Chapitre 3

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Tombant de sommeil, elle sortit en titubant et longea les murs immenses qui semblaient toucher le ciel. Derrière la cathédrale, elle s’engagea dans une rue déserte bordée d’un côté par un grand mur et, de l’autre, par des immeubles dont quelques appartements étaient encore éclairés. Elle suivit le trottoir en luttant contre son envie de pleurer. Entre les rideaux mal joints d’un rez-de-chaussée, de la lumière filtrait. Elle aperçut une chevelure blanche et une main tenant une loupe au-dessus de petits morceaux de papier. Au fond de la pièce, un feu brûlait dans une cheminée de marbre rose.

Elle contempla cette scène pendant quelques secondes avant de s’accroupir sous la fenêtre et de se blottir contre la muraille. Alors, pour retrouver son calme, elle enlaça ses genoux des deux bras et laissa l’image de la flambée d’or emplir son coeur. Puis elle réfléchit : si Gabriel n’était pas venu, c’est que cela lui avait été impossible. Il ne l’aurait jamais abandonnée autrement. Elle le connaissait assez pour en être certaine. Le lendemain soir, elle retournerait l’attendre à la cathédrale et il viendrait sûrement. Pour l’instant, il fallait seulement trouver un endroit où dormir.

Et elle s’interrogea. Avait-elle eu raison de le suivre à Paris ? Elle se sentait seule, fatiguée, inquiète mais elle découvrait un monde prodigieusement intéressant et, malgré tout, elle était contente de son choix. Une porte grinça à l’intérieur de l’appartement et une femme dit doucement : « Vous ne venez pas vous coucher ? ». Toute proche, la voix de l’homme répondit: « Attendez, j’ai presque fini, il faut encore que ... j’arrive ... »

Dessiné par la haute fenêtre, un rectangle de lumière dorée éclairait la rue jusqu’au trottoir d’en face. Elle faillit s’endormir à nouveau mais, au bout d’un moment, un bruit assourdi de chaise que l’on repousse puis des pas retentirent. Une ombre passa devant la lumière et la croisée s’ouvrit. Courbée en deux, elle se glissa précipitamment jusqu’au renfoncement de la porte d’entrée et entendit qu’on fermait les volets. Elle sortit de sa cachette : un rayon de lumière filtrait encore entre les panneaux de bois puis tout s’éteignit. Comme il faisait noir à nouveau ! Il fallait repartir. Elle traversa la rue et poursuivit sa route sur le trottoir d’en face.

Elle avait parcouru une centaine de mètres quand la chouette cria à nouveau quelque part loin derrière le mur. Le parc était-il là ? Elle avisa un figuier sauvage poussé entre les pierres. Il avait été taillé pour ne pas encombrer le passage et lançait vers le ciel de longues branches rondes. Elle empoigna la plus grosse, glissa les pieds dans les anfractuosités du mur et en y mettant toute son énergie, elle se hissa au sommet, s’y rétablit et découvrit de l’autre côté le fouillis de croix d’un très vieux cimetière où des tombes grises se serraient les unes contre les autres.

Là elle serait tranquille.

En tendant la jambe, elle parvint à prendre pied sur le sommet d’une pierre tombale dressée dans la pénombre juste en dessous d’elle et elle sauta aussitôt sur le sol avec la crainte d’avoir profané quelque chose. Il faisait trop sombre pour qu’elle puisse lire le nom gravé dans le marbre. Du bout des doigts, elle déchiffra le prénom d’Edouard et un nom commençant par LEF... Alors elle s’agenouilla, demanda rapidement pardon au mort puis, toujours à genoux, elle essaya de se convaincre qu’elle ne craignait rien. Les morts sont moins dangereux que les vivants, aurait dit son grand-père. Elle se releva et s’avança résolument le long d’une ruelle soigneusement pavée et bordée de grands arbres. Quelques chats s’enfuirent à son approche.

Toutes sortes de monuments se dressaient au bord de l’allée et aucun ne ressemblait aux sépultures de son village. Certaines tombes étaient immenses. L’une d’entre elles ressemblait même à un petit château. Une porte de métal un peu rouillée s’ouvrait dans la façade. Elle entra. Les murs étaient tapissés de plaques de marbre que la lune lui permit cette fois de déchiffrer. Elles portaient des dates, des noms et surtout des prénoms féminins : Lucienne, Anna-Maria, Augustine ... Elle s’assit sur le pavement et, malgré l’inconfort de sa position et le froid, elle dormit par à-coups. Le sourire de son grand père la protégeait et demain soir, Gabriel serait sûrement auprès d’elle.

Quand le jour se leva, la faim la tenaillait. Elle se leva péniblement, sortit et à l’aide de la pierre tombale d’Edouard et du vieux figuier, elle regagna la rue. Les volets du rez-de-chaussée étaient encore fermés. Elle alla s’asseoir à nouveau sous le porche de la cathédrale. Elle était trop fatiguée pour craindre d’être grondée. C’était l’heure de la première messe. Les paroissiens matinaux arrivèrent un à un et passèrent devant elle sans paraître la remarquer. Quand l’office se termina, l’un d’entre eux, peut-être celui qu’elle avait vu la veille, s’approcha d’elle et lui donna quelques piécettes. Cette fois, elle les prit avec reconnaissance : il n’était plus temps d’avoir honte.

Une boulangerie s’était ouverte sur la place. Elle y acheta un pain et apaisa sa faim puis elle rôda à nouveau dans les rues en cherchant la gare : si Gabriel ne venait pas, il faudrait reprendre le train pour Saint-François même si cette idée lui était insupportable ! Il faudrait qu’elle mendie pour s’acheter le billet ! Mais arriverait-elle à tendre la main et à regarder les passants dans les yeux en le faisant? Elle ne trouva d’ailleurs pas la gare et découvrit par hasard un jardin public.

Les pelouses étaient interdites. Elle dormit sur un banc en changeant de temps en temps de place pour fuir les gardes. Quand le parc ferma, elle erra un peu dans les rues, regagna la cathédrale et à 9 heures, elle était à nouveau sous le porche, brisée de fatigue. Elle attendit en se demandant avec effroi où elle allait passer la nuit et elle guetta les bruits de pas en priant de tout son coeur. De quel côté la balance de sa vie allait-elle pencher ?

Mais soudain elle reconnut le pas de son oncle et se leva d’un bond, pleine d’espoir. C’était lui en effet et il apportait le châle rouge mais ce fut surtout la vue de son sourire qui la réchauffa et qui effaça aussitôt le souvenir de ses tristes journées.

- Je suis désolé, je n’ai pas pu venir hier soir, dit-il et il ajouta presque légèrement, ça s’est bien passé?

- J’ai eu un peu froid, répondit-elle seulement, étonnée de sa désinvolture. Elle prit le châle qu’il lui tendait et s’en enveloppa aussitôt.

- J’aurais dû te le laisser. J’y ai pensé après. Mais tu sais, enchaîna-t-il très vite, je crois que j’ai trouvé où te loger. Tu vas voir. Viens, suis-moi.

Ils partirent. Gabriel marchait vite. Lisette regardait autour d’elle. Comme la veille, les rues s’étaient vidées de leur animation. On allumait les becs de gaz. Si Gabriel n’était pas venu, elle serait à la recherche d’un abri. Elle frissonna à cette idée. Soudain il prit la parole et lui raconta ce qui s’était passé : Il avait eu droit à deux jours de congé pour aller voir son père malade mais la mort de celui-ci avait prolongé son absence. La veille, la gouvernante le lui avait reproché sévèrement au moment même où il allait sortir de l’hôtel et il n’avait pas pu la rejoindre. Cela semblait l’inquiéter un peu mais il reprit avec une sorte d’enthousiasme qui surprit sa nièce : « Et maintenant voilà ce qu’on va faire. J’ai réussi à prendre une clé de la cuisine. On va entrer par là et je te guiderai jusqu’à une mansarde que personne n’occupe depuis longtemps. Il ne faudra faire aucun bruit, tu comprends ? Si quelqu’un nous voit, on se retrouvera tous les deux à la rue aussitôt ».

Lisette qui ne savait pas ce qu’était une mansarde, garda prudemment le silence. Elle le suivait pas à pas, rassurée par sa présence, prête à lui obéir en tout, vaincue par la fatigue et le froid. À un moment, elle tituba un peu et dut s’appuyer à un mur. Il filait devant et ne s’en aperçut pas. Elle le rattrapa aussitôt : ce n’était pas le moment de se plaindre.

Ils atteignirent enfin la demeure du comte d’Eprémesnil qui s’élevait au bord d’une large avenue. C’était un hôtel particulier entouré d’un jardin sur lequel donnait une rotonde vitrée du plus bel effet. Aucune lumière ne filtrait à travers les persiennes fermées. Ils s’engagèrent dans la ruelle qui longeait l’arrière du bâtiment et Gabriel s’arrêta devant une porte vert sombre qui se découpait dans un renfoncement de la muraille. Quatre marches y menaient. Il se retourna vers Lisette : « Ne fais pas de bruit » dit-il. Il gravit les degrés, sortit une clé de sa poche et la fit tourner doucement dans la serrure puis il poussa le vantail, entra et fit signe à Lisette.

Elle le rejoignit le coeur battant. Il faisait un noir d’encre. Une bonne odeur de cuisine l’atteignit en plein visage. Après avoir soigneusement verrouillé la porte derrière eux, Gabriel la prit par la main. « On va à l’escalier », chuchota-t-il et ils progressèrent à tâtons.

Malgré l’obscurité, il avançait avec assurance, ouvrit une porte, puis une autre et il y eut ensuite, sur plusieurs étages, un escalier en colimaçon avec une rampe de bois très lisse. Ils se retrouvèrent enfin sous les toits dans un couloir étroit. Encore quelques pas et une porte s’ouvrit sur une petite pièce.

À droite, la lumière pâle de la lune entrait par une fenêtre plus large que haute. Gabriel alluma une bougie placée sur une table face à la porte. Restée sur le seuil, Lisette découvrit un petit lit et dans un angle une couverture sur une chaise. Son bagage était posé à côté. La perspective de pouvoir s’étendre et se réchauffer enfin lui parut merveilleuse, les larmes lui vinrent aux yeux, elle se tourna vers Gabriel. Dans la pénombre, elle vit qu’il souriait, content de sa surprise: « Voilà, dit-il, personne ne vient jamais ici. C’était une chambre de servante autrefois. Il y a des latrines au bout du couloir. Tu seras à l’abri. Repose-toi, je reviendrai demain matin t’apporter à manger et à boire dès que je pourrais. Ne bouge pas, ne sors pas d’ici surtout. À demain, petite Lisette! ».

- Merci, Gaby ! » souffla-t-elle avec ferveur. Il l’avait sauvée de la rue, elle ne deviendrait pas mendiante. Elle ne l’oublierait jamais. Elle étendit la couverture sur le lit, se glissa en dessous et son corps se détendit enfin dans la tiédeur de la laine.

Quelque part là-bas, le renard noir fixait le mur de son regard cuel, des chats dormaient dans les tombes.

Ils pouvaient toujours l’attendre, elle ne reviendrait pas.

Elle s’endormit aussitôt en oubliant qu’elle avait faim.

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