Mariée à leur place - CONTENU SENSIBLE
Il s’agissait d’un mariage arrangé par ses parents. Ce n’est que plus tard qu’Agathe en prit conscience.
Ses souvenirs, par bribes, revenaient sans prévenir. Trop diffus pour en tirer une vérité claire, mais assez présents pour la hanter. Ce flou l’empêcha de poser des limites à temps avec cet homme. Il faisait partie d’une grande famille, très liée à la sienne, depuis ses grands-parents maternels. Elle le connaissait depuis longtemps, mais pas assez pour s'engager, du moins pas avant ses dix-huit ans.
Un jour, durant les vacances d’été, alors qu’elle se promenait en maillot de bain — ils étaient tous invités : lui, son frère, un ami gendarme —, elle surprit son regard insistant sur ses seins à peine formés. Un malaise l’envahit. Elle ne comprenait pas encore d’où il venait.
Plus tard, elle se retrouva en couple avec lui. Ce n’est qu’alors que certaines choses firent sens. Un flash l’envahit bien après tout cela : elle, enfant, dans une petite bassine rouge. Lui, sa mère, penchés au-dessus d’elle pendant qu’elle prenait son bain. Elle se rappela qu’elle ne supportait pas que cette bassine soit remplie d’eau, même normalement. Ce souvenir, longtemps enfoui, lui revint brutalement.
Le jour où elle coucha avec lui pour la première fois, sa mère voulut tout savoir. Elle changea les draps elle-même, y ayant sans doute aperçu une tache de sang. Peu après, elle lui tendit un manuel sur la grossesse, comme si elle voulait la pousser à enfanter. Pourtant, Agathe prenait la pilule — prescrite pour provoquer ses règles absentes.
Tout s’enchaîna. Trop vite. Trop confus. Elle ne réalisa pas immédiatement qu’on cherchait à la contrôler. Ce fut un déclic : la découverte de livres de propagande religieuse extrémiste, envoyés par sa mère, la révolta. Elle comprit, trop tard, qu’on tentait de la formater.
Et pourquoi cette obsession de la voir tomber enceinte d’un homme qu’elle connaissait à peine ? Pourquoi cette précipitation ?
Elle était encore dans le brouillard. Mais en découvrant l’ampleur de la manipulation — entre ses parents et cette famille si proche —, elle mit un terme à la relation. Brutalement. Peut-être. Mais elle se sentait trahie, utilisée, enfermée dans une mascarade dont elle n’était qu’un pion. Alors elle se défendit. Maladroitement, peut-être. Par des mots blessants. Par une franchise mal perçue. Et on lui en voulut.
Pourtant, ses soupçons n’étaient pas infondés. Elle décida de brûler toutes les lettres d’amour qu’il lui avait écrites — longues, enflammées, pleines de promesses. Elle les jeta au feu dans un moment de révolte. Mais même ce geste intime ne lui appartint pas vraiment : sa mère, sans qu’elle comprenne comment, récupéra certaines de ces lettres dans les cendres. Un vol silencieux de son intimité, une intrusion de plus. Elle se sentit dépouillée jusque dans ses tentatives de se libérer.
Et un jour, en repensant à cette histoire, elle se dit qu’elle avait manqué de stratégie. Qu’elle aurait pu, elle aussi, manipuler la situation, divorcer, réclamer de l’argent, ou même se venger. Mais ce n’était pas elle. Ce n’était pas dans sa nature, surtout à l’époque.
Elle n’a jamais voulu faire de mal. Juste se protéger.
Si seulement elle avait pu éviter cette relation, ouvrir les yeux plus tôt… Mais elle se sentait comme anesthésiée, incapable de réagir, hypnotisée pour mieux l’empêcher de découvrir la vérité.
Plus tard, la colère surgit. Elle se dit qu’elle aurait pu crier, tout balancer, faire un scandale — n’importe quoi pour se faire entendre. Mais non. Ce qu’elle voulait, et ce qu’elle veut encore aujourd’hui, c’est la paix. Les mettre à distance. Les oublier. Elle voulait tourner la page, comme pour tant d’autres choses.
Et puis, un dernier souvenir remonta : celui de son premier amour. Avant ses 18 ans. Un amour sincère, respectueux, innocent. Ils s’aimaient profondément. Mais sa mère leur interdit de se voir. Ils furent contraints de se cacher pour s’aimer. Rien ne s’était passé entre eux, sinon cette tendresse lumineuse et rare.
Avec lui, elle se sentait en sécurité. En confiance.
Et si on ne les avait pas empêchés… peut-être serait-il devenu l’homme de sa vie.
Et bien sûr, ce n’est que plus tard qu’elle comprit cette énième supercherie : on l’avait empêchée de s’épanouir aux côtés de celui qu’elle aimait sincèrement pour mieux l’orienter vers un autre — un homme aux convictions religieuses extrêmes, étroitement lié à sa famille. Ce n’était pas un hasard : ses parents, manipulateurs et eux-mêmes pédophiles, voulaient garder la main sur sa vie, son couple, ses choix. Et lui ? Ce regard qu’il avait posé sur son corps d’enfant, ces amitiés douteuses… Agathe en eut froid dans le dos. Elle préféra tout arrêter. Elle ne prendrait pas ce risque.
Ils étaient si proches de cet homme qu’ils pouvaient suivre chacun de ses gestes, connaître ses moindres décisions. Ce jour-là, en comprenant l’ampleur de la trahison, Agathe ressentit comme un poignard planté en plein cœur. Ses sentiments avaient été manipulés. Sa liberté, confisquée. Et sa vie de femme, orchestrée à son insu.
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