Chapitre 12

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Lisette avait marché toute la journée le long de la rivière. Elle n’avait croisé que quelques pêcheurs et des promeneurs indifférents. Elle était épuisée. Les méandres de la rivière n’en finissaient pas. Les rideaux de peupliers, toujours semblables, se succédaient. Les canards qui se poursuivaient, les hirondelles frôlant l’eau pour y boire ne l’intéressaient plus. Seuls trois chevreuils bondissant dans un champ avaient réjoui son coeur pendant quelques secondes.

Elle avait eu trop chaud puis la chaleur était tombée et elle serrait son châle sur ses épaules. Elle avait bu du lait au pis des vaches qu’elle avait pu approcher et terminé le sac de pommes. Maintenant il lui fallait trouver à nouveau un lieu pour dormir.

Le canal longeait des terrains vagues et de vieilles bâtisses abandonnées. Elle n’envisagea pas une seconde d’y entrer. L’endroit était trop triste. Il fallait continuer. Le soir venait et elle sentit à nouveau poindre l’angoisse. Elle traversa un village dont les réverbères éclairaient de loin en loin la voie. Elle regarda son ombre s’allonger et raccourcir tour à tour devant elle. Elle imagina un instant que c’était une amie qui l’accompagnait, disparaissant et revenant sans cesse. Puis il n’y eut plus de réverbères... Il fallut marcher seule dans le noir.

Peu à peu le découragement l’envahit : c’était fini. Jamais elle ne retrouverait la maison du comte ! Elle poursuivait pourtant sa marche, sans autre projet que celui d’avancer sans fin et sans espoir. Elle marchait. Il fallait avancer, avancer toujours, parce que la vie c’était comme ça, aller toujours de l’avant sans but, vers un avenir qui ne dépassait pas le prochain virage et qui se répèterait ainsi jusqu’à la fin. Quelle fin ? Celle de son grand-père dans le lit-clos ? Celle de sa grand-mère accablée d’enfants et de peines, toujours endeuillée et épuisée par d’interminables et vaines corvées ?

Comme il faisait noir et comme elle était seule !

Elle s’assit sur le talus herbu de la berge. Elle avait de plus en plus froid. C’était comme une rivière de larmes qui coulait maintenant en contrebas ... et soudain, elle eut envie de s’y jeter.

Elle se leva et, en s’accrochant à un jeune saule poussé là, elle descendit vers l’eau. Encore quelques instants de souffrance et de peur et tout serait fini. Il fallait juste encore un peu de courage. Elle serrait de toutes ses forces une branche entre ses mains. Sous elle, l’eau semblait l’attendre tranquillement. Il fallait lâcher prise maintenant, il fallait que ses mains s’ouvrent et la laissent partir. Son châle, accroché à une ronce de la rive, s’étirait sur les broussailles comme un cordon rougeâtre la reliant au chemin. Lâchant sa prise d’une main, elle tira de l’autre pour le dégager puis elle y renonça et le laissa.

Elle regarda l’eau noire. Elle se sentait immensément calme, immensément seule. À ce moment précis, du fond du vide de son coeur, une idée émergea lentement : elle ne pouvait pas abandonner là le châle de sa mère, le seul objet qui lui restait d’elle. Alors, tranquillement et comme extérieure à elle-même, elle remonta sur le talus, prit le temps de dégager un à un les brins de laine accrochés aux épines et reprit sa marche dans l’ombre le long du fleuve, l’esprit totalement désert.

Elle progressa d’abord sans rien ressentir puis, au bout d’un long moment, elle se mit à trembler, bouleversée par ce qu’elle venait d’éprouver. Jamais encore elle n’avait pensé qu’on puisse vouloir mourir. La mort était pour les autres, pour les adultes et surtout pour les vieux. Les petites filles ne mouraient jamais, ce n’était pas dans l’ordre des choses ! Ce n’était pas possible ! Elle avait toujours cru que tant que son corps serait vif et doux, tant que ses bras seraient minces et bronzés, la mort ne la concernerait pas. Et voilà qu’elle l’avait souhaitée ! Voilà qu’elle avait failli mourir !

Il faisait nuit maintenant, le froid la tourmentait. Elle ne se souciait plus de trouver un endroit pour dormir, elle marchait, marchait dans l’obscurité, elle n’avait plus peur, elle n’était même plus triste, elle ne pensait à rien.

Au bout d’un long moment cependant elle trébucha et tomba. Il fallait s’arrêter. A quelques mètres d’elle se dressait la sombre silhouette d’une maison d’écluse abandonnée. À l’arrière, un vieux pont de bois enjambait un ruisseau. Elle s’y coucha en boule. Pas un bruit. Sous elle, entre les planches disjointes, elle aperçut dans l’eau un étrange reflet pâle qui ne venait de nulle part. Une vague terreur l’envahit. Elle pensa à sa mère, joignit ses mains et les serra entre ses genoux. Puis elle se recroquevilla et sombra brutalement dans un sommeil semblable à un coma tandis que le brouillard montait de l’eau immobile.

Deux heures plus tard, le froid la réveilla, elle se leva et reprit sa marche mécanique dans la nuit grise. Elle avança encore longtemps, titubant et tombant parfois. Et puis, enfin, le chant d’une grive s’éleva et le jour vint, bleuté et vague, et le soleil illumina doucement la brume. Les yeux de Lisette se posèrent malgré elle sur la lumière qui s’offrait là, pour rien ni pour personne, et elle se mit à pleurer sans pouvoir se retenir.

Une nouvelle écluse barrait la rivière ; des maisonnettes apparurent. Elles étaient pauvres et silencieuses, entourées de jardins potagers charmants et de poulaillers dont les portes étaient encore fermées. Et peu à peu ce furent les abords de la ville, des faubourgs endormis, des fabriques, des avenues bordées de villas. Un fiacre passa. Très loin un train quittant une gare lança un long cri.

Le talus qui bordait le canal avait cédé la place à un quai de granit. Elle s’y assit un instant, se laissa réchauffer par le soleil et regarda la vie revenir. L’eau était lisse. Une péniche passa. Un mince filet de fumée sortait de la maison naine bâtie sur le pont. Les vaguelettes de son sillage se calmèrent doucement contre la rive et elle regarda les rideaux qui se balançaient aux petites fenêtres jusqu’à ce qu’ils disparaissent de sa vue.

Il fallait qu’elle dorme un peu et qu’elle oublie l’effroi de la nuit. Elle était brisée. Ensuite elle chercherait à manger. On verrait bien. Elle décida de se lever : elle allait parcourir un dernier méandre et ensuite elle s’arrêterait. Blottie contre une des bornes de pierre arrondies qui marquaient chaque kilomètre, elle dormirait un peu. Ce modeste projet lui donna le courage de se traîner jusqu’à la courbe suivante.

Et soudain elle s’arrêta : elle venait de reconnaître les buissons sous lesquels elle avait rencontré le chien et de l’autre côté de la route, la façade claire, presque lumineuse de l’hôtel ! Elle inspira profondément et sentit tout son corps se détendre d’un coup. Dans un frisson de joie, l’espoir et l’avenir ouvrirent à nouveau leurs ailes comme de grands oiseaux invisibles. La nuit, la mort et la solitude s’éloignèrent, vaincues. Elle tourna son regard vers le fleuve qui miroitait doucement. Comme c’était beau ! Il lui sembla que l’eau remuée par le vent bougeait aussi dans son coeur. Jamais elle n’avait senti cela. Cette extase dura un instant puis elle revint peu à peu à la réalité et se tourna vers la maison qui dormait encore.

Tout était fermé à l’exception des portes de l’écurie dans laquelle elle perçut une discrète activité. Que fallait-il faire ? Son épuisement l’empêchait de réfléchir. Elle n’osait pas s’adresser directement au comte, elle avait bien trop triste mine, après ses deux nuits passées à la belle étoile, elle se sentait trop fragile pour l'affronter. Et puis il devait penser qu’elle s’était enfuie. Peut-être était-il fâché contre elle et décidé à la chasser, peut-être même à la livrer à la police ?

Mais le souvenir de sa petite chambre là-haut et des caresses de Miscetto fit bondir son coeur. Elle se glissa sous les feuillages au bord de l’eau et elle observa ce qui se passait : la maison s’éveillait doucement, les volets des chambres s’ouvrirent et les lieux s’animèrent peu à peu. Des fenêtres furent entrebâillées. On attela une calèche dans la cour et soudain René d’Eprémesnil sortit sur le perron. Il était tel qu’elle se l’était imaginé : grand, encore droit, avec un visage long et étroit, mince et presque austère dans son vêtement sombre. Quand le cocher l’eut aidé à s’installer, les chevaux se mirent en route, crinière flottant dans le vent matinal et la maison sembla se calmer peu à peu.

Comme la tiédeur de l’air l’y invitait, elle s'endormit sur les feuilles mortes qui tapissaient le sol sous les buissons de la rive. Elle se réveilla vers la fin de l’après-midi : tout était calme, le soleil baignait tranquillement la grande façade blanche. Elle se sentait mieux et elle eut soudain une idée : elle ne pouvait pas prendre le risque d’entrer en plein jour dans l’hôtel mais, si la porte de la rotonde était encore ouverte, elle pouvait tenter d’en dérober la clé tout de suite et quand la nuit serait venue, elle entrerait par là sans être vue. Ce soir elle dormirait peut-être à l’abri !

Il fallait agir vite avant que les portes ne soient verrouillées comme chaque soir. Des fiacres passaient de temps en temps. Elle attendit, traversa l’avenue et se glissa derrière le dernier barreau de la grille. Il y avait ensuite l’allée de gravier, la pelouse bordée de rosiers à traverser et quelques marches à gravir. Elle le fit silencieusement, pria mentalement une seconde et avec un tremblement incontrôlable, elle posa la main sur la poignée. La porte s’ouvrit doucement. La clé était à l’intérieur. Elle la saisit, la fit glisser hors de la serrure et regagna les buissons en la serrant si fort qu’elle en imprima la trace dans sa main.

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