chapitre 10

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Lorsque Lisette entra dans la bibliothèque la nuit suivante, le livre sous le bras, une lampe brûlait sur le bureau dont le bois ciré luisait doucement dans l’ombre. Un plateau chargé de nourriture y avait été déposé ; il y avait là du pain frais, du beurre, beaucoup de fruits et même une tasse de chocolat encore un peu tiède et qui semblait l’attendre. Elle ne se fit pas prier. Folle de joie, elle s’attabla aussitôt et dévora tout avec appétit. Et puis elle regarda autour d’elle. Près du plateau, quelques feuillets avaient été placés. Elle lut :

— Bonjour Lisette,

voulez-vous relire ces pages, s’il vous plaît ? Je ne connais pas bien la campagne et j’ai peur de faire encore des erreurs, corrigez-les, je vous en prie.

Merci .

Sans s’étonner davantage, Lisette s’enveloppa dans son châle et commença sa lecture. C’était difficile à comprendre, bien plus difficile que le conte, mais aussi plus émouvant.

Il s’agissait de souvenirs de jeunesse.

Plusieurs passages se déroulaient dans une ferme et elle n’eut pas de difficultés à y repérer des erreurs évidentes, sur les vaches notamment qu’elle avait souvent gardées, ce que n’avait manifestement jamais fait l’auteur de ce texte car il leur prêtait des comportements invraisemblables. Elle se souvint de la douceur de sa vache préférée et de son odeur rassurante. Finalement c’était auprès des animaux et de leur bonté qu’elle avait toujours trouvé du réconfort.

Elle reprit sa lecture et travailla ainsi longtemps avant de regagner sa chambre avec un nouveau livre. La nuit suivante se passa de la même manière et à cinq reprises, ils travaillèrent ainsi chacun de leur côté, amusés par la situation. Sans s’être rencontrés, ils se tenaient compagnie, ils n’étaient plus seuls.

La cinquième nuit, comme Lisette terminait son travail après avoir avalé son chocolat, la lampe s’éteignit. Elle s’arrêta et rêva un instant. L’obscurité n’était pas totale. Les feuilles des marronniers ne masquaient pas complètement la lueur des réverbères. Elle regarda le boulevard par la baie vitrée et se souvint de la pénible rencontre qu’elle y avait faite quelques jours auparavant. Mais elle se souvint aussi du ruissellement du fleuve le long de la rive et des dalles de granit que l’eau avait lissées au fil des années. Elle avait envie de les revoir et surtout de respirer à nouveau l’air du dehors.

Posant sa plume, elle reprit l’escalier, sortit sur la terrasse et descendit les marches qui menaient au jardin. Une odeur de glycine et de rose flottait dans l’air. Elle hésita un instant mais refusa de céder à la peur. Il ne se passerait rien cette fois, elle en était certaine. Elle s’approcha de la grille et jeta un coup d’œil dans la rue. Tout était absolument calme. Elle se glissa entre le pilier et le dernier barreau, rejoignit la rive et s’assit en repliant les jambes sous elle. Quelques buissons la cachaient à demi. L’eau coulait à quelques centimètres du bord.

Un vent tiède soufflait. L’aube approchait. Que c’était bon d’être là ! Elle se sentait d’autant mieux qu’elle avait mangé à sa faim depuis plusieurs jours. Tout à l’heure elle rentrerait dans sa chambre et l’aventure se poursuivrait. Elle n’avait plus peur. Maintenant qu’elle avait commencé à tisser ce lien avec le maître de maison, l’avenir était rassurant . À brève échéance du moins. Ôtant ses chaussures, elle plongea ses pieds dans l'eau froide, les en retira vite et les frotta entre ses mains avant de remettre ses chaussures.

Elle allait se lever pour rentrer quand un bruit de feuilles foulées la fit se redresser juste à temps pour recevoir contre elle le choc du corps noir, souple et tiède d’un jeune chien qui lui lécha la figure avec enthousiasme. En riant, elle tenta de freiner ses élans débordant d’affection qui avaient failli la faire tomber. Enfin il se calma et sembla vouloir l’inviter à le suivre.

Après une brève hésitation, elle s’engagea derrière lui et marcha ainsi une cinquantaine de mètres à travers les arbustes. Elle aperçut alors à travers les branches la masse sombre d’une péniche amarrée là. Le chien bondit sur le pont et Lisette hésita encore. Mais tout était calme et cela faisait si longtemps qu’elle rêvait de monter sur un bateau ! L’embarcation était certainement déserte à cette heure. Le batelier avait dû la laisser là, à l’écart, pour la nuit. Enjambant le plat-bord, elle monta sur le pont qu’elle parcourut jusqu’à la proue. Comme ce devait être bien de glisser ainsi sur les canaux ! À l’école elle avait appris que dans le Nord de la France beaucoup de gens vivaient comme cela.

Le chien avait disparu, elle le découvrit à l’avant dans un recoin auquel on accédait par une écoutille. Elle y descendit. L’odeur était forte. Quelques chiffons de toile servaient de couche à l’animal qui s’étendit sur le dos pour être caressé. Elle se penchait pour lui obéir quand elle entendit un bruit de pas. Elle se figea : une silhouette longea le bateau et monta à la poupe. Soudain, un choc et la péniche vibra longuement. Elle redressa la tête. Un second choc, un bruit sourd suivi d’une sorte de souffle et elle sentit que tout bougeait : elle partait ! elle partait ! Il fallait descendre tout de suite ! Elle se hissa sur le pont, la rive était déjà à plusieurs mètres ! Le chien l’encombrait à nouveau de son euphorie, elle le repoussa durement et tourna les yeux vers la cabine de pilotage mais se souvenant de sa précédente rencontre nocturne, elle n’osa pas s’en approcher. Elle n’avait pas le droit d’être là.

Il aurait suffi que la péniche se rapproche un peu du bord pour qu’elle saute sur la berge mais elle filait maintenant dans le courant, sur l’eau noire, en suivant une trajectoire rectiligne, à trois mètres environ de la terre ferme. Affolée, elle se mit à pleurer. Elle allait tout perdre ! Elle venait de gâcher la chance qui lui avait été donnée. Elle resta prostrée pendant un long moment sur le bois humide, puis, comme elle avait froid, elle descendit auprès du chien et s’endormit. Le temps passa, la lourde barge glissa longuement sur le fleuve dans l’aube grise et elle s’arrêta sans que Lisette n’en sache rien.

Quand elle se réveilla, elle mit un certain temps à se souvenir de ce qui lui était arrivé. Puis elle se leva et passa la tête par l’écoutille : la péniche était amarrée au bord d’une place où se tenait un marché. Une grande église de pierres claires se dressait au fond sous un soleil radieux tel qu’elle n’en avait pas vu depuis longtemps. Elle sauta en hâte sur le quai tout proche et s’éloigna rapidement du bateau à nouveau apparemment désert. Le marinier ignorerait toujours qu’il avait transporté une passagère clandestine. Le jeune chien la regarda s’éloigner en agitant énergiquement sa queue mince, il souhaitait manifestement la suivre mais elle ne lui fit pas le moindre signe. Elle lui en voulait de l’avoir entraînée dans cette aventure.

Elle s’assit devant le porche sur de larges marches blanches tiédies par le soleil. Elle était moulue de courbatures et resta d’abord immobile pour reprendre ses esprits. Elle avait envie de pleurer. Elle passa les doigts dans ses boucles et se frotta le visage.

Il était encore tôt, certains marchands n’avaient pas fini d’installer leur étal. Déjà des passants allaient et venaient. Ils étaient assez âgés pour la plupart. Personne ne faisait attention à elle, elle n’avait plus à se cacher. Elle se rasséréna progressivement en se réchauffant, plia le châle de sa mère qu’elle tenait jusqu’alors en boule dans ses bras et chassa quelques brins d’herbe de sa robe. Au bout d’un moment, des gens bien habillés montèrent vers l’église et y entrèrent. Elle observa des jumelles blondes qui avaient à peu près son âge. Que pouvaient-elles bien penser ? Leur regard n’exprimait rien, il glissa sur elle et se détourna avec indifférence. Pour ces petites filles, elle n’existait pas et cela l’humilia. C’était un sentiment qu’il fallait chasser aussitôt, il la ferait souffrir pour rien mais là, seule dans un lieu inconnu, sans le moindre soutien, il lui était difficile de retrouver son optimisme habituel. Elle chercha des yeux le petit chien noir sur la péniche. Il avait disparu.

La nuit allait revenir et avec elle le froid et tous les dangers de l’ombre. Il lui fallait à tout prix retrouver un gîte et un soutien, se battre jusqu’au bout, même si elle ne voyait pas ce que pourrait être le bout. Il fallait qu’elle essaie de rattraper son erreur. Elle se leva. La seule chose qui la reliait à l’hôtel d’Eprémesnil, c’était la rivière. Elle allait donc la suivre en la remontant et elle le retrouverait sûrement. Mais d’abord elle devait trouver à manger. Le marché touchait à sa fin. Elle glana quelques fruits tombés sur le sol. Un marchand qui l’avait vue faire, s’approcha. Il tenait des pommes enveloppées dans du papier journal.
« Tiens, prends plutôt ça, » dit-il, avec un sourire engageant. Lisette remercia poliment et s’éloigna aussitôt en serrant les fruits contre elle.

Des maisons qui donnaient directement sur le fleuve, étaient accolées les unes aux autres. Elle s’engagea dans une ruelle pavée qui les longeait par l’arrière. Mettre un pied devant l’autre, avancer pas-à-pas sans penser à la suite, voilà ce qu’il fallait faire maintenant.

Il faisait radieusement beau et c’était une chance. Les chèvrefeuilles débordaient des petits jardins et leur odeur lui parut merveilleuse. Que c’était bon quand même de pouvoir respirer et bouger comme elle le voulait !

Pour le plaisir et malgré ses soucis, elle se mit à courir, faillit tomber et ôta ses galoches pour être plus à l’aise et sentir sous ses pieds nus les pierres douces que le soleil avait chauffées. Au bout d’un instant, elle s’essouffla et s’arrêta pour reprendre haleine.

Quelle distance la péniche avait-elle bien pu parcourir pendant son sommeil ? Dix kilomètres, vingt ? Peut-être davantage ? Elle essaya de ne plus y penser et veilla à ne pas perdre de vue la rivière qu’elle apercevait maintenant par des échappées entre les maisons bourgeoises entourées de jardins.

La demeure du comte était plus belle et plus grande, elle découvrit qu’elle en était fière, comme elle l’aurait été de sa propre maison. Plus loin les élégantes villas laissèrent peu à peu la place à des habitations plus modestes. Puis ce fut la campagne. La petite route qui s’étendait droit devant elle depuis le village, tournait maintenant à gauche. Il fallait choisir : la suivre et risquer de se perdre ou longer le fleuve à travers champs. Elle décida de quitter la route. Dans la foule de la place du marché, elle avait pu passer inaperçue mais seule sur la route, elle risquait d’être remarquée et inquiétée.

Elle franchit le fossé et escalada le talus en s’accrochant à l’herbe. Puis elle sauta de l’autre côté et traversa un champ. Elle ne pouvait plus voir la rivière qui était masquée par un petit bois. Ses jambes étaient griffées par les ronces et elle avait chaud mais elle se sentait forte d’une énergie et attaquait chaque difficulté avec plus d’ardeur. Elle réussit enfin à se rapprocher de l’eau et, pendant plusieurs heures, elle suivit le chemin de halage en chantant pour se donner du coeur.

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