Des larmes sèches sur le nez

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À l'école, presque tous les élèves l'appelaient « grosse carotte ».

Elle était rousse et plus dodue que la moyenne. C'est toujours le cas, même si la moyenne a augmenté elle-aussi.

Son nez courbé lui valait parfois le sobriquet de « Cruella » en référence à la méchante des 101 dalmatiens. Les sorcières ont souvent le nez crochu.

Elle l'a fait opérer. De courbé, il est devenu trompette. Il se remarque désormais comme lui-même au milieu de la figure. Elle se maquille d'épaisses stries noires sur les paupières et de pourpre sur la bouche, ce qui accentue le contraste avec ce nez enfantin et drôle.

Tapie en pleurs dans les toilettes de l'établissement, elle fut découverte par le proviseur, ce qui lui donna l'occasion d'exposer ses tracasseries et de dénoncer quelques « camarades » de classe. Ensuite, elle reçut une convocation chez l'infirmière scolaire puis chez la psychologue, et enfin chez l'assistante sociale. Elle avait un dossier qui était examiné avant les conseils de classe par ce quatuor, parfois complété par une conseillère d'éducation. Des conciliabules secrets se poursuivaient après une première réunion en sa présence afin qu'elle exprime l'évolution de son malaise et sa capacité à se rétablir. Quelques interrogatoires plus tard, incapable d'expliquer les raisons des fréquents outrages dont elle était l'objet, elle considéra qu'elle portait le mal en elle.

Ses yeux verts ont perdu la douceur des amandes et ses lèvres pulpeuses la rosée du printemps. Elle a appris à rire mais sans joie. Un rire moqueur qui s'installe en crescendo dans l'espace et promet des secousses sismiques avant de se dissimuler derrière un rictus hostile.

C'est l'été, une saison qu'elle déteste. La ville se vide, son patron ferme la boutique et la télé exhibe des corps sveltes et bronzés sur les plages. Elle ne part pas, elle s'ennuie. Ce matin, elle aperçoit, par sa fenêtre entrouverte, Yolande et Gaby, deux pestes du collège. Après un plongeon pathétique dans ses souvenirs douloureux, les yeux prêts à s'exprimer, la gorge amère et le vertige à portée de tempe, elle a soudain une idée. Une idée douce qui ne demande qu'à grossir. Une idée qui accompagnera ce mois d'août détestable. Une idée qui comblera ses journées moroses. Une idée qui deviendra un projet, un plaisir, une attente et surtout, dans quelques jours, une réalité ! Une idée de revanche !

Elle file se planter devant son hamster.

— Arrête un peu de tourner, Roméo ! J'ai deux mots à te dire.

Pour l'aider à sortir de son moulin, elle dépose un demi biscuit entre les barreaux.

Roméo, gourmand et docile, se saisit du cadeau et fait semblant d'écouter.

— Tu sais qui j'ai vu, dis, tu sais qui j'ai vu ? Deux idiotes moches et bêtes du collège. Méchantes surtout. Des saletés comme tu peux pas imaginer. Je les déteste. J'ai envie de les pulvériser comme les biscuits dans le robot.

Roméo a fini son demi biscuit et commence à s'agiter pour manifester qu'il a encore faim. Sa patronne, toute à sa rêverie, lâche alors la seconde moitié du biscuit par le haut de la cage, d'un geste généreux et désinvolte. Le biscuit échoue dans une coupelle de lait qui jaillit sur Roméo.

— Désolée, mon ange. J'ai pas visé, c'est que de la maladresse.

Elle réfléchit en frottant très fort sa tignasse rousse et épaisse.

— De la maladresse ? Plutôt un éclair de génie, ou un éclat, je ne sais plus. Merci Roméo ! Voilà ce qu'on appelle de la sérendipité ! Ce mot-là, je suis sûre que tu le connais pas !

Le matin, elle écrit ses plans, esquisse des croquis, liste les achats nécessaires. L'après-midi, chaussée de lunettes noires, et la tête camouflée sous un panama féminin aux larges bords, elle part en repérage afin de déterminer avec précision les allées et venues des deux ennemies. Elle progresse vite dans son entreprise. Elle a fixé le jour du méfait, le dernier dimanche du mois, avant le thé dansant.

Ce matin-là, après une nuit agitée, elle prépare son matériel et le range dans une brouette. Elle part avec beaucoup d'avance au lieu dit afin de mettre en place son plan tranquillement. Comme prévu, Yolande et Gaby, vêtues de robes claires et élégantes, apparaissent sur la placette pour se rendre « Au Canotier », un établissement chic ouvert depuis peu le long de la départementale. Le parking compte déjà une trentaine de voitures.

L'ancienne Cruella sent en elle naître ce rire impitoyable qu'elle ne pourra plus retenir dans quelques secondes.

Yolande et Gaby arrivent en fredonnant un air de tango, bras dessus bras dessous, souriantes et enjouées. Cruella actionne la pompe reliée à une cuvette de cinq litres de liquide. Du lait, de l'eau, de la teinture rouge et les excréments de Roméo, soigneusement conservés depuis dix jours.

Elle est cachée dans une cabane afin de remiser son attirail et de déguerpir sans se faire prendre. Elle a le temps de prendre une photo des tortionnaires de son enfance, ruisselantes, effarées, geignant comme des truies violentées sur le chemin de l'abattoir. À l'entrée du Canotier, quelques personnes se retournent et se cachent la tête dans les mains pour rire de la farce.

Cruella tient une première vengeance. Elle rentre retrouver Roméo le sourire aux lèvres, déçue que le mois d'août s'achève le lendemain...

— J'ai vécu pour faire souffrir. Je ne regrette rien, ma vie n'est pas finie, et j'ai des projets plein la tête.


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