chapitre 17

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On n’entendit plus jamais parler de Victor. Mais l’amitié des deux hommes se scella en cet instant et ils ne se quittèrent plus.

Gabriel n’était pas bête, il ne savait pas lire mais il comprit vite que, depuis toujours, il n’attendait que quelques mots pour oser penser par lui-même et pour oser se révolter. C’était son camarade qui lui avait révélé tout cela. Avant d’être embauché comme lui au domaine de Saint-Dauger, Pierre avait été ouvrier à Paris. Les autres travailleurs de la ferme étaient des paysans des environs qui croyaient encore dur comme fer aux bonnes paroles du curé. Ils n’avaient jamais réfléchi à quoi que ce soit, ils subissaient leur condition, persuadés qu’un monde meilleur les attendait dans l’au-delà. Gabriel ne les méprisait pas, il sortait de ce monde, il en connaissait les solidités et les limites. Mais les paroles de Pierre lui avaient donné l’espoir et le droit de se dresser pour tout changer. Même si cela paraissait impossible, il avait voulu essayer quand même et il y avait cru jusqu’à la chute de la barricade.

Puis il se souvint des cris des mourants et la peur d’être arrêté reprit le dessus. Oui, Lisette avait raison, il fallait fuir et profiter de l’aide du comte si toutefois elle leur était acquise comme elle semblait le penser. Il lui sourit :

— Alors, tu veux bien repartir à la maison maintenant , dit-il, je croyais que tu aimais Paris !

— Maintenant ce n’est plus pareil parce que tu viendras avec moi et puis le comte va nous donner de l’argent et on pourra revenir après tout ça. Il a dit qu’il te reprendra à son service.

— On verra ça plus tard, répondit Gabriel. Tu crois ce qu’il te dit ?

— Oui … C’est comme ça, ajouta-t-elle après avoir un peu réfléchi.

Gabriel aussi réfléchissait.

— C’est vrai, il m’a sauvé, je ne l’en aurais pas cru capable, conclut-il. Tu lui diras que je suis d’accord pour quitter Paris et pour retourner à Saint-François. C'est vrai, je crois qu'il ne nous trahira pas. Laisse-moi maintenant. J’ai envie de dormir.

— Tu as encore mal ?

— Moins, mais je suis très fatigué. Il faudrait que tu …

Il s’interrompit brusquement : quelqu’un montait l’escalier et, à entendre son pas, ce n’était pas le comte. Lisette qui s’était assise sur le lit de son oncle, se leva d’un bond et chercha du regard un endroit où se cacher. Faute de mieux, elle se plaça derrière la porte. Gabriel ne bougea pas. Ils se regardaient, les yeux agrandis par la peur. L’arrivant s’approcha rapidement de la chambre. Il savait manifestement où les trouver. La poignée s’abaissa, la porte s’ouvrit et Marie-Aurore apparut sur le seuil. Elle regardait Gabriel, le visage sévère. Elle ne pouvait pas voir Lisette.

— N’ayez pas peur, dit-elle aussitôt. C’est monsieur qui m’envoie. Je viens vous apporter ceci.

Elle tendit un verre à Gabriel. Sans répondre, il le prit, le porta à ses lèvres et avala une gorgée d’alcool. C’était du cognac, il était excellent. Soulagé, il se détendit. Elle reprit :

— Il m’a dit que vous aviez vos raisons d’agir comme vous l’avez fait mais en ce qui me concerne, je ne vous pardonne pas d’avoir volé la louche…Cette argenterie est dans la famille depuis plus d’un siècle …

Elle allait continuer mais Gabriel l’interrompit :

— La louche ? répéta-t-il avec ahurissement.

Il ne put poursuivre. Lisette avait pris la parole d’un ton décidé :

— La louche, c’est moi, déclara-t-elle en faisant un pas en avant, c’est parce qu’un monsieur me voulait du mal et puis aussi j’ai pris le bol bleu. C’était pour la barricade...

Marie-Aurore se retourna et la découvrit avec stupéfaction. Elle se dressait, petite mais bien droite dans sa luxueuse robe blanche tachée de sang. Ses cheveux encore mouillés bouclaient énergiquement au dessus de ses yeux noirs.

Gabriel ne put s’empêcher de sourire et il dit d’un ton un peu las :

— Marie-Aurore, je vous présente Lisette, ma nièce.

— Je vois, dit Marie-Aurore sans que l’on puisse comprendre ce qu’elle voyait justement et, décontenancée, elle se retira rapidement.

Lisette s’écarta pour la laisser passer. C’était incontestablement à une chouette que ressemblait la gouvernante et pas du tout à une fouine, se dit-elle. Elle sourit joyeusement à son oncle, sortit également et rejoignit sa propre mansarde.

C’était le moment de dire vraiment adieu à Paris.

Elle rassembla ses affaires sur le lit et posa le tableau contre le mur pour l’admirer une dernière fois avant d’aller le replacer dans l’atelier. Puis elle ouvrit la fenêtre. La rumeur de la rue montait vers elle par-dessus les toits. Elle lui manquerait aussi, se dit-elle. Elle écouta mieux. Le bruit semblait s’amplifier, comme si le fait de lui accorder de l’attention lui donnait de la force. Mais elle dut très vite l’admettre : il augmentait vraiment. Au même moment des cris éclatèrent : « Au feu ! » hurlaient plusieurs voix et soudain, tout près, une fumée s’éleva au-dessus des toits en une torsade incroyablement épaisse. Elle se mit sur la pointe des pieds et comprit aussitôt : la maison des peintures brûlait. Son coeur se serra violemment à l’idée des tableaux ! Il fallait les sauver !

Elle s’empara de son broc, se hissa sur le bord de la fenêtre et courut jusqu’à la verrière. Des volutes sombres rendaient la vitre totalement opaque. Dans un effort désespéré, elle parvint à l’entrouvrir et glissa le broc en dessous. Sous l’effet de l’appel d’air, une gerbe de flammes s’éleva. La fenêtre opposée explosa avec fracas. La table sur tréteaux s’était effondrée et certains des tableaux qu’elle avait alignés et admirés la veille, brûlaient déjà. Il était trop tard pour les sauver. Elle baissa la tête : juste sous elle, une grande toile était appuyée contre le mur. Elle se pencha en avant jusqu’à mi-corps, la saisit à pleines mains et parvint difficilement à la tirer à l’extérieur sans l’abîmer. Puis elle referma le châssis. C’était d’ailleurs inutile. Plus rien n’arrêterait le feu qui avait dû couver depuis l’émeute. Désolée, elle regarda brûler les superbes paysages en essayant de les graver dans sa mémoire jusqu’à ce que la fumée les dérobe à sa vue.

La charpente aussi était attaquée, tout pouvait s’écrouler d’un instant à l’autre. Elle s’éloigna rapidement en emportant le tableau. Les flammes s’élevaient maintenant si hautes que les nuages en semblaient rougis. Elle recula encore et alla s’asseoir devant la fenêtre de sa mansarde en serrant ses mains contre sa poitrine avec désespoir. Puis elle se retourna, plongea son regard dans les yeux du portrait qui la fixait du fond de la chambre.

— C’est dommage, lui dit-elle d’une toute petite voix, ils ont brûlé, ils ont tous brûlé !

Le vieil homme la considérait avec indifférence et sagesse. Et cela l’apaisa un peu. Et puis elle s’inquiéta à nouveau : et si le feu allait se propager jusqu’à elle ? Comment fuirait-elle ? Et Gabriel ? Mais bientôt la maison incendiée s’effondra sur elle-même et l’incendie s’arrêta là. Quelques flammes léchèrent les murs de brique des maisons voisines sans trouver aucun aliment à dévorer et elles s’éteignirent l’une après l’autre .

C’était fini.

Elle regarda alors la toile qu’elle avait réussi à sauver. C’était un paysage campagnard, avec des trouées de lumière entre des arbres gigantesques et au loin de grands champs vides qui lui rappelèrent Saint-François. Elle entra dans sa chambre et posa les deux tableaux côte à côte.

Le portrait représentait-il l’homme qui avait fait toutes ces toiles ? Il était mort, il y avait sûrement très longtemps. Elle se souvint alors du buste de marbre.

— C’est quand même plus solide la pierre, se dit-elle et elle se mit à pleurer.

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