LE DIAMANT NOIR
Peu à peu, elle se rendit compte de la supercherie de ces gens qui la harcelaient jusqu’à envahir son domicile durant son absence, par quelque stratagème obscur, organisé ou non. Tout avait commencé par de petits détails incompréhensibles au premier abord, qu’elle attribua d’abord à une éventuelle perte de mémoire. Mais, après la lecture d’un ouvrage sur le gaslighting écrit par un médecin reconnu, elle comprit que ces actes avaient pour but de la faire douter de sa santé mentale. Tout était soigneusement calculé.
L’exemple le plus frappant fut ce ventilateur qu’elle avait pris dans ses mains : un jour, ses hélices, autrefois blanches, étaient devenues grises, puis redevinrent blanches l’été suivant. Aujourd’hui, ce souvenir la faisait sourire : elle n’était plus dupe. Mais ce genre de constatations lui rappelait surtout jusqu’où ils étaient prêts à aller. Comme ce jour où elle avait aperçu un inconnu ouvrir sa boîte aux lettres, avec un air de jubilation. Elle savait alors que ses courriers étaient surveillés. Et surtout, elle savait très bien qui ils étaient, et quel était leur but. Même ses poubelles étaient passés au peigne fin, et ils se donnaient à coeur joie de laisser quelques détritus venant de ses poubelles à elle dans sa cour, malgré ses nombreux voisins. Mais elle avait désormais un point d’avance sur eux, elle savait qu'il ne cherchaient qu'à la pousser à bout.
Tout se faisait sournoisement ; puis ils semblaient se réjouir de ses réactions — tristesse, frustration, colère. Certes, ce n’était pas agréable, mais elle avait conscience de ne pas être la seule. Elle voyait clair dans cette société où l’on cherchait à déshumaniser les gens, à les torturer mentalement pour les endurcir, jusqu’à les transformer en robots dénués d’esprit critique. Ces personnes déjà lobotomisées, qui avalaient sans broncher la propagande, la surconsommation et les diktats du système, étaient les meilleures complices de ce processus.
Elle avait compris assez tôt pourquoi elle était devenue une cible : parce qu’elle avait ce recul qui lui permettait de déceler leurs pièges. Car une victime persuadée d’être faible pouvait facilement tomber plus bas encore — dans les addictions, les mauvaises fréquentations ou les réseaux destructeurs.
Quoi qu’il en soit, plutôt que de ressasser sans fin la question de son logement, elle choisit d’agir : elle racheta un trousseau de clés et changea une fois encore la serrure. Même si cela ne réglait rien en profondeur, son inconscient, lui, y trouvait un certain apaisement. Agir, c’était déjà reprendre un peu de contrôle. Elle connaissait la suite : ils voudraient lui faire placer des caméras à l'intérieur de son foyer pour la surveiller encore davantage. Mais cela, elle se le promit, il n’en serait pas question. Point final. Elle n’était pas dupe.
Bien plus tard, elle prit une autre décision forte : arrêter son traitement. Non pas par imprudence, mais pour prouver à tous qu’elle n’était pas « malade », comme certains voulaient le lui faire croire. Elle savait, au fond d’elle, que ce diagnostic n’était qu’une manigance destinée à la décrédibiliser et à étouffer toute rébellion de sa part.
Elle entreprit donc, avec son médecin, un sevrage progressif, en lui expliquant les véritables raisons de sa démarche et les enjeux cachés derrière cette prétendue maladie. Car, lorsque ses premières hallucinations étaient apparues, personne ne lui avait expliqué qu’elles pouvaient résulter d’un delirium tremens, provoqué par l’arrêt brutal de l’alcool, combiné à celui de certaines drogues, voire de médicaments insidieusement mélangés à ces substances, comme cela se faisait couramment.
En effet, ce n’est qu’une vingtaine d’années plus tard qu’elle découvrit, au hasard d’un site internet dédié aux personnes alcooliques, la véritable cause de ces symptômes. Car lorsqu’elle se retrouva enfermée contre son gré à l’hôpital, encerclée par le personnel soignant, aucun médecin ne prit le temps de poser les questions nécessaires pour comprendre réellement l’origine de son état à ce moment-là. Et elle le savait désormais, ces médicaments étaient en réalité des drogues eux aussi, elle avait découvert assez de témoignages sur le sujet.
De plus, peu avant sa crise hallucinatoire, elle avait commis l’erreur de laisser entrer chez elle un prétendu ami de l’un de ses dealers. Au cours de cette unique soirée, il usa de tout un arsenal de manipulations : menaces voilées, chantage insidieux, pressions psychologiques pour qu'elle garde le silence. Il alla même jusqu’à lui faire avaler un comprimé — un simple placebo ?, question dont elle ne connaîtra jamais la réponse, mais son inconscient a dû faire le reste — avant de lui souffler à l’oreille qu’elle allait sombrer dans la folie. Tout l’artifice reposait sur une stratégie sournoise : exploiter ses peurs les plus profondes, s’immiscer dans son inconscient et y planter la graine du doute.
Elle savait qu’elle aurait pu porter plainte ou déménager. Mais un souvenir d’enfance lui revint, profondément gravé en elle. Sa grand-mère maternelle lui avait un jour montré indirectement, à propos d’une vieille affaire, que les juges pouvaient être achetés, et que l’argent suffisait souvent à faire taire la vérité. Cette révélation, entendue alors qu’elle n’était qu’une enfant lors d'une conversation entre sa grand-mère et un autre membre de sa famille, avait résonné comme un avertissement. Aujourd’hui encore, elle en mesurait la portée : comment espérer obtenir justice si ceux censés la rendre pouvaient être corrompus ?
Elle comprit alors que porter plainte n’apporterait rien, sinon l’humiliation de voir son combat réduit au silence. Quant à la seconde option, celle de partir, elle refusa d’y céder par orgueil autant que par instinct de survie. Non, elle n’allait pas fuir. Elle entreprit plutôt de reprendre confiance en elle, tout en économisant, lentement mais sûrement. Même si cela devait durer des années, elle déménagerait, mais à ses conditions. Elle voulait s’offrir cette échappée non pas comme une fuite, mais comme une victoire : quitter enfin les ombres du harcèlement pour entrer dans un lieu où la sécurité serait réelle, et non une simple illusion.
Elle quitterait ce lieu au moment où elle se sentirait prête, capable d’affronter le monde extérieur et ses aléas, sans y percevoir en permanence une menace. Lorsque ses peurs se seraient dissipées, elles laisseraient place à un lâcher-prise apaisant, et à une force nouvelle, mentale et physique, qu’aucune manipulation ne pourrait plus entamer. Et, sans le savoir, tous ces gens — unis contre une seule personne, Agathe — avaient contribué à la façonner. Ils l’avaient rendue plus forte, plus éveillée, plus consciente d’elle-même, une version d’elle-même encore plus confiante. Un véritable bijou rare, tout comme son prénom, dont l’étymologie portait bien plus de poids et de beauté que le reste de son existence.
Elle savait qu’un jour, enfin, elle franchirait la porte sans trembler. Ce jour-là, ses peurs ne seraient plus qu’une ombre — l’ombre du gaslighting — tandis que sa force, elle, serait bien réelle.
Après avoir longuement étudié la question — en lisant certains ouvrages, notamment de développement personnel, et en écoutant des guidances astrologiques ou les paroles de cartomanciennes sur un célèbre réseau social — elle comprit que leur but n’était pas seulement de briser sa sensibilité... ce qu’ils cherchaient, c’était surtout à écraser sa personnalité et étouffer cette intuition qui aurait pu l’aider à se relever, à comprendre, à évoluer dans sa vie ; à concrétiser ses projets, mais aussi à déjouer leurs tactiques de manipulation et leur travail de sape.
C'est ainsi qu'à l’aube de ses quarante-sept ans, elle choisit donc d’adopter leurs propres armes : le mensonge, la trahison, la duperie, la manipulation — tout ce qui s’imposait lorsque son intuition lui soufflait qu’il y avait urgence. Non par goût mais par nécessité, pour se protéger aussi bien des attaques physiques, que spirituelles.
Puis, un jour, elle tomba par hasard sur un ouvrage : L’Art de la Guerre. En intégrant ses préceptes, sa vie se transforma radicalement. Elle n’était plus la même : ses cicatrices étaient devenues des forces, ses failles, des armes ; et son passé, un tremplin. Alors seulement, au terme d’une existence marquée par les épreuves, elle put tourner la page.
Un diamant noir est né.
Annotations