chapitre 39

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Quand Lisette descendit à la cuisine le lendemain matin, Ursulette lui servit son déjeuner comme chaque jour. Elle le trouvait délicieux comparé à la soupe au pain de sa grand mère. Il était tard. Contrairement à l’habitude, elle était seule sur la grande table de chêne et elle en profita pour mettre beaucoup de sucre dans son café et recouvrir largement ses tartines de beurre frais. À Saint-François, il fallait l’étendre en couches très fines car presque tout ce que la ferme produisait était vendu. Elle finit même par le saupoudrer de sucre. C’était délicieux. La veille, elle avait lutté contre le sommeil en attendant que tout le monde dorme pour aller voir Soazick à l’écurie mais elle avait largement rattrapé sa nuit ensuite et elle se sentait bien. Les fourneaux ronflaient joyeusement et brillaient dans le soleil du matin. Elle jeta un coup d’oeil par la fenêtre qui donnait sur le jardin : de la rotonde à l’écurie, ses traces de pas de la nuit étaient nettement visibles dans la neige même si plus loin, elles se mêlaient à d’autres. On pouvait aussi voir les marques de pas de Soazick à côté du mur sur le parterre. Pourvu que personne n’y fasse attention !

Tout le monde était déjà au travail. Ursulette que Lisette semblait toujours effrayer s’était mise à éplucher des carottes à l’autre bout de la pièce, tête baissée au-dessus de sa marmite. Marie-Aurore entra dignement :

— Bonjour Lisette, dit-elle, je vois que vous avez bien dormi. Monsieur d’Eprémesnil m’a chargée de vous demander si vous avez besoin de quelque chose de particulier. Il va s’absenter quelque temps. Voulez-vous par exemple changer de chambre ? Dans la précipitation, on vous a installée là haut à votre arrivée mais vous pourriez être au troisième étage si vous le souhaitez. À côté de la chambre des filles, en attendant que l’on arrange mieux votre pièce.

— Merci, madame. Je me sens bien là haut, répondit Lisette qui préférait supporter le froid, garder son indépendance et profiter de l’écoute du plancher. Mais j’aimerais bien avoir un livre à lire, osa-t-elle ajouter. Sa victoire de la veille lui avait donné de l’assurance.

— Très bien. Je vais poser la question dit la gouvernante et elle se retira après un coup d’oeil rapide sur les trois tartines beurrées et sucrées.

— Merci, dit encore Lisette.

La scène de la veille semblait n’avoir jamais existé. C’était peut-être ça être bien élevée, se dit Lisette, faire comme si ce qui n’aurait pas dû avoir lieu n’avait pas eu lieu. Pourtant elles savaient bien toutes les deux ce qui s’était passé… et elles savaient que l’autre savait. C’était donc une sorte de mensonge … mais c’était bien commode, finit-elle par reconnaître par devers elle en beurrant et en sucrant une quatrième tartine.

Quand elle passa près d’elle, Ursulette s’absorba plus encore dans la contemplation de ses carottes. Lisette n’osa pas lui adresser la parole et regagna sa chambre. Apparemment on ne s’attendait plus à ce qu’elle travaille. Comment allait-elle passer la journée ? Fallait-il parler de Soazick au comte ? Elle savait que ça lui serait impossible. Il lui suffisait de penser au regard pénétrant qu’il abaisserait sur elle pour se sentir glacée. Ne sachant que faire, elle se mit à jouer à la marelle dans le couloir comme l’été précédent en se servant d’une chaussette roulée en boule comme palet.

Peu de temps après, elle entendit Marie-Aurore monter l’escalier. Cessant de jouer, elle s’assit sagement sur le lit.

— On vous permet de vous servir librement dans la bibliothèque, dit la gouvernante. Mais nous allons bientôt manger. Ne tardez pas à nous rejoindre.

Lisette se rendit aussitôt au premier étage. Elle connaissait bien l’endroit mais c’était la première fois qu’elle avait officiellement l’autorisation d’y entrer. Elle avait hâte d’exercer ce droit.

Le comte avait rangé le bureau avant de sortir. Elle commença à chercher systématiquement parmi tous ces ouvrages austères quelque chose qui pourrait lui plaire. Elle retrouva d’abord le livre de contes qui lui avait donné ses premières joies de lecture. Sur une console, le buste de femme en marbre auprès duquel elle avait dormi inclinait son profil si pur. Une seule chose avait changé dans la pièce : le tableau qu’elle avait sauvé de l’incendie était maintenant accroché au-dessus du bureau. Elle le contempla. Comme c’était beau cet immense amoncellement de nuages cuivrés et ces grands arbres écrasant un personnage minuscule ! Elle s’approcha de la toile : pendant ses mois de solitude à Saint-François-la forêt, le portrait du grenier avait été son seul compagnon. À force de l’observer, elle y avait remarqué un curieux petit griffonnage en arrière-plan à droite, dans les brumes du lointain. Un nom peut-être. Pouvait-il se trouver également dans cette toile ? Elle chercha et dans un vol d’oiseaux noirs, en haut du paysage, elle aperçut le signe semblable, placé au même endroit ! Les deux tableaux étaient bien du même peintre comme devaient l’être la plupart des oeuvres magnifiques qu’elle avait vu disparaître dans l’incendie. Elle reprit ses recherches : dans un coin de la pièce, une porte basse et arrondie ouvrait sur un petit réduit aménagé dans le mur, une sorte de placard où des dizaines de vieux livres étaient empilés. Certains avaient perdu leurs couvertures, d’autres étaient des manuscrits informes, d’autres encore étaient si lourds qu’elle pouvait à peine les ouvrir. Elle en feuilleta quelques-uns, lut quelques pages sans rien y comprendre et y renonça très vite : elle ne trouverait rien dans ce dépôt poussiéreux.

Elle recommença à passer en revue les étagères qui restaient. Elle mit finalement la main sur un autre livre de contes et en sortant, elle s’arrêta devant une ancienne carte de France protégée par une vitre et suspendue au mur près de la porte. Elle était identique à celle qu’elle avait toujours vue à l’école sans vraiment la regarder. Mais cette fois, quelque chose attira son attention : le mot Bretagne s’étalait à gauche, au dessus de la pointe qui donnait une sorte de tête de bête à la France et juste sous le dernier E il y avait une sorte de petite pyramide pointue avec cette inscription : Mont-Saint-Michel. Etait-ce la Bretagne de la grand-mère de Soazick ? Elle en avait assez vu. Elle sortit en emportant le livre. Il était assez épais pour l’occuper longtemps.

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