2.7 * VICTORIA * AUX GRANDS MAUX LES GRANDES REMÈDES

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CHAPITRE 2.7


AUX GRANDS MAUX LES GRANDES REMÈDES


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V.R.DE.SC

29.10.22

22 : 25


♪♫ SUMMERTIME SADNESS (CÉDRIC GERVAIS REMIX) — LANA DEL REY ♪♫



Je scrute Nina, qui se dérobe avec soin, refusant la complicité visuelle. Elle mâchonne l’intérieur de sa joue, trahissant une vérité qu’elle s’efforce de taire. Elle sait quelque chose. Elle…

— Nin… lancè-je tout innocente.

— Mmmh ? bafouille-t-elle, gênée, à deux doigts de prendre la fuite.

— Balance, mon capteur de commérages est en alerte maximale !

Elle déglutit, esquisse un rictus crispé qui ne camoufle même pas un atome de malaise.

— Il se passe rien… Absolument rien, clame-t-elle.

Tsss… À d’autres ! Une négation aussi véhémente, c’est du code pour « énorme dossier ». Mon regard s’infiltre dans les plis fugaces de son visage, appréhendant les ombres d’un mensonge.

— Allez, Ninette, promis, je fais pas de scandale. À quelle sauce elle a prévu de me manger ? Pitié, dis-moi que c’est pas un strip-teaser !

Yeux arrondis, bouche aussi. Elle ravale sa confusion, replie ses bras autour d’elle. Son équilibre bascule d’un pied sur l’autre, mais elle ne m’offre qu’un refus silencieux, tête secouée de gauche à droite.

— Alleeez. Ouvre-moi les vannes, dégaine les confidences. Tu sais que tu peux tout me dire, pas vrai ? roucoulè-je, ma voix sirupeuse à souhait.

Elle entrebâille les lèvres, les referme, abandonne visiblement l’idée. Pourquoi tant de cachoteries ? Y a une tempête en huis clos derrière ses cils ou je rêve ?

— Fait frisquet, non ?

Sérieux ? La météo ? Elle croit m’esquiver avec une diversion digne d’un bulletin de 20 h ? Oh, je ne suis pas née de la dernière pluie ! J’ai le radar affectif d’un truffier en manque.

— Tutututu, pas de trapèze, reste sur la poutre !

Indéboulonnable, elle ne pipe mot.

Entre ironie et agacement, je m’élance, le ton léger, mais la curiosité acérée.

— Eh bien, soit. Le « chamallow » lance l’opération commando kamikaze toute seule dans ce cas, prête à affronter l’inconnu qui m’est réservé. Je vais enfiler ma tenue de combat — mentale, hein — et aller botter l’arrière-train de la flasquitude pour embrasser la positive attitude. Qu’on me présente la surprise à déballer et l’homme à désarçonner que je les apprivoise à la force de mes talons d’esprit !

Je prends appui sur mes paumes, déplie les jambes avec la gravité d’un lever impérial — à moitié réussi, certes — puis m’arrache au canapé comme si j’étais attendue à la cérémonie des Oscars de la dignité retrouvée. À peine sur pied, le tournis ramène ma main en arrière, épaule de Nina en guise d’anti-chute. Je bascule en mode l’air de rien, feins l’aisance et enchaîne :

— Mes pantoufles de verre, s’il vous plaît ? Le bal m’enjoint. Parait-il, j’ai un royaume intérieur à regagner et un mec à shooter dans mes filets. Si je vise juste. Et si le filet n’est pas troué. Enfin, un mec… ou un mirage avec des pecs. Faut rester souple. Au fait, vous savez que Nikki de Saint Phalle est née le même jour que moi ?

Est-ce que ça explique quelque chose ? Aucune idée.

— Vous avez vu son expo ? J’avais le nerf optique en surchauffe au bout de deux salles. Trop ornemental… Trop hystérie chromatique… Je comprends l’intention — l’émancipation par le grotesque, la reconquête par l’outrance, le corps féminin hypertrophié en acte politique. À mes yeux, des masses criardes et une indigestion visuelle. Les Nanas ? Des totems pop aux tétons en liesse — j’étais agressée par une armée de bonnets E en résine.

Mon 85B a soupiré dans son coin et s’est fait tout petit dans sa dentelle…

Je récupère les escarpins tendus par Nina, cale le premier contre ma hanche, puis je bégaie des muscles à la voix. Mon pied entreprend l’ascension, redescend penaud. Je me fige et repose tout par terre.

— Merci, Nin. Tes boobs sont superbes d’ailleurs. Et ta robe ? Magnifique. J’aurais dû opter pour une coupe identique. La mienne est à la limite de l’indécence géométrique, tu ne penses pas ? On voit quasi mes fesses, et elles sont rebelles au volume. Rien à faire. Elles résistent aux squats, à la volonté, au miracle. Franchement, admire le popotin de Leslie : un derrière à faire signer des traités de paix entre nations rivales.

Mon attention braquée sur un des talons, je m’attache à l’enfiler dans le mauvais sens — à l’image de ma vie. Fin de numéro.

— Loin de moi l’idée de partir en croisade contre les seins, juré. Sauf que c’était… l’architecture du débordement. Leur manière d’imposer une joie obligatoire, à croire qu’on n’a pas voix au chapitre. On a le droit de se sentir moche ou cassée ou vide, pas vrai ?

Je redresse le buste. Où est-elle ma deuxième chaussure ? Volatilisée. Fugue d’accessoire.

— J’ai saisi le manifeste, l’esthétique, par contre, elle braille de concept, elle veut me convaincre, elle fait chou blanc. J’aime le doute, le poreux, le peut-être, pas la saturation ni les orgies.

Je me rassieds en biais et retrouve la fugueuse : dans ma main. Sourcils froncés, je tire un fil imaginaire sur le bas de mon blazer. Ce tissu me parle. Une veste tombée d’une autre épaule. Mais laquelle ?

— Vous l’avez vue l’expo ? Parce que moi, je suis sortie avec une migraine… postmoderniste !

Et l’âme un peu carambolée…

Penchée en avant, je finis par venir à bout de ma tache. Clic. Clac. La princesse du doute est chaussée.

Je lève enfin les yeux, espérant cueillir des ovations, des lauriers, un frisson dans l’assistance. Rien. Que des chuchotis d’arrière-plan.

Nina a rejoint Leslie et Andrès, regroupés en conclave secret, à un mètre devant. La troupe me zappe royalement. Plongés dans une discussion en catimini qui n’a rien à voir avec mon plaidoyer vibrant pour le droit d’être fade, en colère et de bouder la joie bruyante, ils semblent plutôt fomenter une machination pour… bah pour quoi, au juste ? Me ramener à la raison ? Au bar ? Chez moi ?

— Euh… Allô le QG ? Je viens littéralement de simuler une conférence TED sur l’indigestion esthétique et les sculptures mammaires et personne n’a tilté ? Drôle de soutien émotionnel…

Franchement, leur intérêt rivalise avec un documentaire sur la croissance des lichens.

Nina pivote, un sourire coupable au bord des lèvres.

— Désolé, Vic. On est… en brief tactique. Et… euh… détail marrant, c’est toi qui nous a traînés à l’expo.

Vraiment ? Petit blanc dans ma tête. Long tunnel sans Wi-Fi. Puis, boom ! La mémoire revient : moi, devant une vitrine kitsch, postillonnant ma critique du patriarcat au rayon souvenirs.

Je me gondole comme une touriste à Venise. Un éclat si net que même mes abdos en RTT se réveillent.

— Mais oui ! Suis-je bête ?!

En équilibre approximatif, je m’approche du groupe.

— Tu vois Leslie, vaut mieux qu’on laisse tomber…

— Laisser tomber ? Genre : ignorer la conjonction astrale au profit d’un coma sentimental ? Tragique et inefficace. On parle du plan parfait, là.

— C’est carrément du poker avec une boîte d’allumettes, ton truc, renchérit Nina.

— L’adrénaline, c’est gratuit, cocotte. Ton idée, c’était quoi déjà ? Que le destin cherche une place de parking ? En attendant, on lui fait faire des mandalas anti-stress ? On lui tricote un pull d’addiction ?

Depuis quand mes amis sont devenus des scénaristes de thriller existentiel ?

— Vous… vous complotez ? suspectè-je.

— Complot, non. On improvise, nuance Leslie avec ce rictus qui sent la catastrophe en préproduction.

— Sérieux, Leslie, regarde-la, insiste Nina de sa voix douce. Elle est pas prête.

— Pas prête à quoi ? demandè-je.

Personne ne fait cas. Formidable.

Les yeux étrécis, je cligne des paupières au ralenti. J’ai loupé une marche là, non ? Peut-être l’étage et sans doute tout l’immeuble. Cerveau, reviens de ton safari mental s’il te plait.

— Mais si voyons. Elle est prête… à sa manière. Son cortex a simplement un léger retard de courrier.

— Non, Leslie. Elle est en apesanteur. Et toi, tu veux lui coller des ailes ? Il se contentera de signaux brouillés ? Faudrait a minima qu’elle puisse parler clair et pas babiller en morse ! Elle est aussi prête qu’un croissant surgelé à affronter le… grille-pain.

Un grille-pain ? Je suis littéralement la pâte feuilletée de cette conversation. For-mi-dable. C’est officiel, j’ai été laminée. Prochaine étape : dégustation. Par qui, que, quoi ?

— Nina, rappelle-toi, elle a déjà sauté sans parachute — avec un parapluie troué qui plus est !

— Je suis là, je vous entends, rouspétè-je en redressant la colonne, tentant de décrypter ce sketch rien qu’avec mon alignement.

— Et on t’adore, Vic, répond Leslie, sourire de conspiratrice. Mais pour une fois, laisse les grandes manœuvres aux artistes.

Des grandes manœuvres ? Très rassurant. Quelque chose se trame. Je ressens un… frisson. Une légère panique. Ou une microdose d’excitation ? Possible. Probable. Les trois en simultané.

Silence. L’atmosphère se densifie, saturée d’un je-ne-sais-quoi d’électrique. Dans l’air flotte une connivence que je ne partage visiblement pas. Le top du top ! Moi j’ai un écran cathodique brouillé sous le nez, la Team Rocket du samedi soir, un satellite télépathique interconnecté. Leurs pupilles dansent le tango binaire, puis naissent encore des messes basses en ultra-rapide. J’attends le patch correctif, une note explicative, voire une mise à jour sociale express. Quelque chose m’échappe — tout, en fait.

— Allez Vic, on détale, édicte Leslie en claquant des doigts. Ton corps de sirène va enflammer la loge. Objectif : capter tous les yeux affamés du club. Après tout, c’est ton anniversaire, la scène est à toi !

Elle m’amarre par le coude et m’entraîne sans demander mon reste. Nina et Andrés concluent la procession, façon escorte en mission happening.

La transition avec l’extérieur ? Une gifle climatique. L’air frais du rooftop me lance un au revoir glacial, vite remplacé par un sauna enfumé à faire rôtir mes dernières appréhensions. Le bruit ? Un mur de décibels qui pulse comme un cœur sous stéroïdes.

Dans l’escalier en colimaçon — ou plutôt, la toupie anxiogène sponsorisée par mes pires craintes — je calcule chaque pas. L’ouragan Leslie trace en tête, carbure à l’énergie nucléaire. Moi, je scande intérieurement un SOS anti-gamelle. Si je finis la soirée sans me fouler la cheville, je dépose un cierge pour célébrer l’exploit.

J’intercepte au vol quelques bouts de leur babillage, mais, noyé sous la vibration assourdissante de la musique et mes neurones en apnée, autant essayer de déchiffrer un podcast en mandarin sous l’eau. Leur laïus pue la confrérie obscure et les manigances sous cape.

— Vas-y cash Dré, full hétéro crédible. Pas de demi-mesure, l’illusion doit être béton, coordonne Leslie en larguant un clin d’œil à Andrés.

Ils jouent gros, mais sur quoi ?

— Je trouve pas ça très malin, râle encore Nina dans mon dos.

— Fais leur confiance, répond Andrés. Leslie a tapé dans le mille, il va percuter. On parle de Victoria : faudrait être miro pour passer à côté.

Leur assurance me laisse perplexe, la réticence de Nina… m’alarme un peu.

— Suspens, on lance l’expérience et on observe. L’effet domino ne devrait pas tarder, si j’en crois mes prédictions, pouffe Leslie, un brin malicieuse. Ça promet d’être instructif.

— Quelle expérience ? m’enquis-je, piquée au vif.

— Ah bah, qui vivra verra, Viquette !

Coincée entre la traction — merci Leslie — la fascination — merci mes méninges en fusion — et mes semelles en cavale déjà prêtes pour la fête sans feu vert mental, je me livre au flux de la soirée. Pourquoi résister quand le corps réclame la danse ? Je papillonne encore au-dessus du réel, oscille entre fragments de paroles volées et course désordonnée, tandis qu’on fend le corridor menant à la mezzanine.

À peine arrivés, mes kidnappeurs m’assaillent : on me dépossède de ma veste, une flûte sucrée atterrit entre mes doigts — providence, j’étouffais de soif ! Par contre, ils exagèrent : l’alcool se fait aussi discret que l’ombre d’un murmure dans un stade vide. Je jette un œil à la couleur pétillante… Ca ressemble quand même beaucoup à du Champomy, non ?

Tandis que Nin affiche une mine renfrognée — je ne saisis pas trop bien pourquoi — Leslie orchestre le camouflage d’urgence : consolidation de ma robe qui menace de se désolidariser, domptage de la tempête capillaire, ravalement du maquillage en déroute. Une remise à neuf sous haute pression. Pourquoi tout ce protocole ? Mystère et boule de gomme. En revanche, être bichonnée ? Hors de question de repousser.

Prisonnière consentante, écrin plus que bijou, me voilà révolutionnée en trophée vivant, habillée et exhibée telle une œuvre précieuse. Ni une ni deux, on me chuchote des encouragements — comme si j’avais gravi l’Everest en talons ou qu’un exploit m’attendait au tournant. Tout ce pataquès pour que je finisse en mission kamasutra avec un homme du Nord ? J’ignorais que j’étais à ce point un cas désespéré.

Des sourires chargés de complicité fusent et on me catapulte dans l’étreinte chorégraphique d’Andrés, maître incontesté de la danse endiablée. Et il y va franco !

La secousse électrique, inutile de la fuir : sans résistance aucune, je me fonds dans l’instant, prends mes marques et laisse mon corps parler à ma place.

Pourtant, sous la surface, flotte un crissement de soupçon : je sens le regard dirigé, le cadre imposé. J’ai l’impression troublante d’être actrice d’une intrigue qui me dépasse et dont je ne connais pas le script. Entre éclat et flou, la frontière s’efface. Dans quelle mise en scène tordue m’ont-ils embarquée ?

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