Plus Jamais sous silence
À un moment donné, Agathe comprit qu’il lui fallait lâcher prise sur son passé — particulièrement sur sa mère. Ce fut une évidence le jour où, lors d’une simple conversation en ligne dans un club de lecture, une cascade de souvenirs resurgit.
Tout était parti d’un échange banal : quelqu’un mentionna George Sand et ses écrits sur la condition des femmes, les sorcières, la liberté. Aussitôt, Agathe revit cette scène figée dans sa mémoire : sa mère, allongée dans son lit, plongée dans un roman de George Sand. Agathe, ce jour-là, voulait simplement lui parler, mais sa mère ne leva même pas les yeux.
Et puis, étrangement, au fil de la discussion, quelqu’un évoqua l’anorexie, les relations toxiques mère-enfant. Le sujet lui parut brutalement personnel. C’était la veille de la fête des mères. Tout devint trop lourd.
Ce jour-là, Agathe craqua. Elle prit la parole, même si cela n’avait aucun lien apparent avec le sujet. Elle parla. Elle déversa. Elle dit tout : la perversion narcissique de sa mère, sa folie dissimulée derrière une façade bienveillante, son acharnement quotidien. Elle affirma qu’elle n’était pas anorexique, malgré les tentatives de provocation, malgré les coups portés à son identité. Elle refusa de participer à ce manège cruel, si manège il y avait. Alors elle laissa sa colère éclater — cette colère longtemps contenue, adressée non seulement à sa mère, mais à tous ceux qui avaient fermé les yeux.
Elle expliqua que, comme tous les manipulateurs, sa mère s’était documentée avec minutie pour mieux la détruire. Que cela ne l’étonnait même pas qu’elle lise George Sand : elle utilisait tout, même la culture, comme une arme. Puis, dans un souffle à peine voilé, Agathe laissa échapper une pique : elle avait toujours pensé que cette autrice écrivait des choses presque pornographiques. C’était un sous-entendu. Une manière de retourner le stigmate, de rendre à sa mère les mots qu’on avait voulu coller sur elle : « pute », « salope ». Une petite vengeance, oui. Parce que, cette fois, c’en était trop.
Elle sentait que sa mission, son rôle profond, c’était de rétablir la vérité. Pour sa vie brisée, pour sa dignité bafouée.
Avec le recul, elle comprit encore autre chose : que sa mère jouait un double jeu, un théâtre bien rodé. Et elle se demanda si cette lecture n'avait pas été qu’une énième mise en scène, une manipulation des perceptions, pour brouiller sa réalité à elle.
Mais elle était fière. Fière d’avoir travaillé sur tous les plans où l’on avait tenté de la briser. Fière d’avoir affronté les pièges émotionnels, les sentiments confus, la cruauté maquillée en amour. Depuis ce jour, elle décida qu’elle ne retiendrait plus jamais sa parole. Ce qu’elle avait vécu était impardonnable. Elle n’avait pas le choix : elle devait se battre. Frapper plus fort que sa génitrice, que tous ses complices, directs ou indirects.
On ne jouerait plus jamais avec son mental.
Elle ne nourrirait plus ces pensées anxiogènes, ni cette colère inutile contre ses détracteurs. Elle voulait retrouver son bien-être, physique et psychologique. Et c’est précisément le jour de la fête des mères qu’elle choisit de revenir à elle-même, à sa joie de vivre, et à cela seulement.
Il ne manquerait plus que ça : avoir été brisée et continuer à se faire du mal en ressassant son passé. Non. Elle le comprit rapidement.
Et si les autres refusaient d’ouvrir les yeux, s’ils préféraient se laisser manipuler à cause d’une simple erreur qu’elle avait pu commettre un jour, c’était leur problème, pas le sien. Elle ne porterait plus cette culpabilité. Elle refuserait désormais de plonger dans leur spirale descendante et mortifère.
Elle ne sacrifierait plus sa vie pour leur confort.
Elle n’était pas une martyre.
Elle se refusait — et refuserait toujours — d’aller dans la mauvaise direction.
Et quoi qu’ils fassent, quoi qu’il se passe, ils n’auraient jamais aucun pouvoir sur sa conscience.
Jamais.
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