OLIVER

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New-York, Manhattan, Samedi 9 mai 2020, 6h15:

Comme chaque nuit depuis un mois maintenant, je me réveille en sursaut. Je transpire à grosses gouttes au point de sentir mes draps trempés de sueur entre mes paumes. Ma respiration est rapide. Beaucoup trop rapide, je commence à avoir la tête qui tourne. Je me laisse tomber sur le dos, la tête directement sur mon oreiller, à deux doigts de se convertir en éponge. Comme pour vérifier que mon crâne ne va pas exploser, je pose ma main sur mon front. Bordel, je suis brûlant de fièvre.

Putain de cauchemars ! Un mois que ça dure. Je n'ose même pas fermer les yeux de peur de revoir défiler toutes ces images.

Je n'ai jamais été un gars du genre à se souvenir de ses rêves. C'est de la merde les rêves. Ça ne sert à rien. Ce ne sont que des illusions, des portions d'espoir fabriquées par notre propre cerveau pour nous persuader de l'utilité de se lever le matin. L'espoir fait vivre.

Sauf que là, ce ne sont pas des rêves. Ce que je vois ne donnerait même pas envie de vivre à un condamné à mort. Et qu'est-ce que je vois d'abord ? Je n'y comprends rien.

***

Je n'ai pas cherché à me rendormir après ça. Comme d'habitude, j'ai pris une douche avec l'espoir –ironie du sort – qu'elle me déleste des visions qui continuaient de danser sous mes paupières. C'était peine perdue.

J'ai pensé que prendre l'air serait peut-être plus efficace. Déjà, parce que je pourrais me focaliser sur autre chose et ensuite, parce que si je reste enfermé dans ce studio une journée de plus, je vais péter les plombs. Autant que je profite de la météo plutôt agréable. Et des joggeuses revenant à Central Park un peu moins couvertes. Chacun ses remèdes.

Je me suis assis sur un banc près du Harlem Meer. C'est pas mal de ce côté-là, tu peux être sûr de voir passer deux ou trois fois les mêmes gonzesses. Si tu n'as pas eu le temps de bien regarder la première fois, il y a une session de rattrapage. Sauf que ce matin, ce qui se passe autour de moi me glisse dessus comme si ça n'avait pas d'importance. J'ai les yeux ouverts, je suis réveillé et pourtant, j'ai encore la sensation de rêver. J'ai cette impression que rêve et réalité sont inversés.

"La peur n'évite pas le danger", c'est mon père qui dit ça. Surtout quand il s'agit de football et qu'il a la certitude qu'un défenseur s'est un peu défilé devant l'adversaire. "Il a fermé les yeux ce con ! Faut le regarder bien en face ton adversaire, ça ne sert à rien d'avoir peur. La peur n'évite pas le danger". C'est peut-être ce qu'il faut que je fasse pour arrêter d'avoir peur. Que je regarde mon adversaire bien en face. Que j'affronte ces images. On s'en fout si je ne les comprends pas. Au moins, j'arriverais à les supporter et j'arrêterais de me chier dessus à l'idée d'aller dormir.

Au risque qu'on me prenne pour un con, je reste quand même assis sur mon banc pour me plonger dans la brume de mon esprit. Je laisse les fragments d'images revenir les uns après les autres. Ils me font l'effet de gifles, de centaines de microcoupures sur la gueule. Comme quand tu te baignes en pleine mer après t'être rasé.

Je me vois.

Du moins, ce n'est qu'une impression, parce que le mec à travers lequel je vis ce moment, ce n'est pas moi.

Je marche dans des couloirs métalliques, propres et familiers avec le sentiment que ça va être une belle journée.

C'est clair, ce n'est pas le métro new-yorkais.

Il y a des portes qui s'ouvrent et se ferment tout le long, des gens vont et viennent, ils me saluent et je crois bien que je leur réponds. Une femme vient directement à ma rencontre, elle se plaque à moi pour me faire la bise avec un grand sourire, me dis quelque chose que je n'entends pas et repars, les yeux toujours rivés sur moi avec un air malicieux.

Et bah mon cochon, attend que je trouve le bouton marche arrière et je t'assure qu'on va se la rejouer cette scène.

J'arrive devant une porte fermée. Je l'ouvre en tapant un code sur un hologramme de digicode comme si c'était parfaitement normal.

Ce n'est pas normal, ça n'existe pas ces trucs-là. Mais ce que je vois une fois la porte franchie est encore moins normal.

Une bonne brochette d'hommes et de femmes sont occupés devant des moniteurs, des tables graphiques, des consoles de commandes recouvertes de manettes ou d'interrupteurs et surtout, la pièce donne sur un immense hublot - oui parce que vu ce qu'il y a de l'autre côté, hublot est le bon mot. Je peux voir une cinquantaine de vaisseaux et une putain de planète depuis son orbite.

J'ouvre les yeux. Heureusement que personne ne voit ça, je n'ai pas envie qu'on me prenne pour un foutu fan de Star Trek incapable de vivre les pieds sur terre. Mais bon, faut que j'y retourne, il n'y avait pas que ça cette nuit.

Je me vois à nouveau.

Ce n'est toujours pas vraiment moi et en plus, j'ai l'impression de ne pas être le même gars qu'avant. Ce n'est pas non plus le même décor.

Je suis transi de peur. Je cours entre des cadavres de bâtiments, l'air est plein de poussière et le ciel est de couleur rouge sang. Je me couche par terre, dos à ce qu'il reste d'un mur et lève les yeux. D'énormes météorites fendent le ciel par milliers jusqu'à venir s'écraser sur le sol où elles engendrent morts et destructions. Derrière la poussière et la suie qui remplissent le ciel, j'aperçois une sorte de lune d'une dimension gargantuesque qui semble tomber vers la planète sur laquelle je suis. Je me mets à chialer. Je ressens la certitude que c'est la fin et que je n'aurais jamais le temps d'atteindre les navettes qui auraient pu me sortir de là. Autour de moi, tout devient de plus en plus silencieux et ma dernière pensée est pour ma femme et mes fils. Eux seront sauf.

Je décolle du banc d'un bond, le souffle coupé. C'est quoi ce bordel ? Je viens de crever. Non, il vient de crever. Sauf que j'en ressens tous les effets et ça me fout la gerbe. C'est du délire ! Les images continuent d'affluer en masse dans mon crâne, je n'ai plus aucun contrôle sur ce qu'il se passe.

Des vaisseaux décollent. Des gens hurlent, pleurent, courent, soignent, enlacent, parlent ou prient. Une classe d'enfant dans une pièce aux parois métalliques. Un rassemblement. Une foule devant un homme qui fait un discours. Des acclamations, des applaudissements. Un hublot. L'Espace. Des étoiles. Des trous de verre. De la lumière, beaucoup trop de lumière. Une, deux, trois explosions. Une femme qui me sert fort contre elle. Maman.

Je suis complètement hébété, je tourne sur moi-même comme un mec bourré qui cherche son chemin, j'ai le tournis, le sol tangue sous mes pieds et je vois flou.

On évacue. Cette planète fera l'affaire même si elle est habitée. On va se battre. Des tirs, des cris, des morts et enfin le silence. Des montagnes de cadavres d'hommes et de femmes qui nous ressemblent. La peur, l'incompréhension, le désaccord. Des hommes et des femmes, les mêmes, enchaînés. Des expériences en laboratoire. Et enfin le silence. Mieux : le vide.

Des gens sont réunis autour de moi, ils me parlent, mais je n'entends rien à l'exception du sang qui pulse dans mes tempes. Je m'évanouis.

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