Chapitre 16 : Violette.

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À l’extérieur du centre-ville de Genève, il existait sur le chemin entre Saint-Clair et la demeure de Chuck Ibiss, une mignonne petite animalerie. La devanture ne payait pas de mine, mais elle était chaleureuse et fournie en fleurs.

La voiture de sport du Richess, qui passait par là régulièrement, était reconnaissable entre mille. La surprise de la gérante de l’établissement fut immense lorsqu’elle vit le superbe engin se garer sur son maigre parking. Lorsque celui-ci entra dans la boutique, l’un des vendeurs releva la tête abruptement au-dessus du rayon des graines pour Hamster. Il fut aussi ahuri que les petites bêtes devant un surplus de nourriture, puis vint l’accueillir en resserrant son tablier autour de sa taille. La dame derrière le comptoir fut touchée par le syndrome de Chuck Ibiss et étira un large sourire.

À force de le voir faire de même à la télévision, les personnes autour l’imitaient inconsciemment.

  • Bonjour, Monsieur ! Puis-je vous renseigner ? s’en alla le vendeur dont les pupilles tremblaient d’excitation. Mon… sieur ?

Apprêté du costume qu’il avait porté pour la cérémonie de rentrée, Chuck se vit dans le reflet des larges aquariums à sa droite. Il replaça d’un geste vif les pans de sa veste. Dans la vitre, l’éclat de sa montre n’apparaissait plus aussi étincelant. Le grand homme avala sa salive et prit son temps pour répondre, décochant un mouvement de la tête sur le côté :

  • Non, merci. Je vais simplement faire un tour.
  • Je vous en prie, se retira poliment l’autre.

Ce dernier regarda Chuck s’enfoncer dans l’allée qui menait directement à l’emplacement des chats, qui se mirent instantanément à le séduire derrière leur box vitrés. Il s’arrêta devant l’un d’eux et cala sa main au-dessus. Quatre petits chatons se mirent à miauler, leur nez aplati en l’air et leurs yeux verts rivés sur les doigts qu’il agita dans le vide. Des Persans.

À l’entrée du magasin, les deux personnes s’entretenaient :

  • Je n’aurai jamais cru voir Chuck Ibiss, ici…
  • Ne nous en plaignons pas, répondit la gérante. Espérons qu’il prenne un de nos animaux, ce sera bon pour notre réputation.

Le concerné plissa les yeux, ailleurs, en observant les boules de poils s’agiter. Derrière eux, il y en avait un qui restait à l’écart. Ainsi allait la vie. Il y avait toujours un moins fort dans la portée. Chuck n’entendait pas ce que ces humains se disaient, mais il pouvait le deviner. Les gens en général le mettaient sur un piédestal. Il pouvait faire ce qu’il voulait. À cette pensée, il pouffa, puis soupira. Tout ce qu’il voulait, certes, mais pas se servir dans ces petits chats comme il le souhaitait.

Maladroitement, Chuck se retourna pour accrocher le regard de ceux qui murmuraient dans son dos. Le vendeur se dépêcha de le rejoindre. Il n’en fut pas étonné, mais il l’observa longuement malgré tout. Durant ce temps, il constatait autant d’excitation que de nervosité chez l’homme en face de lui. Pourtant, à ce moment précis, Chuck n’essayait même pas d’attirer l’attention sur lui.

  • J’aimerais celui-ci, pointa-t-il son doigt sur la vitrine d’un ton particulièrement calme.
  • C’est une petite femelle, est-ce que… cela va pour vous ?
  • … Oui, répondit-il simplement. Est-ce que je peux la porter ? demanda-t-il ensuite en ouvrant ses mains.
  • Bien sûr ! Voyons, c’est la vôtre maintenant…

Il n’avait pas besoin de le préciser. L’excès de politesse l’agaçait au fond de lui.

  • Votre costume… C’est un poil long, donc…
  • Ce n’est pas grave, le coupa-t-il en glissant une main sous les fesses du chat dont les pattes semblaient faites en gomme, car elles se laissaient aller. Bonjour, princesse, chuchota-t-il ensuite en amenant son nez contre son museau rose. Comment vais-je t’appeler ?

Quand une patte atterrit sur son front entre ses mèches bleues, Chuck émit un tout léger rire qui fit fondre la gérante à l’autre bout du magasin. Le vendeur avait l’air embarrassé face à la normalité dont le Richess faisait preuve. Son sang se glaça quand il vit son regard s’attarder ensuite dans le sien. Chuck ne riait plus, son persan entre les mains. La boule de poil semblait s’être parfaitement accommodée à son maître qui n’arrêtait pas de le gratter sous les oreilles.

  • Je vais prendre tout le nécessaire pour elle, donc montrez-moi vos produits.

Une demi-heure plus tard, Chuck se retrouva au comptoir avec une cage, un panier, des gamelles, des jouets, des croquettes, un sac de litière et une cabine élaborée pour ses besoins. Il signait les certificats tandis que la gérante s’occupait de graver un médaillon en argent.

  • Je vais lui mettre, merci, s’empressa-t-il de récupérer le collier en cuir mauve pour l’attacher autour du chaton.
  • Violette, c’est très joli… décida de le complimenter la gérante.
  • Merci, répondit-il sans aucune prétention et en plaçant la bête dans sa cage.
  • Est-ce que par hasard, il s’agit… d’un cadeau ? Pour votre femme ou votre fille ? demanda-t-elle, ne croyant pas qu’un tel homme puisse vouloir d’un tel chat.
  • Pardon ?
  • Oh, je… je me demandais, car… Excusez-moi, c’était déplacé.
  • Oui.

Sur cette réponse honnête, avec l’aide du vendeur, Chuck embarqua toutes ses affaires dans la voiture et attacha la cage au siège arrière en veillant à ce qu’elle soit bien accrochée. Durant le voyage jusqu’à sa villa, les miaulements de Violette lui arrachèrent le cœur. Il fut soulagé de pouvoir la laisser s’échapper une fois arrivé chez lui. Téméraire, le chaton avança de ses pattes maladroites sur le carrelage glissant, ce qui fit fondre Chuck. Ce dernier l’attrapa dans ses bras et la ramena jusque dans le salon à côté de son bureau où il se vautra dans un des fauteuils. En plaçant ses grandes mains sous son bidon, il la releva pour que l’animal soit à hauteur de son visage. Il plongea dans ses grands yeux verts, sans rien dire, avec le mince espoir de chasser ses pensées.

  • Je vais essayer de prendre soin de toi, souffla-t-il en plissant les paupières un instant.

Miaw, eut-il en réponse alors que Violette enfonçait ses ongles dans son costume pour essayer de grimper autour de son cou.

  • Ahah, tu me réponds… fit-il en l’attrapant par le dos pour la canaliser, mais elle persistait.

Chuck se blottit à son tour contre sa fourrure et garda une main autour pour qu’elle garde son équilibre. Le sourire qu’il gagnait à son contact disparut et le vide attrapa son regard. Il baissa la tête et vint prendre une bouffée dans les poils du chaton. Ses sourcils se froncèrent et ses doigts se resserrèrent autour du maigre corps.

  • Ahahah… continua-t-il à rire la gorge nouée.

Une larme dévala sa joue. Violette léchait ses cheveux derrière son oreille, innocemment, pendant que le rire devint des secousses et des reniflements. Alors qu’il n’y avait personne pour l’entendre dans son immense maison, Chuck colla sa paume au niveau de son pouce contre sa bouche, honteux de ses propres pleurs.

Il essuya son nez après avoir reniflé et puis, comme un doudou, il serra Violette plus fort contre lui, des larmes luisantes logées sur ses cils.

***

  • Hey ! Violette !!

Un petit garçon dans une tenue de sport, mini-short noir, polo blanc, écrasa sa main contre une tignasse bleue. Dans le même accoutrement, le porteur de la drôle de couleur se retourna. Il se prit en pleine figure le filet d’une raquette de tennis.

  • Violette !! Violette, la femmelette !

Des rires s’élevèrent tout autour du frêle gamin de sept ans qui avait les jambes menues et la peau très pâle. Sa couleur de cheveux et ses traits efféminés lui avaient valu ce surnom :

  • Alors “Violette”, prononçait amèrement le donneur de coup qui était un peu plus âgé. Quand tu vas aux toilettes, tu pisses aussi mauve ? Tu vas nous montrer ? dit-il en s’emparant de son poignet. Eh ! Qui veux-voir la potion magique de Violette ?!

Incapable de réagir, le garçon se fit emporter par trois garçons jusque dans une cabine. Face à la cuvette, devant laquelle il se fit pousser, il se mit à trembler. Par-dessus les murs de la toilette, des têtes moqueuses apparurent. La sienne fut agrippée fermement.

  • Montre-nous comment tu pisses, Chuck Ibiss… Pouahahah, ça rime en plus !

Des larmes montèrent dans les yeux du tout jeune Richess quand tous les garçons autour se mirent à taper des pieds et à cogner sur les parois pour le pousser à faire dans la toilette. Debout, les mains de son ravisseur sur ses épaules, il abaissa son pantalon pour répondre à leurs attentes. Quand ils constatèrent qu’il n’y avait rien d’anormal à son urine, tous émirent une plainte, déçus.

  • Tu sers à rien ! le poussa violemment l’un d’eux, Chuck tombant en avant, le bras s’engouffrant dans la toilette quand sa main glissa du bord de la planche où il s’était rattrapé.

Le grand cri de dégoût l’avait poursuivi jusque dans son sommeil. Une éducatrice l’avait retrouvé enfermé dans la cabine. Ainsi, son majordome était venu le chercher. Il n’avait fait que dormir depuis, remué par les cauchemars.

En sursaut, d’un dernier, il se réveilla, les fesses trempées. Des grosses larmes dégoulinèrent sur ses joues.

“Monsieur a fait dans son lit”, avait été prévenue sa mère qui le cajolait un peu trop, puis son père qui l’avait fait venir dans son bureau, l’entre-jambe encore mouillé.

De froid, devant son paternel, Chuck grelottait, les lèvres bleues de les avoir trop mangés :

  • Qu’est-ce que tu as fait à ta bouche ? demanda-t-il en attrapant ses joues avec dédain. Elles sont violettes.

Les mains de part et d’autre de ses avants-bras, il se retint de flancher en entendant l’appellation.

  • Peu importe, poursuivit celui-ci en écrasant son journal contre son bureau. Quand est-ce que tu vas cesser de te faire embêter par les autres ? Tu es une mauviette ! Et tu es Chuck Ibiss, un Richess ! Le seul qui a le pouvoir de marcher sur les autres, c’est toi ! Tu es…
  • Chéri, couina sa femme qui prenait toujours la défense de son fils en venant appuyer ses mains sur son torse.
  • Arrête de le couver ! C’est toi qui le rends comme ça ! C’est une honte… Et je suis censé le présenter comme mon fils ?! Comme l’héritier des Ibiss ? Je ne veux pas de ce genre d’enfant ! Tu m’as compris, Chuck… Chuck ?!

Vide.

Violette n’arrivait lui-même pas à croire qu’il portait ce prénom.

***

Sur la scène de Saint-Clair, 1992, l’auditorium noir de monde, l’entrée des Richess en première année avait attiré du monde. Ils montèrent chacun à leur tour, appelé par le jeune directeur :

  • Voici le tant attendu, Chuck Ibiss !!

Un jeune ado, le nez en l’air, les yeux rieurs, d’une peau pâle, s’amena avec classe auprès des autres Richess. Il les avait regardés un par un en passant à côté, fier dans un bel accoutrement noir. Sous les spots, ses cheveux bleus viraient au violet. “Le garçon à la drôle de couleur” se montrait droit et sûr de lui. Il s’était transformé en un requin, doué dans toutes les matières et tous les sports, polyvalent et séduisant malgré son jeune âge. Face aux autres garçons des sept familles, il avait montré qui était le chef, bien qu’un certain roux lui donnât du fil à retordre.

  • C’est pas un mec aux cheveux aussi ridicule qui va me faire peur, balançait souvent Elliot Fast en répartie. Qu’il vienne me choper au basket, on en reparlera ensuite !

Michael Challen n’avait jamais pensé à le défier, ça ne servait à rien. Il valait mieux le laisser croire qu’il pouvait être le seul à être tout puissant. À Saint-Clair, il avait le pouvoir, une main mise sur les autres rien que par son nom, mais il ne l’avait jamais réellement utilisé.

Hors de l’école, pourtant, son père lui avait soumis quelques ordres :

  • Tu dois écraser la fille des Stein. Ce sont nos pires ennemis.

Sa stratégie : dire “oui” à tout ce qu’il souhaitait et si d’apparence, il prenait plaisir à humilier Marry Stein par ses nombreuses réussites, il n’en était rien. Il voulait jouer avec elle, pas la détruire, car il éprouvait une irrésistible envie de la taquiner à chaque croisement de fers. Mais il n’en avait aucunement le droit, parce qu’il était un Richess.

***

  • Je... suis censé te connaître ?

Deux ans plus tard, une blondasse reniait son grand nom. Le garçon aux cheveux noirs tout juste rencontré à côté l’avait aidé :

  • Mais enfin, c’est Chuck Ibiss.

Alors, il existait des personnes qui ne connaissaient pas son nom. Avec la dénommée Alicia, sa phrase fétiche ne fonctionnerait pas. “Je suis Chuck Ibiss”, n’avais aucun sens pour une fille pareille, tout comme les lois Richess. L’idée lui fit un bien fou.

Elle s’était vraiment demandé pourquoi ils ne pouvaient pas être amis entre Richess et des mois plus tard, Marry Stein lui collait une gifle monumentale. Il l’aimait à en suffoquer, mais ses sentiments, ils devaient les garder à l’intérieur et rester à tout jamais son rival, bien que ce n’était toujours pas suffisant pour son père :

  • Tu es président mon fils, et tu en es heureux, mais c’est la moindre des choses pour une personne de ton rang. Alors ne te contente pas d’en être fier, vois plus grand. Sois magistral, sois la personne que tout le monde attend que tu sois.

La grandeur des bras de Marry l’entourant, alors qu’il y avait plongé difficilement, lui avait donné encore plus de force. Dans les draps, dans sa chair, il avait connu le plus grand des désirs : être libre de garder ce qu’il aimait le plus au monde dans ses propres bras. Ce fut son seul échec.

Au petit matin de leur dernière nuit, il n’arrivait pas à quitter le galbe de ses seins, Marry enfouissant ses mains sous sa chevelure si particulière :

  • Il est temps…

Il emprisonna sa bouche pour la faire taire. Au gré qu’elle se rhabillait, il déposait un baiser à un endroit différent de son corps. Au plus elle se rapprochait de la porte, plus il se saisissait de ses mains. Leurs lèvres se rencontrèrent une dernière fois, les mâchoires de l’un et de l’autre emprisonnées par leurs poignes respectives.

  • Tant qu’on s’en tient en plan, tout ira bien, souffla la blonde, le cœur lourd.

Leurs langues se quittant, c’était tout ce à quoi ils pouvaient se raccrocher : le plan. Celui qui leur permettrait de construire chacun leur propre empire et de se retrouver une fois totalement libre.

Disparue. Chuck s’était laissé tomber à genoux devant la malle qui ornait le pied de son lit et en sortit une bouteille de vin. Il la but en grosses gorgées, des gouttes tombant sur son torse-nu. Peut-être qu’à force d’en boire, il finirait par pisser mauve ? Violette était réapparue, dans sa tête, sur ses lèvres colorées par le raisin.

Quand Dossan fut mis au courant et qu’il le rejoignit dans sa chambre, il trouva son meilleur ami assis au bord de son lit, chancelant, la bouteille toujours en main. En le voyant débarquer, Chuck se mit immédiatement à rire.

  • Ne ris pas, lui lâcha Dossan, debout devant lui, le poing serré.
  • Hein ? fit Chuck en relevant ses yeux ravagés par l’alcool dans les siens.

Ce dernier devint pitoyable en voyant les lèvres de son ami se retrousser, car il se contenait, mortifié par l’idée de vivre la même chose prochainement. Si Chuck n’y survivait pas, comment le pourrait-il ? Le Richess lut cette pensée dans ses yeux.

  • Ne ris pas ! Tu as le droit de pleurer !

Le cri le poussa à se relever, doucement. Il le dévisagea, les yeux ronds, comme stupéfait. C’est vrai que Chuck avait un visage parfait. Son sourire en coin retomba quand il déposa une main sur son épaule. Il fit de même avec l’autre, puis les serra. Dossan grimaça lorsqu’il leva les deux sourcils, comme s’il venait seulement de réaliser ce qu’il venait de perdre. Chuck laissa tomber sa tête contre son torse et se laissa glisser pour retomber assis sur son lit, les ongles plantés dans ses avants-bras.

Il s’était pourtant juré d’effacer à tout jamais ses râles. Alors, il scella à nouveau une promesse avec lui-même. Ce serait la seule fois où il pleurerait pour Marry. Les seuls autres cris et pleurs qu’il se permit d’entendre par la suite furent ceux de sa fille. Son adorable Laure qu’il s’était promis de choyer… Et c’est ce qu’il avait fait.

Chuck avait tout donné à sa petite fille, tout sauf peut-être ce dont elle avait vraiment besoin…

***

“Je crois que mon père a simplement voulu… démontrer que les injustices existeront à tout jamais…”

Le visage de Laure à ce moment, glacial et sombre, à la limite de la mesquinerie, lui avait rappelé à quel point il pouvait être faible et qu'il resterait toujours un peu au fond de lui…

Violette.

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