Les bleus au cœur et au corps d’Eliott

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 Asma. Asma dans sa jolie robe à fleurs. Ses cheveux fins et doux entre mes doigts. Sa peau de soie cuivrée. Putain… J’accélérais le rythme, en imaginant sous mes paupières clauses, ses doigts fins resserer leur prise autour de mon sexe. Son rire. Cette mélodie pure à mes oreilles. Ma main sur sa hanche nue. Imaginer mes mains couvrir ses seins où son coeur pulserait contre ma peau. Agh. Les percussions de l’eau absorbèrent mon gémissement libérateur.

― Ren ! On va être à la bourre !

 La voix atténuée d’Elie me fit revenir sur terre. Eh merde. Je coupais l’eau, m’essuyais et me dépêchais d’enfiler mes habits. Je repassais dans ma chambre pour prendre mes sacs de sport et de cours et descendais petit-déjeuner. Elie terminait tout juste son café quand je m’installais.

― Qu’est-ce que tu branles depuis tout à l’heure ?

― Oh, tu ne préfères pas le savoir, me moquais-je, un sourire en coin.

 Il avait le don de choisir ses mots. J’engloutis rapidement les tartines qu’il m’avait préparé puis attrapais mon skate. Il m’imita, ses deux sacs lestant ses hanches et son dos. Mal réveillé, il baillait toutes les deux minutes sur sa planche, manquant de se ramasser à plusieurs reprises. Je n’étais pas le seul à mal dormir. On accéléra pour choper notre métro. Les profs de sport risquaient de nous tuer si on se pointait à la dernière minute. Heureusement, on parvint à temps pour nous glisser dans nos rangs respectifs. Bien que la perspective de courir dans les bois à la recherche de balises dès 8 heures ne m’enchantait pas, je pouvais au moins partager un moment avec Elie. Depuis mon saut de classe fin Cinquième, nous n’avions plus l’occasion de nous défier en dehors des interclasses et des concerts. Après un rapide passage aux vestiaires où l’on troqua nos jeans pour des pantalons de jogging et des sweats, je retrouvais Florian et Julien qui eux aussi étaient de la partie. Quatre classes - deux de Seconde et deux de Première - s’affrontaient à la course d’orientation. Ca aussi, c’était au programme du bac. Nous avions dû choisir trois sports. Pour ma part j’ai opté pour de la course, de la natation et de l’athlétisme : je préférais de loin les sports individuels aux collectifs. Contrairement à Maxime, aux abonnés absents pour mon plus grand bonheur. Je ne me serais pas privé de lui en faire voir de toutes les couleurs après ce qu’il avait osé faire subir à Elie. En parlant du loup, il sortit à son tour des vestiaires de sa classe, son short et son débardeur dévoilant les ecchymoses jaunes et violacés qui constellaient sa peau, ce qui ne manqua pas d’attirer et les regards et les chuchotements de nos camarades. Certains me paraissaient plus récents encore que ceux qu'il arborrait quelques jours plus tôt. Pour autant, Elie ignora les racontars pour me rejoindre, affichant un air blasé. Je remarquais alors pour la première fois, le froid flagrant entre Julien et lui. Si quelques semaines auparavant il passait son temps à le taquiner, tous deux s’ignoraient à présent. Julien ne lui adressa pas même l’ombre d’un regard lorsqu’il se planta à côté de moi. J’en déduisis que leur relation n’avait pas évoluée depuis notre échange. Les profs qui nous encadraient, malgré leur coup d'œil appuyé sur lui, ne firent aucun commentaire. Ils nous dispatchèrent dans les bus affrétés pour nous emmener en forêt. Elie s’installa naturellement à mes côtés, Florian derrière nous avec Etienne, un gars de sa classe avec qui on avait sympathisé. Quant à Julien… Il rejoignit Asma, superbe dans sa tenue moulante qui ne laissait que peu de place à l’imagination. Ne pas y penser, ne pas y penser. Les images suggestives et fruit de mon fantasme éveillé défilaient. Je la scrutais sûrement un peu trop car elle se tourna vers moi et m’adressa un sourire contrit. Aussitôt je détournais le regard, un feu de joie embrasant mes joues. Je décidais de me concentrer sur les histoires de Florian qui se plaignait encore une fois du contrôle surprise de Pommel sur les fonctions.

 Arrivés aux bois de Warwamme, nos profs firent l’appel et donnèrent les consignes pendant que nous nous échauffions. Je crevais déjà de froid qu’Elie se foutait de ma gueule, à croire qu’il était doté d’un radiateur intégré. La pluie se mit à tomber. Le clapotis de l’eau sur les feuillages me fit regretter de devoir chasser des poinçons. Bientôt l’averse détrempa le humus de la forêt : un mélange de gadoue et de feuilles mortes nous éclaboussait jusqu’aux mollets. Elie semblait aux anges.

― Le dernier arrivé paye des Pépito à l’autre, et hors de question de tricher ! me nargua-t-il en se saisissant de la carte que le prof lui tendait.

 Ce dernier leva les yeux aux ciel, un sourire amusé creusant ses joues ridées. Il était habitué. Je laçais mes baskets et récupérais la mienne.

― C’est ça, cours toujours connard, répliquai-je avec un sourire de défiance.

― J’y compte bien !

*

 Le cours de sport touchait à sa fin. J’avais récolté tous les poinçons malgré quelques gamelles dans les buissons épineux qui colonisaient la forêt. Les égratignures griffaient mes avant-bras sanguinolents. Je m’étais départi de mon sweat en milieu de parcours à cause de la sueur qui dégoulinait dans mon dos et mon cou mêlée à l’humidité de l’averse qui persistait. Bien m’en avait pris. A bout de souffle, j’apercevais le k-way bleu pétant du prof, à une centaine de mètres et quelques élèves qui patientaient, assis à même le sol et qui se réhydrataient après la course. Elie était déjà là, lui aussi, un trait de boue couvrant sa joue gauche. Plus que n’importe qui d’autre, la drache ne l’avait pas épargnée : ses longs cheveux noirs formaient des pics de part et d’autre de sa mâchoire, ses fringues lui collaient à la peau. Son débardeur, si peu épais qu’il laissait apparaître la peau de son buste en transparence. Et pourtant, il ne semblait pas avoir froid. En m’apercevant, un sourire goguenard naquit aux coins de ses lèvres fendues.

― J’ai gagné, jubila-t-il en tirant la langue.

 Pour toute réponse je lui adressais un doigt d’honneur dont le prof ne se formalisa pas le moins du monde. Au moins, il était de retour, ça faisait tellement de bien de le revoir, ce sourire moqueur. Je rendis ma feuille détrempée à Durand qui en contrepartie me donna mon temps : 48 minutes et 36 secondes ; je ne m’en étais pas trop mal sorti au vu des conditions. Elie claironna sa belle performance de 45 minutes et 20 secondes. A trois minutes près, je le battais. Moi qui me faisait une joie à l'idée de me faire payer des Pepito, c'était râté !

 Asma fut la suivante. Sa natte gorgée d’eau laissait s’échapper de petits cheveux rebelles. A mon désespoir, elle avait revêtu un sweat épais qui cachait ses formes généreuses. Elle rendit sa carte poinçonnée au prof, le souffle court, avant de se tourner vers moi pour me féliciter de mes performances, compliments que je lui retournais avec joie, flatté d’avoir son attention. On rediscuta de tout et de rien et je me rendis compte à quel point cela m’avait manqué. Elle détacha ses cheveux et les essora dans un coin. C’était impressionnant à regarder, je n’aurais jamais cru que les cheveux des filles pouvaient retenir autant d’eau. Plus les minutes passaient, plus les arrivées groupées se multipliaient. Les quatre profs surveillaient leur chronomètre, sifflant toutes les cinq minutes. Les plus motivés se dévouèrent à aller chercher les derniers. Les bois n’étaient pas bien grands, il était donc facile de les retrouver. Florian et Julien furent les bons derniers à revenir avec quelques filles. A regret, Asma m’abandonna pour le rejoindre et l’accueillit d’un grand sourire. Il lui épongea le visage de sa serviette. Je n’avais pas osé lui faire remarquer qu’elle aussi était couverte de boue sur le front. Julien releva la tête, accrocha le regard d’Elie une fraction de seconde et se détourna aussitôt pour se focaliser sur Asma. Mes doutes se confirmaient.

 Dans les vestiaires, c’était le bordel. On chahutait, certains s’amusaient à faire la courte échelle dans l’espoir d’apercevoir les filles se changer, d’autres faisaient un concours de qui avait la plus grosse. Depuis le collège, j’y avais le droit : “Alors c’est vrai que les asiat’ en ont une toute petite ?”, ce genre de conneries qui me mettaient mal à l’aise. Les imitations d’accents aussi. On nous prenait pour des chinois et nous avions le droit à toutes sortes de railleries. Très tôt, maman nous avait appris le Français et l’avait enseigné aussi à papa dans la foulée. Il gardait l’accent japonais bien marqué et rechutait chaque fois qu’il était ivre. Et nous, on l’avait appris à force de l’entendre parler avec Maiko. Cela ne nous avait pas empêchés d’en prendre plein la tête une fois intégrés au système scolaire. Les blagues racistes, les insultes, les amalgames, on y avait le droit en permanence. Je me faisais emmerder par les mêmes connards pendant mes années de collège jusqu’au jour où Elie en a eu marre et leur a collé un pain dans la gueule. Ca c’était un peu calmé et puis avec la puberté, les blagues ont évoluées de registre, plus blessantes et acérées. Seulement, entre-temps, je m’étais endurci : à force de répondre et de prises d’Aïkido, les récalcitrants s’étaient résignés à me foutre la paix.

 Je sortais des vestiaires du gymnase pour me greffer à mes camarades de classe. Elie n’était toujours pas sorti. Qu’est-ce qu’il fichait ? J’attendis encore quelques minutes, mais lorsque retentit la sonnerie, je me résignais à m’en aller. Je lui envoyais un message en deux deux et remontais en cours. Il me laissa en “vu”. Je pensais au moins le voir à la pause déjeuner mais il était aux abonnés absents. Inquiet, je cherchais à le joindre, en vain. Je questionnais Julien qui haussa les épaules : il ne l’avait pas vu depuis que lui-même était sorti du gymnase. Peut-être avait-il séché les cours et ne voulait pas m’impliquer ? C’était quand même étrange.

 Dès que la dernière sonnerie retentit, je me dépêchais de rentrer. Sur le chemin retour, je le retrouvais assis au bord de la Deûle.

― Ah bah enfin te voilà ! Je t’ai appelé toute la journée, t’étais pas en cours ?

 Il tourna la tête dans ma direction, les yeux plein de larmes. Je laissais tomber mon skate et mes sacs pour m’asseoir à ses côtés.

― Hey, qu’est-ce qui se passe ? Maxime t’a encore emmerdé ? Je vais lui régler son compte, il a vraiment un grain ce gars…

 Elie retint un sanglot en secouant la tête à la négative. Mon cœur se serra dans ma poitrine quand il porta une canette de bière à ses lèvres. Alors, ça allait si mal ? Il but une grande gorgée avant de la reposer sur le talus, les mains tremblantes. Je remarquais alors qu’il n’avait pas la même tenue qu’en partant.

― C’est la tenue de rechange de l’infirmerie. Qu’est-ce que tu fous avec ça sur le dos ?

 Il sécha ses larmes d’un revers de manche et força un sourire.

― J’étais trempé. Ils m’ont renvoyé de cours pour tenue incorrecte.

― Sérieux ? Ils abusent quand même. C’est pour ça que tu es dans cette tenue ?

― Ouaip.

― Pourquoi tu pleures alors ? T’es pas du genre à t’émouvoir de te faire renvoyer...

 Une pensée me frappa.

― Attends…Maman est là ? Elle t’a fait quelque chose ? C’est pour ça que t’es là ?

― Non. Je… Je me sens pas super bien en ce moment… Tu crois que je suis un monstre ? demanda-t-il, des trémolos dans la voix.

 J’en restais hébété une longue minute. Il baissa la tête pour triturer les lacets de ses chaussures couvertes de boue.

― Pourquoi tu dis ça ? C’est ridicule ! m’insurgeais-je, Quelqu’un t’a dit ça ? C’est qui ce connard que je lui pète la gueule !

 Elie esquissa un sourire amusé, les yeux brillants.

― Merci Ren.

― Je suis sérieux. Si quelqu’un ose te sortir ce genre de connerie, tu n’as qu’à me le dire et je lui règle son compte. T’as rien d’un monstre, t’es le meilleur de tous ces tocards.

 Mon sourire confiant lui arracha un petit rire. Il termina la canette et s’alluma une cigarette.

― Ca se passe comment les répétitions ? Vous avancez bien ?

 Je détournais la conversation sur un sujet plus léger. Je savais pertinemment que ce n’était pas le cas mais je préférais sonder son point de vue sur la question.

― C’est pas génial, répondit-il. Depuis que… Tu ne viens plus, on n’avance pas. J’y arrive pas.

― C’est ce que j’ai cru comprendre, oui. Maman repart bientôt, je pourrais de nouveau répéter avec vous, même si je ne peux pas participer cette année.

― J’y arriverai pas sans toi.

― Ne dis pas de connerie Elie, tu en es capable. Tu es époustoufflant sur scène, tu as un putain de jeu et de sacrées cordes vocales, tu vas y arriver.

― Sans toi, j’y arrive pas. C’est notre chanson à tous les deux, pas juste la mienne.

― Tu as raison, et c’est pour ça que tu es d’autant plus capable de la chanter. Tu sais, même si je ne participe pas sur scène, ça ne m’empêchera pas d’être aux premières loges pour t’écouter. Tu vas tout déchirer, je crois en toi.

 Le vent se leva. Les feuilles bruissaient. Le roulis de l’eau à quelques centimètres de nos pieds était à peine perceptible à cause du bruit de la circulation : autour de nous, des impatients klaxonnaient, des sourds s’abrutissaient dans leur habitacle. Et nous étions là, Eliott avec ses petits yeux rouges et ses grands bleus au cœur et au corps et moi avec l’envie de le faire sourire. Il me tendit une cigarette, que je fumais avec lui. Le goût de la cendre n’était plus aussi infect que la dernière fois, je le trouvais plus doux et réconfortant. L’avais-je assez rassuré ? Se sentait-il mieux à présent ? Je l’espérai.

 Il était épuisé. Lorsque sa clope fut terminée, il nicha sa tête contre mon épaule. Bientôt, son souffle chatouilla mon cou, régulier et lent : il s’était assoupi.

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