chapitre 30

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En été, le comte aurait fait ouvrir les fenêtres comme il le faisait autrefois pour permettre aux convives d’admirer l’écurie et les chevaux qui faisaient sa fierté. Ses équipages étaient une de ses rares coquetteries, une des traditions de l’ancien régime qu’il regrettait le plus. Même ces dernières années, il n’avait jamais cessé de les entretenir. Mais ce soir, il ne cherchait pas à impressionner ses convives, il voulait surtout créer un endroit à la fois luxueux et intime, protégé du froid et des frustrations de l’existence, un endroit où on se sentirait bien, où on se sentirait protégé du monde et où on aurait envie de revenir. Entre amis.

Et il atteignit pleinement son but. Dès leurs arrivée, ses invités, comme envoûtés par le charme des lieux se montrèrent joyeux, volubiles et ravis de se retrouver. Ils avaient presque tous appartenu à un cercle dont d’Eprémesnil était le centre. Après son retrait de la vie mondaine et quelques brouilles confuses et oubliées, ils s’étaient dispersés et ne se croisaient plus qu’exceptionnellement. Ce soir, les souvenirs des réceptions d’autrefois et de tous les anciens liens d’amitié leur revenaient. Certains ne s’étaient pas vus depuis des années. Ils se découvraient vieillis, marqués par les années mais ils prenaient le parti d’en rire puisqu’ils avaient tous pris le même bateau du temps. Ils se rappelaient leur jeunesse passée et leurs succès d’antan sans rien regretter, en riant même au souvenir de certaines aventures. La soirée promettait d’être belle.

Au même instant Lisette entrait dans Paris.

En raison de la neige, le trajet avait duré bien plus longtemps que prévu. Elle avait rêvé après avoir terminé le roman de la comtesse puis elle s’était interrogée sur l’accueil qu’allait lui réserver le comte, sur l’endroit où il allait la loger et sur ce qu’il lui dirait. Elle avait essayé laborieusement de préparer des remerciements à la hauteur du sentiment de reconnaissance qu’elle éprouvait car elle était persuadée qu’il lui avait sauvé la vie. Mais les émotions des jours précédents, la nuit des loups, la mort de Jeanne-Marie et aussi le manque de nourriture des dernières semaines l’avaient épuisée et sa timidité renaissait à l’approche de Paris. Renonçant à chercher davantage les formules qu’elle n’oserait jamais prononcer, elle s’était endormie enveloppée dans la couverture et bercée par le roulement de la voiture.

Elle se réveilla au moment où Tonio arrêtait les chevaux dans la ruelle du Saint-Esprit et reconnut l'entrée par laquelle Gabriel l’avait fait entrer clandestinement dans l’hôtel. Sautant de son siège haut placé, le cocher frappa à la porte de la cuisine d’où sortait un bruit de voix. Il n’obtint pas de réponse, personne ne semblait l’entendre. Il s’y reprit à plusieurs fois et pour finir, asséna brutalement quelques coups de poing dans le vantail. La porte s’ouvrit alors et le visage d’un inconnu apparut dans l’entrebâillement. Il y eut entre les deux hommes quelques échanges assez vifs à ce qu’en devina Lisette puis la porte se referma et Tonio, stupéfait et furieux, revint vers elle en maugréant :

— Je n’ai jamais vu ça. Je ne sais pas ce qui se passe ni qui sont ces gens. Bon. Prends tes bagages, ils sont allés chercher quelqu’un pour voir si tu peux entrer.

Lisette fut bouleversée : non seulement ses rêves d’accueil chaleureux s’effondraient mais on ne la laisserait peut-être même pas entrer ! Que se passait-il ? Avec l’aide brusque de Tonio, elle dut cependant sortir ses sacs des coffres et se blottit dans l’embrasure de la porte tandis que le cocher s’éloignait avec son attelage. Elle attendit dans la rue vide, prêtant l’oreille à l’étonnant brouhaha qui lui parvenait à travers le bois épais. Soudain la porte s’ouvrit à toute volée cette fois et Marie-Aurore apparut, rouge et manifestement très affairée.

— Entrez vite Lisette et asseyez-vous là, dit-elle en désignant un tabouret placé à côté de l’entrée. Laissez vos bagages, je vais les faire enlever.

Malgré sa réticence à laisser tout son bien dans la rue, Lisette obéit et s’assit aussitôt. Marie-Aurore disparut.

La cuisine était en effervescence. Des hommes vêtus de blanc la sillonnaient en tous sens, se croisant, s’interpellant dans un ballet incohérent et fou. Les ordres, les appels, les allers-retours précipités, le choc métallique des ustensiles étaient ahurissants. Tout cela n’avait rien à voir avec la routine silencieuse de l’hôtel qu’elle avait perçue au printemps précédent. Elle regardait autour d’elle en tentant de reprendre ses esprits, encore engourdie de sommeil, effarée par cette agitation à laquelle son long voyage et la solitude où elle vivait depuis plusieurs mois ne l’avait pas habituée et qu’elle ne comprenait pas.

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