2.6 * VICTORIA * CHAMALLOW FLAMBÉ
V.R.de.SC
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29.10.22
22 : 15
♪♫ SUMMERTIME SADNESS (CÉDRIC GERVAIS REMIX) — LANA DEL REY ♪♫
Une ruée d’enthousiasme poppe en moi. Je me redresse à la hâte, projette mes guibolles fugitives hors du canapé, prête à bondir vers l’inconnu — ou la bêtise plutôt. L’élan m’emporte, mais le sol me trahit : une plaque arctique me mord la voûte plantaire et m’arrache une grimace étranglée. Réflexe de survie, je rembobine en quatrième vitesse et me recroqueville comme une crevette en détresse, pieds au chaud sous mes cuisses, bancale, les mains plantées dans le dossier pour ne pas chavirer dans le ridicule. Glamour ? Zéro sur l’échelle de Marilyn.
— Eh ben… belle dégringolade, Vic. Deux tafs et tu te prends pour une princesse en lévitation. Tu sais que t’es à deux doigts de nous faire un spin-off de L’Exorciste ? À quand la purée de pois ?
Je tente une pirouette rhétorique et… me vautre.
— Pfff… Quelle idée ! protestè-je avec la conviction d’un mégaphone rouillé. Bien que… ouais, bon. Peut-être. J’étais déjà floue de base de toute façon.
Mon encéphale brasse dans la gelée, ma langue, trop rapide pour mon cerveau, part en freestyle et mes extrémités claquent des dents. La vérité m’observe, cachée derrière un poteau émotionnel.
— Elle n’est pas possédée, elle est juste perchée, tranche Nina d’un sourire feutré.
Pas faux. Je flotte. Je flotte sec. Je le sens à la seconde où j’ouvre à nouveau la bouche et que les syllabes s’échappent sans laisser d’adresse. Je suis la variante humaine d’une bulle d’air dysfonctionnelle, version bêta d’un nuage en burnout. Suffit-il d’un alibi poétique pour légitimer une bonne vieille défonce ?
Telle une plume moqueuse, Nina atterrit à côté de moi, bras autour de mes épaules, et me souffle dans l’oreille :
— Tu t’es abonnée à quel espace-temps, là ? C’est inclus, le pass stratosphérique ?
Je rigole, enfin… un couinement digne d’une chaise en fin de vie me traverse la gorge.
— T’aurais pas un peu d’herbe magique planquée dans ton soutif fluo, par hasard ? dis-je, paupières format stores anti-éveil.
— Non, pas la peine de chercher plus, Sherlock.
— Tu fumes plus que tu n’achètes, remarque Andrès, pince-sans-rire.
Leslie contourne le canapé, escalade l’accoudoir et perche son séant avec le naturel d’une panthère trapéziste : équilibre précaire, confiance absolue, comme d’hab…
— Si j’étais ta psy — ce que je refuse formellement — je te diagnostiquerais un cas commun de flemme existentielle sublimée en posture yogique de diva désabusée, m’expose-t-elle.
Je la regarde de travers, façon gamine qu’on force à finir sa soupe à la grimace. Mauvaise foi assumée. Sculptée dans le déni, bien entendu.
— Espèce de sorcière sarcastique ! rétorquè-je bras croisés et moue dramatique.
J’ai rien capté à son laïus, en plus.
— Tu vois, ta lucidité n’est pas totalement morte, se marre Nina, l’air de signer mon certificat de vivacité. Y a de l’espoir.
— Sans mes coups de fouet bienveillants, tu deviendrais une stèle à toi seule, reprend Leslie. Tu devrais me dire merci.
— Oh, gratitude infinie, marraine la fée… La prochaine fois que tu me lis l’avenir, préviens-moi que ça pique. Et file-moi un Doliprane. Je jure solennellement que tes intentions sont…
— Mauvaises ? me coupe-t-elle. Bien sûr que oui, bichette.
D’un coup, elle se lève, méga détendue. Une génie du mal en version stylée.
— Bon, assez gloussé, Cendrillon, il est l’heure, annonce-t-elle en balayant sa queue de cheval d’enfer par-dessus son épaule. Au boulot !
Mon flair décèle le coup tordu parfaitement frauduleux, peut-être artistique.
— Ton carrosse intérieur te supplie de rester affalée telle une starlette déchue, mais ton boule est convoqué sur la piste. Y a le prince charmant qui roupille au rez-de-chaussée…
Dans mes rêves, oui… Ses paroles glissent comme du savon sur le carrelage et je hoche la tête, l’esprit en transit vers l’Écosse.
— Andrés, il te reste quoi en stock ? demande-t-elle. T’aurais pas une playlist qui détraque les molécules ? Ou un stroboscope de secours ? À défaut, un petit dispositif pyrotechnique. Léger. Légal.
Je la fixe. Mon détecteur d’arnaques interne bippe : j’y crois pas une seconde, Leslie touche pas à la fumette. Pourquoi ai-je le pressentiment qu’un commutateur secret vient d’être enclenché et qu’Andrés a la télécommande ?
Il arque un sourcil en se hissant debout, les mains dans les poches.
— Un stroboscope, connais même pas ce mot. Un bonbon à la menthe, à la limite.
— Nickel, approche, j’ai une idée à te vendre, souffle Leslie en l’attrapant par le bras.
Dès qu’elle me tourne le dos, pour s’éloigner de quelques pas avec son nouvel acolyte, ses cheveux m’hypnotisent. Absolument déments. Plus d’un mètre de crinière brune, lisse, brillante, soyeuse, rehaussée en une queue de cheval haute. Une matière capillaire que même les shampoings de pub implorent de représenter. Zéro nœud, zéro frisottis. Rien ne dépasse. On dirait une cascade de chocolat noir fondu qui aurait pactisée avec le diable du brushing. Tentatrice jusqu’à la racine. Elle m’énerve. Je la soupçonne de dormir sous un casque ionique extraterrestre. Machinalement, ma main patine dans mes propres boucles lunatiques. Une mèche entre les doigts, j’analyse un désastre en spirale. Pourquoi mes tifs ressemblent-ils à des épis de blé mal taillés ? Un épouvantail me collerait un procès pour plagiat de style. Cette texture sèche et capricieuse qui refuse l’ordre en principe de vie ? Pas terrible. Sauvage et sexy, selon les dires de mes amis… Qu’ils sont débiles de croire en une signature. C’est juste une punition biologique. Pas drôle en plus.
— Vic ?
Petit sursaut, grande confusion. Pardon, j’étais occupée à faire un duel psychique avec une queue de cheval. Qui vient de jeter un caillou dans mon étang figé ?
— C’est sa phase « chamallow flambé » : croustillante à l’extérieur, magma émotionnel à l’intérieur, ironise Andrès.
Mon cerveau indéfendable ne me propose rien d’autre qu’un pouffement entre absurde et abdication.
— Remarquable observation. Merci, Andrès, commentè-je platement, regard satellisé par l’horizon des dalles par terre.
Fascinants, ces pavés. Beaucoup plus fiables que les gens. Sous la chape de plomb orangeâtre déversée par les cieux sur la ville et les reflets vacillants des lanternes suspendues, impossible de dire si le sol est ardoise, poussière ou perle. J’essaie de déterrer la teinte exacte de ma mémoire, mais elle farfouille, bredouille, puis renonce.
Menton redressé, je libère mon tentacule capillaire rebelle et relâche l’oxygène prisonnier dans mes poumons. J’étudie la Marquise du Sarcasme et le Prince du Déhanché flamboyant : ils parlent vite. Leslie hoche la bobinette, esquisse un geste dans ma direction, ses yeux gris brillent. Elle brode dans l’air des signes codés, désigne l’espace, mime quelque chose. Une entrée. Un mouvement. Un moment ? Une cérémonie occulte, ou juste un plan à la con ? Andrès se fend la poire. Son sourire s’étire en un arc parfait, puis ils scellent l’accord d’une tape dans la main. Il est à fond. Bon, ben voilà. Le club des illuminés s’enrichit d’un nouveau disciple — bienvenue à pas moi.
Je scrute Nina, qui se dérobe avec soin, refusant la complicité visuelle. Elle mâchonne l’intérieur de sa joue, trahissant une vérité qu’elle s’efforce de taire. Elle sait quelque chose. Elle…
— Nina… lancè-je tout innocente.
— Mmmh ? bafouille-t-elle, gênée, à deux doigts de fuir.
— Balance, mon capteur de commérages est en alerte maximale !
Elle déglutit, esquisse un rictus crispé qui ne camoufle même pas un atome de malaise.
— Rien, rien… Absolument rien, clame-t-elle.
Tsss… À d’autres ! Une négation aussi véhémente, c’est du code pour « énorme dossier ». Mon regard s’infiltre dans les plis fugaces de son visage, appréhendant les ombres d’un mensonge.
— Allez, Ninette, promis, je fais pas de scandale.
Elle s’enroule dans ses bras, bascule son équilibre sur l’autre pied, mais ne m’offre qu’un signe silencieux de refus, agitant sa tête de gauche à droite.
— Ouvre-moi les vannes, dégaine les confidences, je suis ta meilleure amie, pas vrai ? roucoulè-je, ma voix sirupeuse à souhait.
Elle entrebâille les lèvres, les referme, abandonne visiblement l’idée, yeux baissés. Je devine que je suis au cœur du débat. Arff… Y a une tempête en huis clos derrière ses cils ou je rêve ?
— Fait frisquet, non ?
Sérieux ? La météo ? Elle croit m’esquiver avec une diversion digne d’un bulletin de 20 h ? Oh, je suis pas née de la dernière pluie ! J’ai le radar affectif d’un truffier en manque.
— Tutututu, pas de trapèze, reste sur la poutre !
Indéboulonnable, elle ne pipe mot.
Entre ironie et agacement, je m’élance, le ton léger, mais la curiosité acérée.
— Très bien. Le chamallow part en guerre. Il va enfiler sa robe de gala — mentale, hein — et aller botter le cul de la flasquitude. Qu’on me montre l’ennemi, que je l’étrille à la force de mes talons mentaux !
Je prends appui sur mes paumes, déplie les jambes avec la gravité d’un lever royal — à moitié réussi, certes — puis m’arrache au canapé comme si j’étais attendue à la cérémonie des Oscars de la dignité retrouvée. À peine sur pied, le tournis ramène ma main en arrière, épaule de Nina en guise d’anti-chute. Je bascule en mode ni vu ni connu, feins l’aisance et enchaîne :
— Mes pantoufles de verre, s’il vous plaît ? Le bal m’enjoint. Askip, j’ai un royaume intérieur à regagner et un mec à shooter dans mes filets. Si je vise juste. Et si le filet n’est pas troué. Enfin, un mec… ou un mirage avec des pecs. Faut rester souple. Au fait, vous savez que Nikki de Saint-Phale est née le même jour que moi ?
Est-ce que ça explique quelque chose ? Aucune idée.
— Vous avez vu son expo ? Beurk. J’ai pas aimé. Trop ornemental... Trop hystérie chromatique... Je comprends l’intention — l’émancipation par le grotesque, la reconquête par l’outrance, le corps féminin hypertrophié en acte politique. À mes yeux, c'étaient que des masses criardes et une indigestion visuelle. J’avais le nerf optique en surchauffe au bout de deux salles. Les Nanas ? Des totems pop aux tétons en liesse — j’étais agressée par une armée de bonnets E en résine.
Mon 85B a soupiré dans son coin et s’est fait tout petit dans sa dentelle…
Je récupère les escarpins tendus par Nina, cale le premier contre ma hanche, puis je bégaie des muscles à la voix. Mon pied entreprend l’ascension, redescend penaud. Je me fige et repose tout par terre.
— Merci, Nini. Tes boobs sont superbes d’ailleurs. Et ta robe ? Magnifique. J’aurais dû opter pour une coupe identique. La mienne, elle est à la limite de l’indécence géométrique. On voit quasiment mes fesses, et elles sont rebelles au volume. Rien à faire. Elles résistent aux squats, à la volonté, au miracle. Franchement, mate le derrière de Leslie : un cul à faire signe des traités de paix entre nations rivales.
Je braque mon attention sur un talon, tente de l’enfiler à contresens — à l’image de ma vie. Fin de numéro.
— Je pars pas en croisade contre les seins, juré. Sauf que c’était... l’architecture du débordement. Leur manière d’imposer une joie obligatoire, à croire qu’on n’a pas voix au chapitre. On a le droit de se sentir moche ou cassée ou vide, pas vrai ?
Je redresse le buste. Où elle est mon autre godasse ? Volatilisée. Fugue d’accessoire.
— J’ai saisi le manifeste, hein : le trauma, la revanche, le corps repris. Je dis pas le contraire. Bravo. L’esthétique, par contre, elle braille de concept, elle veut me convaincre, elle fait chou blanc. J’aime le doute, le poreux, le peut-être, pas la saturation ni les orgies.
Je me rassieds en biais. Ah ! Tiens, la fugitive, elle était là. Dans ma main. J’ai le QI d’un bol à soupe.
— J’ai aperçu les trucs chamaniques en papier mâché, les statues de carnaval version kermesse psychédélique. Ouais.
Sourcils froncés, je tire un fil imaginaire sur le bas de mon blazer. Ce tissu me parle. Une veste tombée d’une autre épaule. Mais laquelle ?
— Juste… non. Voilà. Pas mon délire. Je décroche. C’est légal, le rejet hermétique au cri collectif. Vous l’avez vue l’expo ? Parce que moi, je suis sortie avec une migraine... postmoderniste !
Et l’âme un peu carambolée...
Penchée en avant, je m’acharne sur les brides, telle une tragédienne de la cheville. Mes gestes laborieux, dignes d’un combat en trois actes, finissent par en venir à bout. Clic. Clac. La princesse du doute est chaussée.
Je lève enfin les yeux, espérant cueillir des ovations, des lauriers, un frisson dans l’assistance. Rien. Que des chuchotis d’arrière-plan.
Leslie, Nina et Andrès, regroupés en conclave secret, à un mètre devant, me zappent genre coupure pub. Plongés dans une discussion en catimini qui n’a rien à voir avec mon plaidoyer vibrant pour le droit d’être fade, en colère et de bouder la joie bruyante, ils semblent plutôt fomenter une machination pour… bah pour quoi, au juste ? Me ramener à la raison ? Au bar ? Chez moi ?
Je les fixe, front plissé, index pointés sur ma tête comme un girophare clignotant.
— Euh… Allô le QG ? Je viens littéralement de simuler une conférence TED sur l’indigestion esthétique et les sculptures mammaires et personne n’a tilté ? Drôle de soutien émotionnel...
Franchement, leur intérêt rivalise avec un documentaire sur la croissance des lichens.
Nina pivote, un sourire coupable au bord des lèvres, mains levées façon pickpocket repentie.
— Désolé, Vic. On est... en brief tactique. Et… euh… détail marrant, c’est toi qui nous a traînés à l’expo.
Ah bon ? Petit blanc dans ma tête. Long tunnel sans Wi-Fi. Puis, bam ! La mémoire revient : moi, devant une vitrine kitsch, postillonnant ma critique du patriarcat marketée au rayon souvenirs.
Je me gondole comme une touriste à Venise. Un éclat si net que même mes abdos en RTT se réveillent.
— Mais oui ! Suis-je bête ?!
— Tu vois Leslie, vaut mieux qu’on laisse tomber ton approche…
Qué ? De quoi elles causent ?
— Laisser tomber ? Genre ignorer la conjonction astrale au profit d’un coma sentimental ? Tragique et inefficace. On parle du plan parfait, là.
— C’est carrément du poker avec une boîte d’allumettes, ton truc, renchérit Nina.
— L’adrénaline, c’est gratuit, cocotte. Ton idée, c’était quoi déjà ? Que le destin cherche une place de parking ? En attendant, on lui fait faire des mandalas anti-stress ? On lui tricote un pull d’addiction ?
Depuis quand mes amis sont devenus des scénaristes de thriller existentiel ?
— Vous… vous complotez ? suspectè-je en essayant de les fixer tous les trois.
Sauf que mes globes oculaires entament une lambada sur un axe parallèle.
— Complot, non. On improvise, nuance Leslie avec ce rictus qui sent la catastrophe en préproduction.
— Sérieux, Leslie, regarde-la, insiste Nina de sa voix douce. Elle est pas prête.
— Pas prête à quoi ? demandè-je.
Personne ne fait cas. Super.
Les yeux étrécis, je cligne des paupières au ralenti. J’ai loupé une marche là, non ? Peut-être l’étage et sans doute tout l’immeuble. Cerveau, reviens de ton safari mental s’il te plait.
— Mais si voyons. Elle est prête… à sa manière. Son cortex a simplement un léger retard de courrier.
— Non, Leslie. Elle est en apesanteur. Et toi, tu veux lui coller des ailes ? Il se contentera de signaux brouillés ? Faudrait a minima qu’elle puisse parler clair et pas babiller en morse ! Elle est aussi prête qu’un croissant surgelé à affronter le… grille-pain.
Un grille-pain ? Je suis littéralement la pâte feuilletée de cette conversation. For-mi-dable. C’est officiel, j’ai été laminée. Prochaine étape : dégustation. Par qui, que, quoi ?
— Nina, rappelle-toi, elle a déjà sauté sans parachute — avec un parapluie troué — sans même vérifier s’il y avait un vide.
— Je suis là, hein, je vous entends, marmonné-je en redressant la colonne, tentant de décrypter ce sketch rien qu’avec mon alignement.
— Et on t’adore, Vic, répond Leslie, sourire de conspiratrice. Mais pour une fois, laisse les grandes manœuvres aux artistes.
Des grandes manœuvres. Très rassurant. Quelque chose se trame. Je ressens un... frisson. Une légère panique. Ou, une microdose d’excitation ? Possible. Probable. Les trois en simultané. Bingo !Mon cœur joue à pile ou face avec mon cerveau, et ils trichent tous les deux. Peut-être que je suis en train de tomber amoureuse d’un piège. Ce serait très… moi.
Silence. L’atmosphère se charge. Ça frémit dans l’air, ça flotte entre eux. Super. Moi j’ai un écran cathodique brouillé ; la Team rocket du dimanche soi, un satellite télépathique interconnecté. Leurs pupilles dansent le tango binaire, puis naissent encore les messes basses en ultra-rapide. Je reboot mentalement. J’attends le patch correctif. Ou au moins une MAJ du script. Quelque chose m’échappe — tout, en fait.
— Allez Vic, on dévale, décrète Leslie en claquant des doigts. Ton corps de sirène va enflammer la loge. Objectif : capter tous les yeux affamés du club. Après tout, c’est ton anniversaire, la scène est à toi !
Elle déboule, m’amarre par le coude et m’entraîne sans demander mon avis. Nina et Andrés concluent la procession, façon escorte royale en mission happening.
La transition avec l’extérieur ? Une gifle climatique. L’air frais du rooftop me fait un au revoir glacial, vite remplacé par un sauna enfumé à faire rôtir mes dernières appréhensions. Le bruit ? Un mur de décibels qui pulse comme un cœur sous stéroïdes.
Dans l’escalier en colimaçon — ou plutôt, toupie anxiogène sponsorisée par mes pires craintes — je calcule chaque pas. L’ouragan Leslie trace en tête, carburée à l’énergie nucléaire. Moi, je scande intérieurement un SOS anti-gamelle. Si je finis la soirée sans me fouler la cheville, je dépose un cierge pour célébrer l’exploit.
J’intercepte au vol quelques bouts de leur babillage, mais, noyé sous la vibration assourdissante de la musique et mes neurones en apnée, autant essayer de déchiffrer un podcast en mandarin sous l’eau. Ce charabia pue la confrérie obscure et les manigances sous cape.
— Toi, mon grand, t’y vas cash, full hétéro crédible. Pas de demi-mesure, l’illusion doit être béton, coordonne Leslie en larguant un clin d’œil à Andrés.
Ils jouent gros, mais sur quoi ?
— Je trouve pas ça très malin, rouspète Nina dans mon dos.
— Faut leur faire confiance, répond Andrés. Leslie a tapé dans le mille, il va percuter. On parle de Victoria : t’as intérêt à être miro pour passer à côté.
Leur assurance me laisse perplexe, la réticence de Nina… m’alarme un peu.
— Suspens, on lance l’expérience et on observe. L’effet domino ne devrait pas tarder, si j’en crois mes prédictions, pouffe Leslie, un brin malicieuse. Ça promet d’être instructif.
— Quelle expérience ? m’enquis-je, piquée au vif.
— Ah bah, qui vivra verra, très chère.
Je suis coincée entre la traction — merci Leslie — la fascination — merci mes méninges en fusion — et mes semelles en cavale déjà prêtes pour la fête sans feu vert mental. Pourquoi résister quand le corps réclame la danse ? Je papillonne encore au-dessus du réel, oscille entre fragments de paroles volées et course désordonnée, tandis qu’on fend le corridor menant à la mezzanine où m’attend le Saint Graal de la nuit : la loge VIP.
À peine arrivés, mes kidnappeurs m’assaillent : on me dépossède de ma veste, une flûte sucrée atterrit entre mes doigts — providence, j’étouffais de soif. Par contre, ils exagèrent : l’alcool se fait aussi discret que l’ombre d’un murmure dans un stade vide.
Leslie orchestre le camouflage d’urgence : elle rafistole ma robe qui menace de se barrer, dompte la tempête capillaire, patche un maquillage en déroute. Eh oui, charme en guerre contre sueur, lutte invisible du paraître… une remise à neuf express, sous haute pression. Pourquoi tout ce protocole ? Allez savoir. Me faire bichonner ? Hors de question de repousser.
Prisonnière consentante, écrin plus que bijou, me voilà révolutionnée en trophée vivant, habillée et exhibée telle une œuvre précieuse. Ni une ni deux, on me chuchote des encouragements — comme si j’avais gravi l’Everest en talons ou qu’un exploit m’attendait au tournant ; je pige pas bien le programme. Tout ça pour que je finisse en mission kamasutra ? J’ignorais que j’étais à ce point un cas désespéré. Sérieux, j’ai presque envie de pleurer…
Hop, des sourires chargés de connivence fusent et on me catapulte dans l’étreinte chorégraphique d’Andrés, maître incontesté de la danse endiablée. Et il y va franco ! Cette secousse électrique, inutile de la fuir : sans résistance aucune, je me fonds dans l’instant. Venue pour perdre toute prise, m’immerger dans le souffle sonore, me diluer dans les ondulations, les silhouettes mouvantes, les lueurs poudrées des faisceaux, je prends mes marques et laisse mon corps parler à ma place.
Pourtant, sous la surface, flotte un signal, un crissement de soupçon : je sens le regard dirigé, le cadre imposé. J’ai l’impression troublante d’être actrice d’une intrigue qui me dépasse et dont je ne connais pas le script. Entre éclat et flou, la frontière s’efface. Dans quelle mise en scène tordue m’ont-ils embarquée ?
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