CHAPITRE 1  C’est là que tout commence  (Repris)

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73 ans plus tard, Boston, 11 mai 2018

 Il y eut un éclair, suivi d’une détonation. Une pluie diluvienne s’abattit soudain sur la ville de Boston.

 Des centaines de citadins se mirent à courir dans tous les sens et se réfugièrent sous des Abribus. Les plus prévoyants déployèrent leurs parapluies, les autres tentèrent de se couvrir avec ce qu’ils avaient sous la main.

 La tête appuyée contre la vitre froide de sa chambre d’hôpital, Justin Augun suivait ce petit manège avec une certaine nostalgie. Il examina un moment son reflet dans la vitre. Ses yeux, fatigués et cernés, s’arrêtèrent sur sa silhouette qu’il avait du mal à reconnaître.

 Il savait que sa longue existence touchait à sa fin, mais il ne regrettait rien.

 — Monsieur Augun, vous devriez vous recoucher, lui conseilla l’infirmière, scandalisée de voir ce centenaire debout malgré sa santé fragile.

 À côté d’elle, une jeune femme poussa un long soupir d’exaspération.

 — S’il te plaît papy, arrête de faire ta tête de mule et assieds-toi.

 — Ça suffit, Lisa. J’ai passé l’âge d’obéir.

 Une violente quinte de toux l’interrompit et le fit vaciller. Sa main ridée se crispa sur sa canne et il retrouva peu à peu son équilibre. Lisa se précipita alors vers lui, puis l’aida à se remettre au lit.

 Après avoir administré ses médicaments au vieillard, l’infirmière glissa quelques mots à l’oreille de Lisa et quitta la pièce. Une fois seule, la jeune femme s’agenouilla au chevet de son arrière-grand-père en retenant difficilement ses larmes.

 — Ne sois pas si triste, ma petite.

 — Qu’est-ce qu’on va devenir sans toi ? sanglota Lisa en caressant les cheveux de Justin.

 — Ça fait bien longtemps que tu n’as plus besoin de moi.

 Le regard vitreux du vieil homme s’arrêta sur la cicatrice en forme d’étoile qui striait le dos de sa main. Une ancienne blessure de guerre qui l’avait accompagné tout au long de sa vie et lui rappelait toutes les épreuves qu’il avait surmontées.

 Un nouvel éclair fendit le ciel. Dehors, sur le rebord de la fenêtre, une jeune femme lui souriait. Elle entortillait l’une de ses mèches blondes autour de son index et les pans de sa robe rouge ondoyaient au gré du vent.

 — Éva ?

 — Il n’y a personne, Papy, affirma Lisa en balayant la pièce des yeux.

 — Je suis sûr qu’elle était là…

 — Qui ça ?

 Justin ne répondit pas. Dans le silence pesant qui régnait dans la pièce, Lisa entendait la respiration saccadée de son arrière-grand-père s’affaiblir un peu plus à chaque instant.

 — Lisa…

 — Je suis là, papy.

 — Je suis désolé de vous avoir menti… dit-il dans un souffle à peine perceptible.

 Une fraction de seconde. Une bourrasque de vent. Un dernier soupir.

 La main droite de Justin retomba sur le lit. Son visage paisible aurait presque pu laisser croire qu’il dormait.

 Lisa appuya son pouce sur le poignet de Justin pour percevoir les battements de son cœur, mais elle ne sentit rien. La voix brisée, elle l’appela pour la dernière fois, puis abaissa ses paupières. Désormais, Justin Augun pouvait reposer en paix.

Une heure plus tard, Université de Harvard, Boston, 11 mai 2018

 Dans l’un des immenses amphithéâtres de l’université, une centaine d’étudiants, affalés sur leurs pupitres, avaient abandonné l’idée de suivre ce cours de mathématiques appliquées. Au second rang, deux d’entre eux étaient plongés en pleine conversation.

 — Hey ! Tu vas au Crimson Café ce soir ?

 — Je ne sais pas encore. J’ai promis à ma copine de passer la voir.

 — Pourquoi tu ne l’invites pas ?

 — Certainement pas ! Je ne pourrais pas m’amuser si elle est là.

 — Chuuuuuut ! J’essaie d’écouter, les interrompit le jeune homme en fauteuil roulant assis devant eux.

 — C’est bon, Augustin ! Arrête de faire ton relou. Tu devrais peut-être prendre exemple sur nous et t’amuser un peu, ça ne te ferait pas de mal.

 — Vos beuveries ne m’intéressent pas du tout, marmonna Augustin en continuant de pianoter sur son ordinateur portable.

 — C’est bien pour ça que tu n’as pas d’amis, t’es tellement rabat-joie.

 La gorge serrée, Augustin ne répondit rien. Même s’il refusait de l’admettre, il aurait beaucoup aimé faire comme tout le monde et participer à cette soirée. Malheureusement, sa maladie était trop contraignante pour lui permettre d’avoir une vie sociale épanouie. Le cœur lourd, il releva la tête et nota la suite d’équations que son professeur gribouillait au tableau.

«I’M IN LOVE WITH MY LUST BURNING ANGELWINGS TO DUST, I WISH I HAD YOUR ANGEL TONIGHT »

 La musique métal qui s’échappa de son portable fit sursauter le professeur. Les élèves endormis se réveillèrent aussitôt. Toutes les têtes se tournèrent vers le jeune homme qui martelait l’écran de son téléphone pour essayer de l’éteindre. Le teint cramoisi, il poussa le joystick de son fauteuil roulant et s’élança vers la sortie.

Une fois dans le couloir, il porta son Smartphone à l’oreille et décrocha.

 — Au… Augustin ? demanda sa sœur aînée à l’autre bout du fil, la voix tremblotante.

 — Que se passe-t-il, Lisa ?

 — C’est Justin… Il est mort…

 — Tu viens me chercher ?

 — James est en route. J’ai prévenu Audrey, on se retrouve tous les trois à l’appartement. Papa et maman sont déjà partis au cottage pour organiser les funérailles, annonça la jeune femme avant de raccrocher.

 Les yeux embués de larmes, Augustin prit une profonde inspiration pour essayer de contenir son émotion, puis il se dirigea vers le hall de l’université.

 Sur le parking du campus, un homme d’âge mûr était adossé à un monospace et lui adressait de grands signes de la main. Le large véhicule, adapté au handicap d’Augustin, ne passait pas inaperçu parmi les voitures standards  des autres étudiants.

 — Bonjour, James, dit Augustin.

 — Bonjour, Monsieur, répondit le majordome en aidant le jeune homme à s’engager sur la rampe électrique à l’arrière de la berline.

 Après avoir sanglé le fauteuil, James s’installa derrière le volant et démarra le moteur en jetant un coup d’œil dans son rétroviseur. Ils quittèrent Cambridge sous une pluie battante, traversèrent le centre de Boston, puis rejoignirent le boulevard de la Rose Kennedy Greenway. Quelques instants plus tard, ils franchirent les deux barrières et le portail blindé de la résidence Penny house, puis s’engouffrèrent dans le parking souterrain.

 Ils descendirent du monospace et empruntèrent l’ascenseur privatif qui les conduisit directement au niveau de l’appartement-terrasse situé au sommet de l’immeuble. Lorsque les portes s’ouvrirent, une jeune femme blonde éclata en sanglots et se jeta sur Augustin.

 — Augustin ! Je n’étais même pas là pour lui dire au revoir…

 — Tu m’étrangles, Audrey…

 — Désolée, petit frère, s’excusa sa sœur en reniflant bruyamment.

 Elle relâcha son étreinte et se pelotonna dans l’un des fauteuils du salon.

 — Où est Lisa ? lui demanda Augustin en balayant la pièce des yeux.

 — Je suis là ! répondit une voix de l’autre côté de l’appartement.

 Des bruits de talons claquèrent sur le parquet. Un instant plus tard, une jeune femme vêtue d’un tailleur haute couture s’avança vers eux, son téléphone à l’oreille.

 — Oui, maman. Augustin et Audrey sont avec moi. Non, nous n’oublierons pas. Oui, on fait aussi vite que possible, à tout à l’heure.

 Elle raccrocha puis se tourna vers son frère et sa sœur.

 — Salut Augustin. Audrey, enfile une tenue convenable s’il te plaît et dépêche-toi. Papa et maman nous attendent au cottage, nous partons dans trente minutes, annonça Lisa en fourrant son Smartphone dans son sac.

 — Lisa ! Je ne suis plus une gamine ! s’indigna Audrey.

 — Alors arrête un peu de te comporter comme telle. Augustin, où est ton assistante de vie ?

 — Je lui ai dit de prendre sa journée. Je n’ai pas besoin d’une nounou, bougonna le jeune homme à mi-voix.

 — Pourquoi penses-tu qu’on la paie ? Que se passera-t-il si tu refais une nouvelle crise ? Personne ne saura quoi faire pour t’aider.

 — J’en ai ras le bol d’être materné par tout le monde. À quoi servent tous les traitements que je subis s’ils ne me permettent même pas de garder un peu d’autonomie ?

 — Je suis désolée, Augustin, mais ton dernier bilan de santé est trop mauvais pour que tu continues à n’en faire qu’à ta tête. Les muscles de ton bras gauche s’affaiblissent de jour en jour et tes détresses respiratoires sont inquiétantes. Tu ne peux plus continuer à te déplacer seul comme tu le faisais avant.

 — Laisse-moi tranquille, Lisa. Papy vient de mourir, je n’ai pas envie de parler de ça aujourd’hui, trancha Augustin en partant se réfugier dans sa chambre.

 — Tu n’as vraiment aucun tact, Lisa. Tu ne crois pas qu’il se sent déjà assez mal comme ça ? la réprimanda Audrey en haussant le ton.

 — Je fais ça pour son bien, Audrey. Sa maladie progresse beaucoup plus vite que prévu et le ménager ne lui rendrait pas service. Papa et maman n’osent jamais rien lui dire, et toi…

 — Tu oublies qu’Augustin est ton frère ! l’interrompit Audrey. Pas l’un de tes employés ou collaborateurs.

 Elle se redressa d’un bond et fonça dans la chambre de son frère.

Comté de Boston, 18 mai 2018

 Sur la terrasse du cottage familial, Augustin observait la foule qui s’était abritée sous le chapiteau dressé pour l’occasion. Devant le portail en fer forgé, une dizaine de journalistes interviewait les membres de la famille Augun. Ce n’était pas tous les jours que l’on enterrait l’une des plus grandes fortunes américaines.

 Tout ce battage médiatique exaspérait Augustin au plus haut point. Il ne supportait plus d’entendre les pseudos spécialistes et experts de pacotille décortiquer la vie de son arrière-grand-père comme s’il s’agissait d’une bête curieuse.

 Le cottage de style néocolonial, habituellement si paisible, ressemblait désormais à un champ de foire.

 — C’est quoi tout ce bordel ? s’exclama Audrey en s’appuyant contre le fauteuil de son frère. Justin aurait fait une jaunisse en voyant autant de monde dans son jardin.

 — C’est juste de la frime, renchérit Augustin. Tous ces gens… Ils ne le connaissaient même pas. Les journalistes se sont jetés sur le scoop pour faire les gros titres et les autres sont là pour faire bonne impression devant les caméras.

 — Arrêtez un peu, tous les deux ! les coupa Lisa d’un ton sévère. Il y a des amis à papy qui ont fait le voyage depuis la France pour venir lui rendre un dernier hommage.

 — Tu parles… Ils doivent déjà être tous morts ! ricana Audrey.

 — Colette Duval a traversé l’Atlantique pour dire au revoir à Justin, alors sois un peu plus respectueuse, répondit Lisa d’un ton cassant.

 — Il fait trop froid ici, j’ai besoin de me réchauffer, fit Augustin en abandonnant ses sœurs à leurs chamailleries.

 Lorsqu’il pénétra à l’intérieur de la maison, le tumulte des conversations s’évanouit aussitôt. Il longea le couloir qui desservait une dizaine de pièces, puis entra dans la bibliothèque de son arrière-grand-père. Les rayons du soleil traversaient la grande baie vitrée et inondaient la pièce d’une lumière apaisante. Dans la véranda, personne n’avait osé toucher aux fauteuils à bascule. Autrefois, Justin et sa femme, Maryse, aimaient s’y installer pour contempler la vue sur leur immense parc arboré.

 Augustin s’approcha de la cheminée sur laquelle trônait l’imposant portrait de son arrière-grand-mère, disparue dix ans plus tôt.

 Justin avait offert ce cadeau à son épouse pour ses quatre-vingt-dix ans. Derrière ses cheveux châtains coupés au carré et ses grandes lunettes rondes, Maryse affichait un sourire rayonnant. L’artiste qui avait réalisé cette œuvre monumentale n’avait omis aucun détail. Même la rose qu’elle s’était faite tatouer sur le bras droit y était représentée. Augustin regrettait de ne jamais lui avoir demandé si ce tatouage avait une signification particulière à ses yeux.

 Au centre de la pièce, à côté d’une comtoise au balancier fissuré, le bureau style Napoléon de Justin semblait lui aussi figé dans le temps.

 Augustin effleura du bout des doigts une large éraflure qui serpentait le long du plateau en chêne. À l’époque où il pouvait encore courir, le jeune homme se prenait pour un chevalier. Le meuble avait été un formidable dragon vaincu par la canne à la poignée en laiton de Justin dont il s’était servi comme d’une épée.

 Avec un pincement au cœur, Augustin ouvrit le tiroir du milieu. Des années plus tôt, son arrière-grand-père et lui y avaient installé une petite cachette secrète dissimulée dans un double fond, afin que le jeune homme puisse y ranger ses « trésors ». Il en retira ses précieuses figurines de super héros, son ancien doudou à moitié déchiré, un cadre photo qu’il n’avait jamais vu, puis déposa le tout sur le sous-main.

 Au fond du tiroir reposait un coffret en acajou dont il ne gardait aucun souvenir. Une enveloppe griffonnée avait été scotchée sur le couvercle. On pouvait y lire la phrase suivante :

Pour mon arrière-petit-fils, Augustin. Puisse ce présent t’apporter le réconfort dont tu as besoin.

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