chapitre 41

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Le lendemain, au début de l’après-midi, Ursulette guida Lisette le long de grandes rues récemment percées. On avait rasé en masse des masures misérables. Les pauvres étaient partis. On ne savait où. Ils viendraient désormais quand on aurait besoin d’eux mais ils repartiraient chaque soir. La Ville-Lumière n’en voulait plus. Elle construisait sa légende. Place à la beauté et à la fête ! Place à l’argent !

Lisette avançait prudemment, seulement soucieuse de ne pas salir ses chaussures neuves. Sans que rien n’ait été dit, elle sentait qu’Ursulette n’avait plus peur d’elle. C’est qu’elle était dorénavant la nièce de Gabriel ! Et non plus une misérable sans famille ou une enfant du péché.

L’atelier de Simon Ducoursial était situé dans un nouveau quartier. La porte d’entrée donnait sur un étroit couloir intérieur ménagé entre le mur du bâtiment et le flanc d’une grande structure de bois qui masquait le reste de la pièce. L’endroit sentait la sciure, la fumée et une odeur qui rappela à Lisette l’atelier des toits. On entendait peu de bruits : des froissements de papiers, de légers chocs d’objets que l’on posait et le murmure un peu plus perceptible d’une conversation discrète mais animée. Elles avancèrent. Une lumière grise tombait de larges fenêtres placées très haut. Sur des gradins, étaient assis des hommes, très jeunes pour la plupart. Leurs visages, qu’elles voyaient de profil, étaient tous tournés vers une femme assise près d’un poêle allumé et cette femme, aussi immobile qu’une statue, était entièrement dévêtue !

Stupéfaite, Lisette fit un pas en arrière et, dans son besoin de se raccrocher à quelque chose, elle saisit machinalement la manche du vêtement d’Ursulette. Celle-ci, également bouche bée, considérait ce spectacle avec un ahurissement presque comique. La tension qui régnait était presque palpable. Tous ces hommes jeunes, cette femme nue si blanche sur le mur vert foncé, ce silence intense !… Au bout de quelques secondes, Ursulette dégagea son bras de la main de Lisette et sortit comme si elle s’enfuyait. Dès qu’elle fut sur le trottoir, elle fit un signe de croix discret. Jamais elle ne remettrait les pieds dans un endroit pareil ! Quant à Lisette, elle était restée plantée sur place. Elle était bien tentée de fuir elle aussi mais elle ne pouvait pas renoncer ainsi à la proposition du comte.

Dans un coin de la pièce, deux hommes barbus en vêtements noirs et soignés parlaient à voix basse. Le plus âgé des deux tourna soudain la tête vers Lisette et la regarda quelques secondes avec curiosité. Après lui avoir jeté un rapide coup d’oeil, l’autre dit brièvement : « Je sais ce que c’est » et ils reprirent leur conversation.

Lisette attendit donc debout près de l’entrée, serrant contre elle les modelages que Marie-Aurore avait enveloppés dans un tissu propre. Comme la conversation s’éternisait, elle finit par s’asseoir sur un tabouret bas placé là. Un petit chien noir et blanc dormait près du poêle. Elle aurait bien aimé qu’il vienne lui tenir compagnie mais il semblait plongé dans un sommeil sans rêve et ne bougeait pas du tout. D’ailleurs personne ne se déplaçait même si quelques gestes animaient l’assistance : un bras armé d’un crayon se tendait verticalement vers le modèle, on fouillait dans une boîte de couleurs.

Lisette commençait à s’ennuyer. Elle posa son loup et son chat d’argile sur le sol, saisit un livre épais posé à côté d’elle sur une étagère et lut :

« La phosphorescence des génies qui ont éclairé leur siècle brille encore dans les oeuvres qu’ils nous ont léguées et que des mains pieuses ont su préserver pour nous des vicissitudes des temps… ».

Cela lui suffit. On trouvait toujours des mots trop compliqués dans les gros livres. Elle s’appliqua à déchiffrer tout bas la phrase puis referma l’ouvrage, et, en raison de son poids, elle le remit difficilement à sa place. La conversation avait pris fin. Les deux hommes se saluèrent et comme ils s’approchaient de la porte, elle se leva. Le plus âgé sortit et l’autre se tourna vers elle.

— Bonjour mademoiselle, dit-il, vous venez de la part de monsieur d’Eprémesnil ?

— Oui, répondit Lisette.

— C’est bien. Je suis Simon Ducoursial. Venez par ici.

Elle le suivit timidement jusqu’à un décrochement de la pièce où se trouvait un bureau ou plutôt une table de travail totalement vide, ce qui surprenait dans le capharnaüm ambiant. Le petit chien leva la tête à son passage, se leva péniblement et vint vers elle en agitant la queue. Elle le regarda sans oser se baisser pour le caresser. Il se coucha à ses pieds. Ducoursial s’assit à son bureau. Derrière lui, les hauts murs étaient tapissés de croquis et de peintures parmi lesquels Lisette remarqua avec étonnement une reproduction du tableau qu’elle avait sauvé de l’incendie et qui occupait désormais une place de choix dans le bureau du comte. Même ici, mal éclairé et comme assombri, il lui parut très beau.

Ducoursial la considérait avec bienveillance, lui sembla-t-il mais sans dire un mot. Elle était debout devant lui, intimidée par son silence. Au bout de quelques secondes, prenant son courage à deux mains, elle se lança :

— Monsieur d'Epremesnil m’a dit de vous montrer les petites statues que j’ai faites cet été, commença-t-elle, mais j’ai cassé les plus jolies. Enfin, ce n’est pas moi qui l’ai fait, enfin qui les ai cassées, c’est son chat, euh … le chat de monsieur d'Epremesnil. Et justement il reste un chat … et aussi un loup …mais ils sont un peu cassés aussi, conclut-elle avec angoisse, incapable d’en dire davantage et convaincue d’avoir été incompréhensible.

Simon Ducoursial échangea un regard avec un des jeunes gens les plus proches et retint un sourire. Lisette s’en aperçut et se sentit mourir de honte.

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