Chapitre 6

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Le passage de Gabriel, le lendemain matin, fut très rapide et silencieux mais le soir, quand il vint lui apporter sa part de dessert et de légumes dans un même bol, Lisette l’interrogea pour connaître mieux l’organisation de la maison. Elle apprit que le maître vivait au premier étage et que six domestique le servaient. Les femmes étaient installées au deuxième étage et les hommes logeaient en général au-dessus de l’écurie. Le rez-de- chaussée était donc désert la nuit sauf les soirs de réception pendant lesquels Edmée, la soeur du comte, faisait fonction de maîtresse de maison. C’était d’ailleurs de plus en plus rare. René d’Eprémesnil vieillissait et fuyait les mondanités. Il avait eu son heure de gloire en tant que ministre plénipotentiaire de la Restauration. A Rome, à Londres, il lui avait semblé atteindre le sommet de sa vie dans les soirées des ambassades. Beaucoup de femmes l’avaient adoré à l’époque et il le leur avait bien rendu. Ce temps était passé. Désormais il ne voyait plus personne et il se consacrait à ses écritures et à sa collection d’objets d’art.

Ce soir-là, à la fin de leur conversation, Lisette avait tiré de son oncle toutes les informations possibles. Il la quitta en lui souhaitant gentiment bonne nuit : « Demain soir, on partira quand tout le monde sera couché. On fera comme à l’arrivée : on passera par la porte de derrière, tu dormiras chez mon ami Eugène et après-demain je te ramènerai à la maison. Tu vas revoir Saint-François ! » ajouta-t-il avec un pauvre sourire.

Lisette, prise de pitié, feignit d’éprouver le contentement qu’il souhaitait lire sur son visage et lui fit un petit signe affectueux de la main. Elle seule savait que c’était un adieu.

Quand il fut parti, elle dévora le morceau de tarte et les légumes mais cela ne suffit pas à apaiser sa faim. Cela faisait trop longtemps qu’elle était mal nourrie. Elle avait un besoin impérieux de manger. Ce besoin était devenu une obsession. Cependant elle l’oublia un instant pour s’organiser : il fallait agir cette nuit, quand tout le monde dormirait car en plein jour elle ne pourrait plus sortir sans être vue.

Mais que faire ? Se sauver au hasard dans Paris tout de suite ? Elle ne connaissait personne. Elle avait bien vu combien il était difficile de trouver un refuge dans la grande ville et comment il fallait se méfier de tout. En définitive, il ne lui restait qu’une seule possibilité : se cacher quelque part dans la maison jusqu’à ce que Gabriel ait définitivement quitté les lieux et revenir ensuite se réfugier dans sa chambre à l’insu de tous. La suite ? Elle verrait bien. Rien de pire ne pouvait lui arriver que de retourner vivre de la terre, dans la terre comme toute sa famille. Elle se décida donc, rassembla ses affaires, alla les cacher sous le lit d’une pièce voisine et elle attendit que le temps passe.

Quand trois heures sonnèrent, elle se leva. « En route » se dit-elle. Elle alluma sa bougie, descendit trois étages et se retrouva dans le joli couloir.

Cette fois, elle découvrit très vite la porte de la cuisine. Des braises rougeoyaient encore dans le foyer. Elle se mit à fureter et trouva du fromage dans un garde-manger puis elle aperçut un compotier sur une étagère élevée. Il était plein de cerises rouge vif et luisantes. Elle monta sur une chaise et elle en préleva une grosse poignée qu’elle avala aussitôt. Elle prit également un demi-pain dans la huche et ressortit de la pièce, sans hâte mais l’oreille aux aguets.

Le cellier où elle avait trouvé les pommes était trop exposé pour lui servir de cachette. Elle entra dans la salle de réception. Elle y serait sûrement tranquille seulement elle ne tenait pas à passer une journée sous l’immense table ; en parcourant la pièce des yeux elle découvrit, dans un angle, une porte qui ouvrait sur un grand placard. Des objets divers y étaient rangés. Tout un matériel nécessaire aux grandes réceptions : de l’argenterie, des vases, des piles d’assiettes bordées d’or et une infinité de carafes et de verres de cristal. Ce serait sa cachette. Se glissant à l’intérieur, elle s’accroupit puis s’allongea sur des tapis moelleux empilés là, tira à elle la porte, remit son sort entre les mains de Dieu et s’endormit en étreignant sa poupée.

Elle se réveilla très tard. Elle avait chaud et soif. Des éclats de voix lui parvenaient de la cuisine, des portes s’ouvraient, un moment même il lui sembla qu’on entrait dans la salle de réception et elle retint son souffle mais les pas s’éloignèrent. Elle décida soudain que, si on la découvrait, elle s’enfuirait au hasard dans la rue en profitant de la surprise et cela l’aida à maîtriser sa peur. Mais rien de tel ne se passa.

Elle attendit.

Gabriel devait avoir découvert sa disparition ce matin, qu’en avait-il pensé ? Elle n’en saurait rien et elle en ressentit un peu de tristesse en se disant qu’il avait peut-être été soulagé finalement. La ramener piteusement à sa grand-mère n’aurait rien eu d’agréable. Cela la consola puis l’attrista à nouveau fugitivement : elle était un fardeau pour tout le monde et elle n’avait plus de maison désormais. Les murs impeccablement blancs, le sol du placard pavé de briques cirées et la douceur des tapis lui parlaient une langue qui n’était pas la sienne : la langue de l’argent. Elle n’était pas de ce monde-là, elle n’y était pas bienvenue. Mais soudain elle eut un sursaut d’orgueil : « Quand on est pauvre, on ne se plaint pas » répétait souvent son grand-père et elle l’avait compris bien avant de se l’entendre dire.

Elle s’endormit à nouveau. Quand elle entrouvrit la porte du placard, le soir tombait, les derniers reflets du soleil faisaient briller le parquet marqueté. L’énorme lustre qui surplombait la grande table ronde étincelait. Elle eut envie de se dégourdir les jambes mais il était trop tôt encore. Elle resta donc là, regarda la grande pièce s’obscurcir peu à peu et entendit s’éteindre les voix. Vers minuit, elle sortit enfin de sa cachette, s’étira rapidement et courut à la cuisine où elle but d’abord longuement. A sa grande joie, un ragoût encore tiède emplissait aux trois-quarts une grande casserole sur le coin du fourneau. Elle arracha un morceau de la miche qu’elle avait gardée avec elle et se régala un bon moment en veillant bien à ne laisser aucune trace de son passage.

Et maintenant ? Gabriel était peut-être encore dans la maison, il avait dû hésiter à s’en aller sans elle et attendre le lendemain matin. Jusque-là elle ne pouvait pas se permettre de se réinstaller dans sa chambre. Elle y remonta cependant pour quelques instants : rien n’avait bougé. Elle avait un peu espéré qu’il lui avait laissé une dernière lettre mais il n’était pas capable de ce genre d’initiative. Elle ne l’avait jamais vu écrire. Et puis il ne pouvait pas savoir qu’elle était encore dans la maison. Elle s’assit au bord du lit, il faisait noir et froid, elle posa le pain et sa poupée sous son lit et décida très vite de redescendre au rez-de-chaussée.

Maintenant qu’elle avait bien mangé, elle se sentait presque joyeuse. L’aventure l’excitait et elle décida d’explorer davantage les lieux. Trois grands salons en enfilade jouxtaient la salle de réception. L’un d’entre eux s’ouvrait sur une rotonde vitrée donnant sur une terrasse et, après quelques marches, sur un jardin. Des massifs de roses blanches bordés de buis faisaient des taches claires dans l’ombre. Tournant la clé qui était restée sur la porte, Lisette sortit. Il faisait doux. C’était la pleine lune. Comme c’était bon de respirer enfin l’air du dehors après des semaines d’enfermement ! Elle descendit les marches et s’approcha de la clôture. La rumeur de Paris s’élevait loin derrière les arbres alors que tout dormait dans les immeubles voisins. Le jardin était clos par un mur bas sur lequel plusieurs piliers de pierre grise soutenaient une haute grille. Entre le dernier pilier et le premier barreau, l’espace était plus large. Le coeur battant, Lisette s’y glissa et se retrouva sur le trottoir.De l’autre côté de l’avenue, un cours d’eau miroitait doucement sous la lune. Etait- ce la Seine ? Un canal ? Elle s’avança après avoir regardé autour d’elle : tout était désert, aucun souffle de vent n’agitait les feuilles au-dessus d’elle. Elle s’approcha de la berge. L’eau coulait au ras du bord avec un bruit discret et irrégulier. Elle ramassa une feuille morte, la posa doucement sur l’eau et la regarda tournoyer un instant près de la rive et s’éloigner lentement dans le noir. Il fallait rentrer maintenant et peut-être prendre encore un peu de ragoût ... Elle se retourna et sursauta : un homme se tenait là, à quelques mètres d’elle. Il s’était approché sans un bruit et la regardait. Il tenait d’une main une

lanterne et de l’autre un crochet. Un chiffonnier. Il lui barrait le passage. La rivière était derrière elle. Impossible de fuir. D’une voix brutale, il demanda :
« Qu’est-ce que tu fais là? »

Elle se sentit glacée de terreur et ne répondit rien. Il fit un pas vers elle. Elle recula. Plutôt se jeter dans le fleuve que le laisser s’approcher. Mais il fallait qu’elle garde son sang-froid, elle réfléchissait très vite. En désignant l’hôtel dont elle venait de sortir, elle murmura d’une voix blanche : « J’habite là! »

Après avoir considéré la façade cossue, l’homme sembla plus circonspect mais un coup d’oeil rapide à ses vêtements usés et à ses galoches lui rendit son assurance.
- Tu habites là ? Chez tes parents ?

- Non, je travaille là.
Il rit silencieusement: « Ça m’étonnerait, tu n’as pas plus de 10 ans. Il hésita et jeta un nouveau coup d’oeil au lourd portail du porche : « Et tu serais sortie comment ? C’est pas vrai, tu mens ». Et il fit un autre pas en avant.
« Je suis sortie par la terrasse à travers les barreaux, balbutia-t-elle affolée avec un geste de la main, je vais vous montrer ». Il fallait qu’il croie qu’elle n’était pas à la rue, qu’il y avait des gens qui la vengeraient s’il osait quelque chose.


Il réfléchit un instant en la regardant fixement. Il avait l’air d’un loup. « Montre-moi » dit-il et il s’écarta de quelques pas pour la laisser passer puis, comme elle ne bougeait pas, de quelques pas encore. Alors Lisette se décida. Et comme si sa vie en dépendait, et elle en dépendait peut-être, elle courut à la grille et se glissa dans le jardin. L’homme l’avait suivie jusqu’au mur et il lui souffla à mi-voix : Attends un peu, écoute-moi.

Elle se sentait plus rassurée maintenant, elle savait qu’il ne pourrait pas passer à travers les barreaux. Elle s’arrêta et se tourna à demi sans oser le regarder en face. Il reprit :


Ecoute-moi sinon dès demain toute cette maison saura que je t’ai trouvée sur le trottoir en pleine nuit. Je connais Tonio, le cocher, je lui parlerai de toi et quelque chose me dit que ça t’arrangera pas. Je ne sais pas ce que tu as à cacher mais tu sais comment entrer là dedans et ça m’intéresse. Vas-y et si tu me rapportes quelque chose de beau et de cher, je ne dirai rien, je ne suis pas un mouchard .

Lisette bondit sur les marches. Près de la porte, elle se retourna en essayant de calmer sa respiration et dit dans un souffle : « Je reviens. » Il fallait à tout prix qu’il ne parle d’elle à personne, elle devait trouver quelque chose à lui donner.

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