables et c’était ainsi que le duo ABCDaire avait vu le jour. Les deux jeunes gens n’avaient pu retenir un fou rire quand ils avaient appris leur nom de scène et de là était née leur drôle de complicité, un peu forcée au début, il faut bien l’avouer. Car rien ne prédestinait ce lettré surdoué et lunatique, passionné de généalogie, à s’associer à la plus excentrique fille de la classe, dotée d’un goût inné pour les sciences et d’une beauté trop conventionnelle pour être réellement adulée. Ce n’est que des années plus tard que ce couple officialisa leur relation par un mariage sans surprises, attendu et prédit par tout leur entourage. Et c’est à la fois pour rappeler l’origine de leur amour et cet ordre bien agencé qui avait régulé une bonne partie de leur vie qu’ils poussèrent la plaisanterie jusqu’au choix des prénoms de leurs enfants. Alec, Bastien, Claire et même…

— Daniel pour un garçon et Daniela pour une fille, acheva Claire la voix brisée. J’aurais pu avoir un petit frère ou une petite sœur. Seulement…

— Seulement j’ai tout gâché !

Claire bondit sur ses pieds, exsangue.

— C’est faux ! Tu le sais, c’est faux ! Ce n’était pas de ta faute !

Bastien était à nouveau d’aplomb mais détrempé, ses cheveux dégoulinants plaqués sur son front. Sans doute allait-il choper la crève, mais c’était bien le dernier cadet de ses soucis. Un épais voile obscurcissait ses yeux aigue-marine, y étouffant toute sensibilité.

— Qu’est-ce que t’en sais, toi ? Tous ces mensonges, ces simagrées, ça me rendait malade tu peux pas savoir ! Les parents faisaient semblant, surtout devant toi, mais tu n’as jamais vu comment me regardait Maman quand tu n’étais pas dans les parages, quand elle osait me regarder en face !

Ce n’était plus Bastien qui fonçait vers eux mais une incarnation d’un dieu vengeur décidé à en finir. Cécile et Florian ne purent s’empêcher de s’écarter de Claire par réflexe et de progresser à reculons. C’est à peine si elle s’en aperçut. Bastien et Claire avaient fait abstraction d’eux pour enfin déterrer les squelettes de leurs placards.

— La mort d’Alec, la perte du bébé, la dépression de Maman, le départ de paap, tout ça c’est de ma faute, c’est à cause de cette nuit ! Maman avait raison, je ne suis qu’un meurtrier !

— C’est pas vrai, elle n’a jamais dit ça, gémit Claire comme une gamine pleurnicharde de six ans.

— C’est… ma…faute ! martela Bastien en tordant lentement le poignet de sa sœur.

— Ne la touche pas ! brailla Cécile en se jetant sur lui, indignée.

Bastien libéra Claire sous le coup de la surprise et se laissa maltraiter par Cécile sans parvenir à en comprendre la raison. Il la contemplait encore, sidéré, quand Arthur vint les séparer en saisissant Cécile pour l’obliger à se lever.

— Vous comptez faire un scandale ici aussi ?

Bastien se redressa lentement pour évaluer la situation : il se trouvait à nouveau encerclé. Florian avait entouré d’un bras protecteur Claire qui pleurait silencieusement en soutenant le regard de son frère aîné. Arthur qui paraissait en avoir vu et entendu assez comme le montrait son visage secoué, retenait toujours Cécile comme pour la protéger du danger qu’il représentait. C’était de lui qu’ils avaient peur. Ils le devaient en effet, c’était dans la logique des choses.

— Qu’est-ce que tu vois réellement quand tu vois ton Casper, hein ? Pas sûr qu’on voie la même chose, s’adressa-t-il à Claire, amer.

« Tu vas où ? ».

Claire ne répondit pas et se contenta de soulever un léger nuage de buée en le dévisageant gravement de ses yeux bleus-gris.

« Je veux venir avec toi !

— Tu es trop petit.

— Je ne suis pas un bébé ! Emmène-moi ou je hurle et je réveille tout le monde ! ».

Il en était sûr à présent, ils soulevaient tous les mêmes nuages fantomatiques qui tentaient un effort pour se rassembler, se fondre avant de se déliter peu à peu. Un peu comme s’ils s’essayaient à créer à l’aide de silences, s’isolant à l’insu des hommes, générant des bulles de bande dessinée, des phylactères poétiques pour exprimer ce qu’ils ressentaient. Il n’y a rien de plus difficile à apprivoiser que les mots qui savent se transformer en obstacle. La plupart des gens s’entêtent dans ces carcans car ils ont peur du silence, essaient de combler les blancs, extrapolent, en rajoutent toujours plus pour éviter de révéler l’inconfort, le manque. Mais c’est qu’ils ignorent que certains blancs sont essentiels car réparateurs. Certains silences n’existent rien que pour cela, pour exprimer en un instant ce que les mots ne suffisent plus à qualifier. La douleur. Le chagrin. Le regret. La nostalgie. Et une multitude d’autres palettes qui n’ont pas leur place dans la langue humaine. Mais dans le silence de fragiles nuages.

« Tu sais garder un secret Bastien ? »

[Fin de la Première partie].

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