Vous l’ignorez, évidemment, vous ignorez tout de moi, mais au cours de ma vie j’ai eu la chance d’explorer le monde. Une importante partie. Au fil des aventures, des voyages et des expériences humaines, j’en ai appris beaucoup sur notre condition d’être vivant. La notion d’adulte et d’enfant est une valeur fluctuante d’un peuple à l’autre. Mais aucun ne l’a jamais poussée autant que les Ti Khoah Pà.

C’est un peuple de cueilleurs cueilleurs que j’ai rencontré après plusieurs jours de marche dans la jungle, après mon départ d’Iquitos. J’ai rencontré beaucoup, énormément de tribus, de toutes sortes : des tribus hostiles, pacifistes, cannibales, sonnantes et trébuchantes. Pourtant, aucune ne m’a accueilli avec autant d’amour que les Ti Khoah Pà. C’est un peuple tellement pur. Une tribu complète de Forrest Gump en somme. Aucune once de méchanceté en eux, ou presque. Bien sûr, il y a des conflits, mais c’est justement pour éviter ça qu’ils ont leur rituel incroyable et majestueux : le Tù Grhandi Ràpa.

Ce rituel unique au monde sert aux Ti Khoah Pà à se maintenir dans une condition d’enfant tout au long de leur vie. C’est ce rituel et cette philosophie qui font d’eux le peuple le plus doux et le plus pacifiste que notre planète n’ait jamais porté. Car, bien entendu, il arrive aux Ti Khoah Pà de faire des erreurs. D’avoir de mauvais gestes. De mauvaises pensées. C’est à ce moment que le rituel intervient. Quand l’un d’entre eux a un comportement trop adulte — par exemple faire preuve d’avidité ou de cupidité, d’égoïsme, de violence conjugale, faire des blagues lourdes et pas drôles, ou refuser de tirer le doigt d’un congénère — alors toute la tribu lance le Tù Grhandi Ràpa. Le rite comporte quatre étapes.

Premièrement, tu dois te débarrasser de tes vêtements souillés par l’adultite. Ensuite, tu devras grimper la montagne Apik (qui est plus une pointe rocheuse qu’une montagne… qu’on se le dise). Une fois là-haut, la troisième épreuve débute : tu dois, avec ce que tu trouves sur la montagne, te fabriquer un Doudh ùh. Une sorte de jouet, de fétiche avec lequel tu joueras jusqu’à la tombée de la nuit.

Sur le sommet de la montagne Apik il y a une cavité. Une sorte de tunnel étroit qui part du sommet et descend quasi-linéairement jusqu’au pied de la montagne, au coeur du village. Cette cavité, que les Ti Khoah Pà appellent El Kolo, est pendant la journée le repaire de milliers de chauves-souris cavernicoles. Quand le ciel se fait noir, elles sortent toutes pour aller se nourrir des délicieux insectes de la jungle — base de leur nutrition. El Kolo devient alors un long passage recouvert de guano gluant. La dernière épreuve est la renaissance. Sans quitter ton Doudh ùh des mains, pendant une nuit complète, lentement tu te laisseras glisser tête en avant. Tu te frayeras un chemin dans cet étroit passage jusqu’à renaître au petit matin au coeur de ton village et des tiens. De nouveau, enfant pour la vie.

Quand je repense à ce peuple et que je nous regarde, j’ai honte. Je l’avoue. Chez nous, les gens deviennent adultes très tôt. On les entend : ils parlent de profit sur intérêt, de spéculations sur les ressources. Ils utilisent des tournures du genre « c’est pas si simple » ou « c’est plus de mon âge ». Ils ont des phrases horriblement chiantes comme « un bon vin avec une bonne viande » — ark… quelle horreur... Nos enfants sont dévorés par l’argent, le pouvoir, le paraître. Les jeux se perdent au profit de la compétition, l’amour laisse la place au sexe, l’innocence à la haine.

Je vous laisse songer à tout ça, moi je dois retourner au Pérou récupérer des Doudh ùh… ça se vend une petite fortune sur Marketplace.