chapitre 27

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Elle monta au grenier pour terminer ses préparatifs. Il fallait qu’elle emporte les plus beaux de ses modelages. Elle en choisit quatre : un oiseau sur son nid, un chat endormi, un loup, un cheval couché et, après avoir cherché, elle les enveloppa finalement dans un torchon pour les protéger des heurts de la route.

Fallait-il emporter aussi le portrait du vieux monsieur qu’elle avait sauvé de l’incendie et accroché au mur ? Son regard s’accrocha au sien comme à chaque fois. Elle aimait ce regard. Il l’avait vue tant de fois s’agenouiller devant son lit pour la prière du soir. Elle aurait aimé le prendre avec elle à Paris mais il avait l’air de se trouver bien dans ce grenier. Elle connaissait le tableau par cœur et le contempla une dernière fois. À l’arrière-plan, un bras de mer ou de rivière dessinait une courbe grisâtre vers une forme lointaine. Personne ne lui dirait ce qu’il y avait là-bas. Personne ne le savait. Elle avait du mal à l’accepter.

Elle redescendit, mit de l’ordre au rez-de-chaussée, balaya, essuya la table et les meubles puis elle fit cuire des châtaignes et les dégusta près du feu. Ensuite elle attendit. Assise sur le banc de l’âtre, attentive aux moindres bruits. Le comte n’avait pas précisé quand il reviendrait mais elle voulait croire qu’elle allait entendre bientôt l’arrivée de l’attelage. Le temps passa. Elle se blottit à même le bois et s’endormit.

Plusieurs heures plus tard, un bruit léger la tira de son sommeil. Elle ouvrit les yeux, l’esprit en alerte et la peur des loups la saisit aussitôt. Il faisait presque noir. Le feu rougeoyait à peine. Le bruit se reproduisit et elle l’identifia : quelqu’un frappait à nouveau. Sans un bruit, elle se redressa. C’était peut-être Soazick mais peut-être autre chose… Il fallait aller voir : elle se leva courageusement, traversa la pièce et ouvrit la porte. Il ne neigeait plus. Le ciel était dégagé. Le froid intense. Soazick était là dans la pénombre, toute proche de la porte cette fois et manifestement terrifiée :

— Jeanne-Marie est morte, chuchota-t-elle et le coeur de Lisette fit un bond.

— Comment tu le sais ? parvint-elle à articuler.

— Elle ne bouge plus, je suis montée au grenier pour lui apporter de la soupe et je l’ai vue comme ça. Il faut que tu viennes .…

Lisette jeta un coup d’oeil à l’extérieur. Le sentier creux qui menait à la ferme voisine était un trou noir entre les broussailles. Encore engourdie de sommeil, elle hésita, mais après avoir regardé Soazick qui claquait des dents, elle se décida, prit son manteau et tirant la porte derrière elle, elle suivit la petite fille. L’air était glacé après la tiédeur de la maison. Dans le ciel noir, les étoiles brillaient avec une telle force que leur silence semblait presque anormal. La nuit était immense. Soazick marchait devant dans la neige gelée. Pour se donner du courage, Lisette se rappela les ombelles et les digitales qu’elle avait vues là l’été précédent et elle se répétait à voix basse : « Je n’ai pas peur et demain je pars à Paris … je n’ai pas peur et demain je pars à Paris… ».

En quelques minutes, elles furent devant la maison de Jeanne-Marie. Comme celle de Lisette, elle était composée d’une unique pièce de vie surmontée d’un grenier qui tenait lieu de chambre. Soazick entra la première, prit la bougie allumée qui était restée sur la table à côté du bol de soupe et se dirigea d’un pas décidé vers l’échelle qui menait à l'étage. Elle posa le pied sur la première marche mais soudain elle se retourna.

— J’ai peur, dit-elle… Elle a les yeux ouverts. Tu veux pas y aller, toi ?

— Moi aussi j’ai peur, avoua Lisette … Et puis à quoi ça sert d’y aller puisqu’elle est morte ?

— Je ne sais pas. Mais qu’est-ce qu’on peut faire alors ?

— On n’a qu’à prier. Les gens font toujours ça quand quelqu’un meurt.

Elles s’agenouillèrent sur la terre battue et dirent un chapelet à mi-voix. Et puis Soazick demanda encore :

— Comment ça se passe d’habitude quand il y a quelqu’un de mort dans une maison?

— Des anciennes restent toute la nuit pour dire des prières spéciales et on met des bougies bénies partout. J’ai vu ça quand mon grand-père est mort.

—Tu les connais ces prières ?

— Non.

— Qu’est-ce qu’on peut faire alors ?

— Je ne sais pas … on peut encore dire un chapelet.

Mais Soazick était réticente.

— Je crois que bientôt j’aurai trop envie de dormir et je ne pourrai jamais arriver à dormir ici. Tu ne crois pas qu’on devrait aller demander de l’aide au village ?

— C’est trop loin et il est trop tard, dit Lisette et soudain elle trancha :

— On va repartir chez moi. On est trop petites pour rester là et on ne connaît même pas les prières qu’il faut dire.

Soazick approuva d’un hochement de tête énergique et Lisette poursuivit :

— Mais avant, je vais monter mettre la bougie là-haut.

Soazick écarquilla les yeux:

—Tu vas monter ?

— Oui, dit Lisette, il faut quand même qu’elle ait un peu de lumière.

Courageusement, elle s’empara de la bougie et se hissa assez haut sur l’échelle pour pouvoir la poser sur le plancher du grenier au bout de son bras tendu. Elle ne passa pas la tête par l'ouverture de la trappe car elle voulait surtout ne rien voir et redescendit très vite. Soazick attendait en bas, se couvrant anxieusement la bouche des deux mains, pleine d’admiration.

Elles reprirent le chemin à tâtons dans la nuit entre les broussailles chargées de neige. La lune s’était levée. Des formes noires et étranges se découpaient au sommet des talus. Elles s’étaient prises par la main et avançaient pas à pas, gênées par l’étroitesse du sentier. Mais, alors même qu’elles approchaient de la chaumière, la panique les envahit soudain et, dans leur hâte de se retrouver à l’abri, elles se mirent à courir comme si le fantôme de Jeanne-Marie lui-même les poursuivait. Lisette était devant tirant Soazick qui avançait difficilement, retardée par ses sabots et qui tomba. Décidant qu’elle y arriverait mieux seule, Lisette lui lâcha la main et arriva la première devant sa maison. Sur l’aire à battre, la neige était marquée de profondes traces sombres. Elle comprit aussitôt : la berline était passée et elle l’avait manquée ! Quand reviendrait-elle? Et reviendrait-elle? se dit-elle en un éclair. Elle avait déjà appris à ses dépens que le comte ne respectait pas toujours sa parole ! Ce n’était pas le moment d’y penser. Elle ouvrit la porte, attendit Soazick sur le seuil et elles entrèrent précipitamment. Lisette tira aussitôt le verrou et s’adossa au vantail. Elles se regardèrent, haletantes, partageant du regard leur effroi.

Mais elles étaient en sécurité désormais.

— Il ne faut plus avoir peur maintenant, dit Lisette après un moment, on va dormir en bas. On sera près du feu et le lit est plus grand .

Elles se couchèrent aussitôt et se serrèrent l’une contre l’autre.

La pendule comptait tranquillement le temps. Sous l’effet du froid, le bois de la charpente craqua en se rétractant. Dans l’obscurité, une étincelle jaillissait de temps en temps des braises. Jeanne-Marie était seule là-bas dans le froid. Elles, elles étaient deux, solidaires comme peuvent être ceux qui ne possèdent rien que la chaleur de quelqu’un d’autre.

Elles restèrent un moment silencieuses puis Soazick demanda :

— Il y a beaucoup de belles choses dans ta maison. Où tu les as trouvées ?

— À Paris, répondit Lisette.

— Tu y as été en train ?

— Oui, avant l’été avec Gabriel, mon oncle.

— C’est ton oncle, Gabriel ?

— Oui. Tu le connais ?

— Celui qui a des cheveux blonds ? Je le connais bien, il est venu plusieurs fois chez nous faire la moisson. On a souvent parlé ensemble, il est gentil et il sait beaucoup de choses. Je ne savais pas qu’il habitait ici.

— Et moi je ne savais pas qu’il allait travailler jusqu’à Verveuilles. Maintenant il est aussi à Paris, dit Lisette.

Et elle raconta ce qu’ils avaient vécu là-bas au printemps en répondant aux questions de Soazick. Pour la petite et pour elle-même, elle essaya de faire revivre Paris, sa foule, ses bruits, ses grandes rues, ses monuments…Elle parlait en regardant la fenêtre qui luisait vaguement et en sentant à quel point les mots étaient incapables de rendre ce qu’elle avait vu et éprouvé. Elle évoqua aussi les barricades, la fuite sur les toits, l’incendie ...Quand elle eut terminé, il lui sembla que Soazick s’était endormie mais soudain elle l’entendit murmurer :

— Tu crois qu’elle est au ciel maintenant ?

— Oui, sûrement …

Après avoir pris une profonde inspiration, Soazick déclara tout d’une traite :

— Gabriel disait que c’était même pas vrai.

— Quoi? Qu’est-ce qui n’est pas vrai.

— Le paradis, tout ça … il disait que c’était même pas vrai.

— Si, c’est vrai ! affirma vigoureusement Lisette.

— Mais comment on sait que c’est vrai ?

— C’est le curé qui l’a dit …

— Oui, il l’a dit, dut reconnaître Soazick à regret. Et puis, après une courte hésitation, elle ajouta sur le ton de la confidence :

— Jeanne-Marie avait de l’or, des pièces d’or .

Lisette resta muette attendant la suite et la suite vint en effet :

— Elle me les a montrées l’année dernière. Elle m’a dit qu’elles seraient à moi un jour si je restais vivre avec elle et aussi que si je restais chez elle, tout brillerait dans la maison.

— Et qu’est-ce tu as dit ?

— J’ai rien dit mais j’ai pensé : « Cause toujours, je retourne chez ma mère ».

— Il y en avait beaucoup, de l’or ?

— Oui. Plein de pièces.

— Tu sais où il est ?

— Dans un pot marron au fond de son armoire, précisa Soazick qui ajouta, mais à qui il est maintenant qu’elle est au ciel puisqu’elle n’avait plus d’enfant ?

— Je ne sais pas, répondit Lisette. En tout cas, il est pas à toi puisque tu n’es pas restée quand elle l’a demandé… Il servira sûrement à dire des messes pour elle.

— Mais je suis quand même venue finalement… insista Soazick.

— Juste deux jours, c’est pas assez. C’est pas ça qu’elle voulait.

— Mais quand je suis venue, je ne savais pas que ça ne durerait que deux jours. J’étais là jusqu’à la fin de sa vie. Alors? … Et puis à quoi ça sert les messes si elle est déjà au paradis même s’il n’y en a pas de paradis?

— C’est pour être sûr qu’elle y reste !

— Mais pourquoi … ? commença Soazick

— L’or, il est pas à toi, coupa fermement Lisette à bout d’argument, et maintenant il faut dormir !

Soazick se le tint pour dit et elles en restèrent là. Dans l'âtre, quelques flammèches lancèrent des lueurs dorées et, avant de s’endormir, Soazick les regarda briller dans l’obscurité.

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