CHAPITRE 1 « C’est là que tout commence »
Six mois plus tard, Boston, 30 septembre 2018
Les yeux vides, Augustin observait par la fenêtre le parc qui s’étalait devant lui. Il entendait la respiration saccadée de l’homme en surpoids assis derrière lui et devinant ses petits yeux en train de le scruter, il ne put s’empêcher de se sentir jugé. Son psy, qui incarnait tous les clichés que l’on pouvait se représenter de la profession, rompit le silence et l’interrogea.
— Monsieur Augun, vous ne voulez toujours pas parler ?
L’intéressé, concentré sur les joggeurs qui arpentaient le parc, répondit d’un air distrait .
— À quoi ça servirait ? Vous ne me croiriez pas, d’ailleurs même moi je n’y crois plus.
— Mon métier est de vous écouter, pas de vous juger.
— Vous ne pouvez pas comprendre… Ce que j’ai vécu a bouleversé ma vie.
— Comment pourrais-je vous comprendre si vous ne me dites rien ? intervint le psy.
L’air abattu, Augustin murmura.
— J’ai tout perdu. Elle est morte et de toute façon elle ne m’a probablement jamais connu. Toute cette histoire n’était que pur délire… Mon esprit, qui ne supportait plus ma vie médiocre, a certainement imaginé tout ça. Je m’en rends compte maintenant. Malgré tout, la douleur de cette « perte » reste vive. Comment pourrais-je vous faire comprendre ce que je ressens ?
— Peut-être en commençant par m’expliquer comment tout a débuté ?
Augustin, soupirant, ferma les yeux et entama son récit :
— Tout a commencé avec la mort de mon arrière-grand-père…
Six mois plus tôt, 27 avril 2018, Boston
En cette fin de semaine, le calme régnait dans l’un des immenses amphithéâtres de l’université d’Harvard, malgré la présence d’une centaine étudiants. Depuis les rangées de l’amphi, leurs yeux hagards observaient sans la moindre réaction un petit homme qui déambulait sur une minuscule estrade.
Nombre d’entre eux avaient le regard vide, et avaient abandonné l’idée d’écouter leur professeur aux cheveux grisonnants. L’homme braillait et gribouillait sur le tableau noir des signes qui, pour la plupart des mortels, semblaient incompréhensibles.
Les regards se tournaient de temps en temps vers la pendule, bien que celle-ci soit en panne depuis plusieurs mois. Ils attendaient tous la même chose : le signal libérateur de la sonnerie annonçant le long week-end à venir.
Les étudiants qui suivaient ce cours magistral de mathématiques appliquées étaient trop épuisés pour discuter ou jouer avec leurs téléphones, si bien que seule la voix du professeur aux cheveux hirsutes résonnait dans la salle.
Ce dernier, bardé de diplômes, se tournait sans cesse vers son auditoire en pointant les élèves avec le stylo qu’il tenait dans la main. Il posait de nombreuses questions, auxquelles il était seul à répondre.
Brassant l’air de ses petits bras, il posait des équations et leurs résultats qui semblaient n’être compris que par lui. Puis il se retournait pour ajouter d’autres symboles aux tableaux déjà bien remplis. Sa veste beige délavée, devenue au fil des années trop petite pour être boutonnée, était tâchée d’encre.
Enfin, ce fut la libération. Un son strident annonça la fin de la torture. En un coup de vent, la salle se vida dans un bruit assourdissant, laissant le petit homme seul devant son grand tableau noir. Les universitaires se précipitèrent vers ce week-end ensoleillé et rien n'aurait pu les arrêter.
Aucun d’entre eux n’eut un regard pour le professeur, sauf un : le jeune homme qui fut le dernier à sortir. Il était seul et personne ne l’accompagnait. À vrai dire, il s’en moquait. De toute manière, il n’aurait pas pu rattraper ses « camarades », car eux se dirigeaient vers les escaliers.
D’un geste de la main droite, il poussa un petit joystick noir. Le modeste moteur électrique se mit en route et propulsa dans un bruit électronique son lourd fauteuil décoré d’une dizaine de stickers colorés. Du bout des doigts, il effleura l’écran d’un téléphone fixé sur l’accoudoir de son fauteuil et pianota rapidement sur l’écran tactile pour démarrer l’application qui l’intéressait. En quittant la salle, il salua des yeux le professeur.
Glissés dans ses oreilles, de petits écouteurs sans fil crachèrent la musique qui le plongea immédiatement dans sa bulle. Le jeune homme s’élança hâtivement vers la sortie. Après avoir emprunté l’ascenseur, il traversa les larges couloirs baignés de soleil, en zigzaguant entre les groupes d’élèves, bercé par la mélodie hard rock qu’il affectionnait tant. Le chanteur qui hurlait dans les écouteurs lui permettait de ne pas entendre ses camarades qui parlaient de la future grande fête à laquelle ils allaient tous participer le soir même, sauf lui.
Une fête ? Plutôt une beuverie monumentale, pensa le jeune homme, aigri. Était-il amer parce qu’il ne comprenait pas cet engouement pour l’alcool ou bien était-ce dû au fait que personne ne l’ait invité ? Il ne pouvait guère leur en tenir rigueur. Qui aurait voulu traîner avec un homme sur roulette ?
Ayant accepté depuis longtemps cette situation, il se réfugiait le plus souvent dans des livres qu’il dévorait à ses heures perdues. C’était l’une des seules activités qu’il pouvait encore réaliser en toute autonomie.
Le jeune homme se dirigea vers l’extérieur, parcourant les allées sous le regard figé de la statue d’Harvard. Il eut un léger sourire forcé, ce personnage composé de métal était lui aussi emprisonné dans un fauteuil, et ce jusqu’à la fin des temps.
Au moins, le jeune homme n’avait pas encore besoin d’assistante, comme la plupart des autres personnes atteintes de la même maladie. C’était grâce à son bras droit qui semblait avoir une étonnante résistance à la dégénérescence musculaire qui affectait l’ensemble de ses muscles. Était-ce le résultat des centaines de traitements qu’il avait subis durant sa vie ? Il ne saurait le dire, néanmoins cet « avantage » lui permettait de garder encore un peu d’indépendance.
Baissant le volume de sa musique, il sortit de l’université. Son chauffeur l’attendait devant la « bétaillère ». Sa mère aurait hurlé si elle l’avait entendu dire cela. « Augustin, ce n’est pas drôle ! » se serait-elle agacée sur un ton de reproche. Lui trouvait cela très amusant au contraire.
La bétaillère était tout de même un monospace Mercedes, classe V. Le véhicule noir, toutes options, ne passait pas inaperçu parmi les voitures « standard » des autres étudiants. Son chauffeur, James, l’aperçut et sortit prestement de la voiture. L’homme d’âge mûr avait une carrure imposante et arborait une moustache parfaitement taillée. Son uniforme était impeccable, sans le moindre faux pli.
En s’approchant, le jeune homme soupira. Malgré ses protestations, James avait toujours refusé de porter autre chose que ce costume bleu nuit tiré à quatre épingles. Tout en saluant Augustin, il appuya sur la télécommande, ordonnant ainsi à la « bétaillère » d’ouvrir la rampe arrière. Dans un bruit mécanique, celle-ci s’abaissa pour permettre au fauteuil de passer. Alors qu’Augustin s’élançait sur le plan incliné, il adressa un sourire à son chauffeur.
— Merci, James, vous êtes à l’heure comme d’habitude.
— C’est mon travail monsieur.
James entra dans le véhicule et attacha le fauteuil à l’aide des sangles situées sur le sol.
— Où voulez-vous aller, monsieur ? interrogea James qui lui posait chaque jour la même question et à laquelle Augustin lui donnait chaque fois la même réponse.
— À la maison, comme d’habitude. Une fois le fauteuil immobilisé, le chauffeur s’installa derrière le volant. Il démarra la voiture et jeta un œil au rétroviseur tout en demandant à Augustin :
— Vous voulez passer par le chemin habituel ?
Augustin ne répondit pas. James comprit que ça voulait dire oui. Le véhicule s’élança alors dans la circulation dense de cette fin de semaine.
La puissance de ses deux-cent-trente-neuf chevaux n’eut aucune utilité dans les bouchons. Augustin augmenta légèrement le son de sa musique, s’extirpant ainsi un peu plus de la réalité. La voiture quitta Cambridge avec difficulté pour atteindre le centre de Boston puis le boulevard de la Rose Kennedy Greenway. Parmi le grand nombre d’immeubles que possédait la famille d’Augustin dans le monde entier, il y avait la résidence Peny house qui donnait sur le port.
Le monospace s’avança vers ce building de verre et d’acier qui dominait le quartier. Sans s’arrêter, il franchit les deux barrières et le portail blindé qui s’était ouvert pour lui permettre d’atteindre le parking souterrain.
Lorsqu’ils eurent quitté le véhicule, il ne leur fallut pas longtemps pour accéder à l’appartement-terrasse situé au sommet de l’immeuble. Avoir un ascenseur privatif avait ses avantages. Pénétrant à l’intérieur de son logement, Augustin roula dans le couloir couvert d’un parquet en chêne français qui craqua sous ses roues. La décoration de l’appartement, sobre et chic, était de celles que l’on retrouvait dans les magazines tendance.
Des dizaines de tableaux étaient accrochés sur les murs blancs immaculés. Ces peintures avaient été réalisées par des génies de l’art contemporain de ces vingt dernières années. La seule qui trouvait grâce aux yeux d’Augustin était celle qui représentait son arrière-grand-mère, Maryse, qui avait eu une grande influence dans sa vie. L’intéressé s’arrêta brusquement devant le tableau, remarquant une anomalie.
— James ?
— Monsieur ?
— Le tableau a encore bougé.
— Je vais arranger ça, monsieur.
Augustin avait constaté que l’œuvre était légèrement décalée. Son arrière-grand-mère n’aurait jamais toléré de voir un tableau incliné, qui plus est le sien.
Ce tableau, vieux d’une quarantaine d’années, avait été offert à Maryse par son époux Justin Augun pour ses soixante ans. Elle semblait observer Augustin derrière ses grandes lunettes rondes. Son visage n’avait quasiment aucune ride. Avait-elle soudoyé le peintre ? C’était une éventualité, se disait Augustin, connaissant l’espièglerie de son arrière-grand-mère.
Elle se tenait fièrement debout devant la grande bibliothèque du cottage familial. Elle portait un tailleur noir, légèrement cintré, accompagné d'un chemisier rouge aux manches courtes, impeccablement repassée. L’artiste qui avait réalisé cette œuvre monumentale n’avait oublié aucun détail. Il avait su reproduire son regard pétillant et bienveillant. Même le tatouage de la rose qu’elle portait sur son avant-bras droit était visible. Ce tatouage cachait en réalité une vieille blessure dont Augustin ignorait l’origine.
En la contemplant, il eut un petit pincement au cœur, car elle lui manquait énormément. Le monde n’avait plus la même saveur depuis sa mort, un an plus tôt. Maryse était restée, malgré son âge avancé, extrêmement dynamique et vive d’esprit, et ce jusqu’à son décès à l’âge honorable de 99 ans.
Augustin affectionnait particulièrement son portrait. D’autant qu’il s’agissait de la seule représentation de la jeunesse de son arrière-grand-mère. Les albums photos de ses arrière-grands-parents avaient disparu depuis longtemps lors d’un déménagement. Augustin ne pouvait qu’imaginer la colère qu’avait dû ressentir son aïeule lorsqu’elle s’en était rendu compte.
Son téléphone portable sonnant, il appuya sur l’écran tactile et attendit que son interlocuteur parle :
— Augustin ?
Il reconnut immédiatement la voix sanglotante de sa sœur ainée Lisa et sut instinctivement ce qu’elle avait à annoncer. La gorge serrée, et redoutant pertinemment sa réponse, il demanda :
— C’est Justin ?
— Oui…
— Tu viens me chercher ?
— Papa et Audrey sont déjà en route. Je reste ici avec maman, elle est effondrée.
— Je vais à leur rencontre.
Il coupa la conversation et resta quelques minutes, silencieux, puis tourna son regard vers le tableau.
— Je savais qu’il mettrait peu de temps à te rejoindre, Maryse.
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