chapitre 25

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Ils mirent plusieurs heures à rejoindre Paris mais quand la berline atteignit la ville, les boulevards étaient encore animés grâce au nouvel éclairage public qui rassurait les Parisiens. Malgré l’heure et le froid vif, les passants étaient nombreux. Même des femmes seules allaient sans inquiétude sur les larges trottoirs. Une pleine lune orange se levant derrière les cheminées dans un ciel chaotique ajoutait un charme étrange à son arrivée. La lumière diffuse effaçait les détails sordides, embellissait la ville et il sembla au comte que sa vie allait se dérouler longuement et sans heurts. Les cafés, les restaurants devant lesquels attendait une file de fiacres, débordaient de monde. Une foule élégante et bavarde sortait de l’Opéra et s’apprêtait à aller souper en ville. Il crut reconnaître quelques personnes qu’il avait fréquentées autrefois et des femmes qu’il avait très bien connues. C’était le Paris brillant et vivant qu’il avait aimé autrefois et il se sentait à nouveau en accord avec la ville. Il serra l’Aureus entre ses doigts, certain désormais qu’il lui avait porté bonheur.

Il avait réfléchi pendant son trajet à l’arrivée prochaine de Lisette. Il n’avait pas de descendant, tout au plus des neveux très distants et qu’il ne fréquentait pas depuis des années car il avait perdu de vue ses frères et ses soeurs à l’exception d’Edmée, restée célibataire, dont il avait toujours été le plus proche. Cela d’ailleurs ne l’avait jamais préoccupé mais l’entrée de Lisette dans sa vie et son intrépidité avaient été une bouffée de jeunesse, une fantaisie inespérée. C’était une enfant ignorante, presque une enfant sauvage. Il aurait plaisir à organiser sa vie, à lui faire donner l’éducation qui permettrait à son goût et à ses dons artistiques de se développer. Il relirait Rousseau. L’art avait toujours été son refuge contre la solitude et la mélancolie, Lisette l’accompagnerait désormais dans ce refuge.

Il s’était demandé dans quel atelier d’artiste il la ferait entrer et avait passé en revue quelques noms. Il avait été connu et apprécié, cela lui serait enfin utile ! Tout le trajet s’était passé ainsi en projets joyeux et prometteurs. Sa maison serait réchauffée par l’animation et la gaieté qui entourent toujours la jeunesse. Il pourrait même entreprendre les travaux d’entretien et de rénovation qu’il avait toujours remis à plus tard ! Son hôtel était, après tout, la plus belle pièce de sa collection d’oeuvres d’art. Pourquoi par exemple ne pas faire un atelier en plein ciel dans les mansardes où Lisette et Gabriel s’étaient cachés ? Elle pourrait librement y travailler et se retirer ? S’emparant du carnet sur lequel il notait d’habitude toutes les idées qui lui venaient à l’improviste, il avait dessiné le croquis des aménagements qu’il imaginait à la lumière d’un quinquet et il n’avait pas vu le voyage passer.

Comme il entrait dans son hôtel, une surprise l’attendait : son valet lui annonça qu’un de ses amis, Michel d’Ingrandes, était là. En familier de la maison et malgré l’absence du comte, il avait été accueilli par la gouvernante. On lui avait servi un peu de bon vin et il patientait déjà depuis plus de deux heures dans le petit salon voisin de la rotonde. C’était le plus somptueux de l’hôtel mais aussi le plus chaleureux avec ses tentures vertes et rouges qui habillaient les murs jusqu’aux moulures du plafond. On n’avait pas allumé le lustre considérable qui pendait au centre de la pièce. Les globes de nombreuses lampes placées sur de petites tables diffusaient une lumière douce reflétée par de grands miroirs posés à même le sol. Comme dans tous les logements parisiens qui se respectaient, un piano ouvert occupait un angle de la pièce et un feu régulièrement alimenté par une servante discrète brûlait dans la cheminée. Pour passer le temps, d’Ingrandes avait joué quelques morceaux qu’il connaissait par coeur et maintenant il attendait confortablement, appréciant le charme du lieu et à peine impatient d’apprendre à son hôte une nouvelle qui l’intéresserait certainement.

D’Eprémesnil n’avait pas revu son ami depuis la réception que celui-ci avait donnée à son domicile rue d’Espagne, réception au cours de laquelle il avait pu mesurer le succès du premier tome de ses mémoires. Michel d’Ingrandes était un compagnon de la première heure, une des rares personnes en qui il avait totalement confiance. Il alla vers lui la main tendue en disant avec un plaisir sincère :

— Ravi de vous revoir cher ami !

— Bonsoir René, répondit Michel en se levant. Pardonnez cette intrusion tardive mais je n’ai pas pu attendre demain pour vous rencontrer. Il fallait que je partage avec vous ce que je viens d’apprendre et dont vous n’avez pas pu être informé. J’étais trop impatient et vous allez comprendre pourquoi. Figurez-vous que deux académiciens sont morts brutalement cet après-midi, Jean Lecerf et Paul de Couture. C’est bien regrettable même s’ils étaient très âgés. Mais cela fait maintenant deux fauteuils à pourvoir. Le premier ira, bien sûr, à Florian Loriot qui a écrit la biographie du grand-oncle de l’empereur mais l’autre serait tout à fait à votre portée ! Et c’est cela qui m’amène : il est urgent que vous fassiez campagne dès maintenant car les appétits et les ambitions vont se déchaîner dans les jours à venir. Tout votre parcours et le triomphe récent de votre premier volume de mémoires vous place d’office sur la liste des candidats possibles. Ce serait la certitude d’une gloire durable et une porte ouverte au succès de vos autres volumes .

Abasourdi, le comte prit un siège et il lui fallut quelques instants pour comprendre qu’il avait changé d’univers et que Paris le reprenait. Puis, à la grande satisfaction de son ami, il ne cacha pas sa joie : l’Académie Française ! Il avait toujours été persuadé que ce sommet lui serait inaccessible. Cette consécration aurait dû couronner toute une oeuvre et toute une vie de mérite ! Seulement il savait bien qu’il n’en allait pas ainsi car c’était le lieu de manœuvres indignes. Il avait assisté à plusieurs séances pendant lesquelles il avait ragé de voir que l’on comblait d’honneurs des hommes sans talent, imbus d'eux-mêmes et qui étaient arrivés à cette place grâce à des intrigues honteuses. Pourtant le prestige de l’institution était intact. Le public, qui aimait les fastes sans regarder au-delà, l’admirait sans réserves et en concevait une image flatteuse tout en s’en moquant sans cesse. L’orgueil qui avait interdit au comte de s’abaisser à quémander le soutien de personnes qu’il méprisait, réclamait également une reconnaissance suprême qu’on ne pourrait plus lui contester : il ne parvenait pas à se mettre en accord avec lui-même.

Il avait choisi de se retirer dans un isolement hautain qui l’avait satisfait un temps mais qui s’était finalement révélé amer. Personne n’avait admiré cette fière posture, pire même, personne ne s’en était aperçu ! On l’avait rapidement oublié dans le flux incessant des événement parisiens. Les plus jeunes ignoraient jusqu’à son nom et il s’enfonçait dans une obscurité injuste qui le désespérait. Mais la rencontre de Lisette avait changé tout cela. Il était même descendu de sa tour d’ivoire pour renouer avec les salons de la ville et voilà que Michel d’Ingrandes lui offrait l’occasion d’aller plus loin encore et de montrer qu’il était toujours vivant et qu’il fallait compter avec lui ! L’heure, le caractère insolite de la situation, les espoirs qu’il avait caressés pendant les heures précédentes balayèrent totalement ses hésitations habituelles. Ses réticences lui parurent autant de ruminations de vieillard, étroites et vaines et il remercia chaleureusement son ami. La perspective extraordinaire qu’il venait de lui ouvrir effaçait toutes les préoccupations du moment et même s’il savait la part que Lisette avait pris dans sa réussite, tout ce qui la concernait passa aussitôt au second plan. La confiance que son ami plaçait en lui l’avait totalement convaincu : il allait se jeter à corps perdu dans la bataille.

Les deux hommes montèrent s’installer dans le bibliothèque du comte et pendant une bonne partie de la nuit, ils établirent ensemble un plan de campagne.

D’Ingrandes, issu d’une ancienne famille aristocrate enrichie par des mariages judicieux, était un homme d’action qui menait rondement l’entreprise de filature de sa femme. Il était plein de ressources. Il fut très vite décidé que le comte recevrait magnifiquement dès que possible tous les membres de l’Académie qui pourraient se rendre disponibles. Ensuite il les verrait un à un mais, en accueillant ensemble les personnages les plus influents dans son superbe domicile, il voulait produire dès l’abord une forte impression et peut-être glaner des informations précieuses. Ils établirent d’abord une liste des invitations à lancer et des visites à faire et le comte se coucha très tard enchanté de son ami, de leur projet, de lui-même et de la vie.

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