Chapitre 2

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Le grimoire enchanté

« Mère, pourquoi suis-je si différent de vous et de père ?

— Nous sommes tous différents, Luka. C’est ce qui nous rend unique.

— Je ne veux pas être unique, je veux être comme père.

— Luka, souviens-toi de mes mots. Quand tu seras grand, tu comprendras. Tu es différent. Mais cela ne doit pas t’effrayer. Ne laisse personne changer ton cœur, car c’est ton bien le plus précieux. »

Des larmes au coin des yeux, Luka s’éveilla dans l’herbe. Son dos le tiraillait. Ses yeux et son nez étaient rougis à force d’avoir été frottés. Il s’était effondré la veille au milieu de nulle-part, secoué par des sanglots qu’il avait trop longtemps réprimés. Un cours d’eau ruisselait à ses côtés. Il se pencha pour s’humidifier le visage, reprendre ses esprits, et aperçut son reflet ondulant dans la rivière. Ses cheveux d’un noir de jais et ses yeux sombres le scrutaient avec intensité. Il serra les poings de colère. Il n’est pas mon fils. Cette phrase tournait en boucle dans son esprit. Elle l’avait hantée toute la nuit. Pris de rage, il plongea la tête dans l’eau glacée. La morsure du froid le saisit vivement et termina de le réveiller complètement. Il avait rêvé de mère cette nuit. Cela faisait une éternité qu’il n’avait pas entendu sa voix réconfortante dans son sommeil. Il ignorait si ce songe lui avait fait du bien ou s’il avait accentué la douleur lancinante dans sa poitrine.

Les jours qui suivirent, Luka ne remis pas les pieds dans la classe d’Arlette Pinçon. De toutes les manières, elle était trop affairée à préparer Greyl pour le jour de l’examen d’entrée à l’académie de magie, qui devait avoir lieu dans une semaine à peine. En réalité, son petit frère était déjà largement qualifié. La plupart des enfants de son âge n’étaient capables que d’invoquer une légère brise, ce qui était suffisant pour intéresser les professeurs de Sky Grimory. Mais Greyl était un Elkris, et les Elkris comme les autres cinq grandes familles s’évertuaient à démontrer la puissance et le talent de leurs héritiers. C’était une question de fierté. Alors que Luka se promenait dans les couloirs, tel un fantôme hantant de manoir, il croisa Greyl surchargé de paperasse. De grosses cernes entouraient ses yeux et sa coiffure blonde était en pagaille. Son regard émeraude étincela quand il aperçut Luka, vagabondant l’air désœuvré.

— Grand frère ! s’écria-t-il tout content. J’ai absolument besoin de ton aide !

— Tu veux mon aide maintenant ? grogna Luka en levant un sourcil. Pourquoi ?

— C’est une question de vie ou de mort ! insista Greyl larmoyant. Madame Pinçon va me tuer à la tâche ! Je dois rédiger cinq exposés sur des livres avancés de magie théorique, mais en plus de mes cours pratiques, je n’aurais jamais le temps de les lire !

— A quoi ça sert d’aller étudier à Sky Grimory, si elle te fait déjà tout apprendre maintenant ? ricana Luka.

— Ce n’est pas drôle, j’ai l’impression que je ne vais jamais m’en sortir…

— Et tu veux que je le fasse à ta place ? supposa Luka. Ce n’est pas te rendre service…

— Ca ne te prendra même pas une heure, à toi ! Tu lis super vite et tu retiens tout !

Encore ça. Luka haussa les épaules. Il avait l’intention de passer la journée au perchoir à ruminer sur son existence non désirée. Il allait rebrousser chemin quand Greyl sortit une vieille clef de sa poche. Luka s’arrêta net.

— Madame Pinçon m’a donné la clef de la bibliothèque familiale pour que je puisse lire les manuels, expliqua-t-il avec une étincelle de malice dans le regard.

Luka fixa la grosse clef avec hésitation. La bibliothèque était restreinte d’accès et il fallait une autorisation pour y pénétrer. Les ouvrages qui y étaient entreposés dataient des temps les plus anciens, et devaient être manipulés avec précaution, tant ils étaient sacrés et fragiles. Luka avait toujours rêvé de pouvoir la visiter. Il prit la clef des mains de son frère en tentant de dissimuler son excitation derrière une moue renfrognée. Le sourire de Greyl s’élargit et il sautilla de joie.

— Alors, sur quoi portent tes exposés ?

— Merci ! Je savais que je pouvais compter sur toi ! fit Greyl en s’accrochant au cou de Luka, qui tentait de le repousser vainement.

Après avoir écouté les explications de Greyl sur son devoir, Luka se dirigea vers la bibliothèque. Il était transit d’enthousiasme et tentait de conserver son calme tandis qu’il traversait les couloirs du manoir. Des domestiques s’affairaient à rendre le parquet étincelant et astiquaient les vases et les ornements exposés dans des vitrines. Généralement, ils ne prêtaient pas attention aux allées et venues de Luka. Il était réellement invisible. Seuls les portraits des anciens patriarches accrochés aux murs semblaient l’observer et le juger. Leurs chevelures étaient d’un blond éblouissant et leurs yeux d’un vert profond. Telle était l’apparence d’un Elkris, et ce depuis des générations, en commençant par le premier Elkris. Luka examina son apparence dans le reflet de la baie vitrée. Le portrait du fondateur de la famille Elkris s’y reflétait également à ses côtés. D’un côté, il y avait un soleil brillant, des yeux emplis de douceur, un ange descendu du ciel, et de l’autre… un corbeau incarnant la mort. Luka passa rapidement son chemin, fuyant ce couloir de portraits, tentant d’effacer l’image du fondateur des Elkris de son esprit. Enfin, il arriva devant une gigantesque porte en bois sculpté. Elle faisait toute la hauteur du plafond et dominait Luka. Imposante, elle avait toujours impressionné le petit garçon et ses un mètre trente-cinq. Fait intriguant, elle n’avait pas de poignée. Il fallait bien chercher pour trouver le trou de la serrure parmi les décorations incrustées dans le bois. Luka inséra la grosse clef et la tourna une fois. Un grondement sourd résonna dans le couloir désert. Luka craignit soudain qu’on le surprenne. Inquiet, il lança des coups d’œil furtifs derrière lui. Personne. Lentement, l’immense porte se fendit au milieu, et un passage s’ouvrit devant le garçon. Muent par une force invisible, les battants s’écartèrent pour le laisser passer.

Luka était aux anges. L’odeur caractéristique du papier le submergea dès qu’il posa un pied dans la bibliothèque. Il n’avait jamais vu autant d’ouvrages rassemblés dans un même endroit. Il avait lui-même une belle collection de romans et de manuels de magie, mais à côté de cet endroit, elle faisait pâle figure. La salle circulaire était baignée d’une lumière provenant de sphères magiques flottant dans les airs, comme des lucioles. Le plafond était si haut que Luka n’en voyait pas le bout. Les livres étaient disposés sur des étagères implantées dans les murs. Il y avait plusieurs étages auxquels il était possible d’accéder en empruntant des échelles amovibles. Luka resta un bon moment à contempler le lieu avec fascination. Puis, il se souvint de la raison de sa présence. Il commença par chercher les ouvrages de Madame Pinçon, puis s’installa sur une table pour les étudier. Les manuels magiques n’étaient pas si compliqués et il ne fallut qu’une heure à Luka pour les parcourir. Puis, il s’équipa d’une feuille et d’un stylo et rédigea une synthèse. Plongé dans l’écriture, il ne vit pas le temps passer. Quand il eut enfin terminé, il s’étira, satisfait, puis bondit de sa chaise. Il était temps d’explorer ! Il se mit à vagabonder dans la bibliothèque en regardant avec intérêt la côte des livres. Livres historiques, de magie, des grimoires contenant des formules, et des journaux intimes, il y avait de tout. Luka était au paradis.

Il s’enfonça de plus en plus dans la bibliothèque, ne sachant où poser ses yeux, quand soudain, un bruit métallique le fit sursauter. Il se pencha à la rambarde du troisième étage où il se trouvait, pour observer la porte de la salle. Elle s’était refermée après son entrée, et n’avait pas bougé. Croyant être victime de sa paranoïa, il reprit la lecture d’un grimoire passionnant à propos de la genèse du monde d’Horizon, qui parlait des dieux et des dragons primordiaux. Il n’était cependant pas tranquille. Il n’avait théoriquement pas le droit d’être là, même s’il était en possession de la clef. Un second cliquetis le fit réagir. Il referma brusquement son livre en tremblant.

— Qui est là ? osa-t-il demander avec appréhension.

Il pointa le bout de son nez pour examiner les lieux silencieux.

Tu es revenu.

Luka bondit sur place en se plaquant contre le mur, faisant s’écrouler quelques ouvrages sur le sol au passage.

Je t’attendais.

Les lèvres de Luka tremblèrent. Qui était en train de lui parler ? Il n’osait plus respirer. Cette voix féminine, fantomatique, semblait provenir de toute part, et de nulle part en même temps. Elle venait de l’intérieur de son esprit.

— Q-Qui êtes-vous ? bredouilla-t-il en sentant la peur l’envahir.

Viens à moi…

Luka prit ses jambes à son cou. Il se mit à courir en direction de la sortie, oubliant complètement les devoirs de son frère encore étalés sur la table. Enfin, c’est ce qu’il aurait voulu faire. Mais pour une raison obscure, il se mit à escalader l’échelle pour atteindre les étages supérieurs de la bibliothèque. Son corps était comme possédé par une force inconnue. Il n’était plus maître de lui-même. Plus il grimpait, plus il semblait être attiré vers les hauteurs. Il n’avait plus conscience de rien. Quand il retrouva ses esprits, il était arrivé à l’étage le plus haut de la bibliothèque.

— Mais… Qu’est-ce que je fais, moi ? murmura-t-il d’une voix étranglée par l’angoisse.

Cet étage était plus poussiéreux que les autres. Les livres entreposés étaient moins nombreux mais semblaient également beaucoup plus anciens. Le son métallique recommença. Luka trouva l’origine du bruit. Un vieux grimoire à la couverture en cuir était enchaîné sur l’étagère. Les chaînes tressaillaient comme si l’ouvrage se débattait pour sortir. Luka su immédiatement que c’était l’un des livres auquel il ne faut jamais toucher. Ils sont généralement maudits et n’apportent rien de bon. Dans le monde magique, nombreux sont les livres enchantés qui n’attendent que d’être ouverts pour cracher des flammes, maudire la descendance du lecteur, ou encore déverser les enfers sur le monde.

Mon bien aimé Hélion. Tu n’as pas changé…

Luka frissonna. Hélion ? Qui était Hélion ? Le garçon sentit une vague de froid l’envahir. Il eut une envie irrépressible de s’avancer vers le grimoire et de le libérer de ses chaînes.

— NON ! cria-t-il en reculant. C’est un charme, c’est ça ? Tu me pousses à t’ouvrir, pour mieux me maudire !

Je peux t’apporter ce que tu désires…

— Maintenant, tu essais de me soudoyer, ricana froidement Luka. Désolé, ça ne marchera pas.

Je peux t’offrir la magie que tu chéris tant. Tu pourrais entrer à Sky Grimory, dépasser ton frère. Tu es bien meilleur que lui.

Luka s’apprêtait à redescendre. Le dos tourné au grimoire dont les chaines cliquetaient, il marqua un temps de pause. Il serra les poings.

— J’ai lu trop de livres de magie pour ignorer ce qu’est un grimoire maudit, articula-t-il avec résolution. Tu vas me manipuler en disant ce que je souhaite, mais au final tu n’apporteras que malheur à mes proches et à moi.

Il avait déjà rebroussé chemin. La voix se mit à gémir.

Non… Non… Reviens ! Mon tendre Hélion ! Je t’ai vexé ?

— Je m’appelle Luka ! s’écria soudainement le garçon.

Il ouvrit des yeux choqués. Il était de nouveau devant le grimoire. Comment ? Il était pourtant sûr d’avoir fait demi-tour. Il sentit la colère monter. Ce livre était en train de se jouer de lui !

Luka… prononça la voix. Le garçon fut submergé par un sentiment de solitude et de tristesse. Il eut du mal à supporter le flot de détresse qui l’avait envahi. Ce n’étaient pas ses sentiments. A qui appartenaient-ils ?

Pourquoi te sens-tu si seul ?

— Quoi ? murmura Luka. Je ne me sens pas… Ce n’est pas moi, c’est… toi ?

Avant de s’en rendre compte, il était à portée du grimoire enchaîné. Des inscriptions dans une langue qu’il n’avait jamais vue étaient gravées sur la couverture épaisse. Cuir de griffon, pensa Luka en effleurant l’ouvrage avec précaution. Soudain, il eut le vertige. Le sol se déroba sous ses pieds. Il tombait. Il poussa un long cri en tentant de se rattraper à quoi que ce fut. Il n’y avait rien. Rien que l’obscurité autour de lui. Puis, au bout de quelques minutes de chute, il s’écrasa contre une surface dure. Il entendit un bruissement léger. Une vive lumière l’éblouit. Il était dehors, étendu dans l’herbe, sous l’ombre de peupliers. Où était passée la bibliothèque ? Il se redressa difficilement en s’attendant à ressentir la douleur de sa chute. Toutefois, son dos ne le faisait pas souffrir. Il leva les yeux et aperçut les bases d’une gigantesque tour devant lui. C’était une tour sans porte. On aurait dit un perchoir, mais la fenêtre qui se trouvait à plusieurs mètres de hauteur était trop petite pour laisser passer un oiseau de vent.

— B-Bonjour ? tenta Luka en percevant l’ombre d’un mouvement par la fenêtre.

Aucune réponse. Soudain, un papillon passa à côté de Luka. Mais ce n’était pas un papillon ordinaire : il était fait de papier. La magie le faisait sûrement battre des ailes. Le papillon de papier voleta jusqu’à la tour. Soudain, une jeune fille aux longs cheveux blancs apparut à la fenêtre pour accueillir le papillon. Luka trébucha de surprise, soudain prit de l’envie de se cacher. Il se vautra sur le sol, mais la jeune fille penchée à la fenêtre ne sembla pas le voir ni l’entendre. Le papillon se posa sur son doigt délicat.

— Qu’elle est belle… murmura Luka sans réaliser ce qu’il disait.

Elle lui faisait penser à un flocon de neige. Elle devait avoir son âge. D’une blancheur immaculée, elle avait des traits d’anges. Elle déplia le papillon de papier sous les yeux médusés de Luka qui paraissait réellement invisible. Elle lut ce qui y était écrit et se mit à rire. Sa voix était pareille au son d’une flûte. Luka réalisa soudain que c’était la voix qui l’avait appelé tout ce temps, un peu plus âgé, mais c’était bien elle.

— Excuse-moi… l’interpella-t-il. Où suis-je ?

La fillette l’ignora. Soudain, Luka eut de nouveau la tête qui tournait. Tout s’évanouit autour de lui, et il se retrouva dans une pièce ronde avec une seule fenêtre. Instinctivement, il sut qu’il était dans la tour. Un lit usé, une commode en bois, un lavabo, et de la poussière. C’était une chambre misérable. Des oursons en peluche dont le rembourrage ressortait était rassemblés contre le mur noirci. Une sensation de malaise pressa le cœur de Luka.

— Je t’attendais… Depuis si longtemps… souffla une voix à son oreille.

Le garçon sursauta. La jeune fille aux cheveux blancs se tenait devant lui.

— Quoi ? répondit Luka confus. De quoi parles-tu ? Qui es-tu ?

— Luka, c’est ton nouveau nom ? continua la jeune fille en ignorant ses questions.

— Comment ça, nouveau ?

— Un nom n’est qu’un nom, ça se change. Mais ton âme… fit la jeune fille en s’approchant un peu trop près au goût de Luka.

Elle effleura sa poitrine de son doigt fin, ce qui fit frissonner le garçon.

— Arrête, dit-il en la repoussant. Je t’ai posé une question !

— Qui je suis ? dit la fillette en jouant avec sa chevelure blanche. Je m’appelle Azuria. Et tu es ici chez moi !

Luka jeta un regard autour de lui.

— Tu vis… ici ? dit-il en déglutissant difficilement. Toute seule ? Comment tu fais pour sortir ?

Il pointa les murs dépourvus de porte.

— Je ne sors pas, répondit Azuria en souriant tendrement.

— Quoi ? Mais… Pourquoi es-tu ici ?

— On m’a enfermée, expliqua la jeune fille en touchant les cheveux de Luka.

Elle avait le contact facile. Luka, qui n’aimait pas trop cette proximité, recula de quelques pas, embarrassé. Le garçon ne savait pas trop quoi penser. Était-ce encore une manigance du grimoire pour le manipuler ?

— J’espère que l’on se verra souvent, finit par dire Azuria. Encore merci, de m’avoir trouvée. Je savais que je pouvais compter sur toi, Hélion.

— H-Hein ? balbutia Luka tandis que tout vacillait de nouveau autour de lui.

Il tendit la main pour se raccrocher à l’image d’Azuria, mais la seconde d’après, la tour avait disparu. Il était de retour dans la bibliothèque du manoir Elkris. Un mauvais pressentiment s’empara de lui quand il vit des chaînes de métal étalées sur le sol à ses pieds. Le grimoire était dans ses mains, libéré de ses entraves.

— Oh non, murmura Luka en blêmissant.

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