CHAPITRE 6 Sauvetage in extremis (Repris)

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 Un vent de panique se répandit à l’intérieur du bâtiment lorsque les flammes s’échappèrent du local. Des cris terrifiés retentirent autour de nous. Les soldats couraient dans tous les sens, s’agglutinaient devant la grande porte, se poussaient entre eux, se ruaient à l’extérieur. Je n’avais jamais vécu une telle scène de chaos.

 Mon cerveau embrumé me faisait mal. Une odeur de brûlé m’agressait les narines, me piquait la gorge, m’empêchait de respirer. Des gouttes de sueur me brouillaient la vue. Un sifflement infernal bourdonnait dans mes oreilles. Les lèvres de Claude remuaient, mais je ne comprenais pas ce qu’il essayait de me dire. Il m’empoigna par le col de ma veste et m’aida à me redresser. D’un pas chancelant, je le suivis jusqu’à la sortie.

 — Au secours ! cria une femme derrière moi.

 Je fis volte-face. La jolie demoiselle à la paperasse était étendue par terre, une armoire renversée sur les jambes. Le feu léchait dangereusement les pieds du meuble. Des objets calcinés s’effondraient autour d’elle. Le regard suppliant qu’elle m’adressa me noua la gorge.

 Claude me tira par le bras.

 — Viens ! hurla-t-il.

 — Elle va mourir !

 — On s'en fout, ce n’est qu’une nazie ! Ça en fera une de moins.

 J’hésitai un instant. Pourquoi risquer ma vie pour une inconnue ? Un sentiment de honte m’envahit. Allais-je vraiment laisser cette femme brûler vive alors que je pouvais l’aider ?

 Je me précipitai vers elle. Tant pis pour le danger. Claude secoua la tête et esquissa un geste de la main qui devait signifier : « Fais ce que tu veux, moi je me casse ». Avec toute la force qui me restait, je poussai l’armoire remplie à ras bord qui ne bougea pas d’un millimètre. Réfléchir, et vite !

 Je plaçai ma main en visière pour me protéger les yeux, scrutai les alentours à la recherche d’un objet pour faire levier, n’importe lequel, mais la fumée obscurcissait tout.

 — Votre fusil… gémit-elle entre deux toussotements.

 Ni une ni deux, je retirai l’arme que je portai en bandoulière et me hâtai de la positionner sous l’armoire.

 — Vous êtes prête ? lui criai-je en anglais.

 Elle acquiesça d’un signe de tête. J’appuyai de tout mon poids sur la barre improvisée. Le meuble se souleva juste assez pour qu’elle puisse s’en extirper en rampant. Je passai mon bras autour de sa taille, l’aidait à se relever et la tirai par la manche jusqu’à la sortie. Au moment où nous franchissions la porte, une poutre incandescente se brisa en deux et s’écroula derrière nous. Avoir chaud aux fesses prenait tout son sens.

 Nous débouchâmes dans une cour d’honneur surpeuplée de militaires qui s’agitaient autour de bâtiments austères. Les officiers hurlaient des ordres que les soldats affolés n’écoutaient pas. Au loin, les rugissements de la cloche d’un camion de pompier approchaient à vive allure.

 J’accompagnai la jolie blonde dans un coin isolé pour éviter de me faire remarquer et m’affalai par terre, les bras en croix. Au-dessus de moi, la pleine lune grignotait des morceaux de nuages. Je l’avais échappé belle. Une seconde de plus et nous y passions tous les deux.

 La fumée inhalée me picotait la gorge. Je toussai, crachotai, inspirai jusqu’à ce que ma respiration s’apaise enfin et essuyai mon front couvert de sueur avec ma manche. Un courant d’air glacial me fit frissonner. Après les flammes de l’enfer, bienvenu au pôle Nord.

 — Merci, me dit la jeune femme, la voix tremblante. Vous m’avez sauvé la vie.

 Je me redressai avec difficulté et m’adossai à un parapet en pierre à côté d’elle.

 — Ne me remerciez pas. Je n’aurais jamais eu la conscience tranquille si je vous avais laissée mourir.

 — Vous êtes américain ?

 — Pas du tout !

 Hors de question de me retrouver ligoté à une chaise ou torturé comme l’avait été Claude un peu plus tôt. Tous les soldats croisés à l’intérieur du bâtiment parlaient allemand. Leurs uniformes d’officiers de la Seconde Guerre mondiale n’auguraient rien de bon. Et puis… Ils n’avaient pas hésité à abattre quatre personnes ni à pointer leurs fusils sur nous. Claude avait égorgé l’un des leurs, fait exploser une bombe dans l’armurerie. Si quelqu’un nous avait vus ensemble, j’étais foutu.

 Elle m’examina sans cligner des yeux.

 — Je vous signale que vous me parlez en anglais depuis quinze minutes, souligna-t-elle. Vous mentez mal.

 Quel idiot ! Je me levai d’un bond, reculai et m’empêtrai les pieds dans mes chaussures. Elle me retint par la manche, m’évitant de justesse de m’étaler par terre.

 — Ne vous inquiétez pas. Je ne vous dénoncerai pas.

 J’ignorais si je pouvais lui faire confiance. Je ne la connaissais même pas. En guise de réponse, elle m’adressa un sourire rassurant. Que voulait-elle ? M’aider ou me piéger ? Sa capacité à lire dans mes pensées m’angoissait, mais de toute façon, mes jambes flageolantes refusaient de supporter mon poids. Incapable de m’enfuir, je capitulai et m’assis à côté d’elle. Son regard se posa sur ma main.

 — Vous êtes blessé ? Montrez-moi ça !

 J’eus à peine le temps de réagir que ses doigts se refermèrent autour de mon poignet. Un picotement désagréable me fit tressaillir. Sur le dos de ma main s’étalait une large brûlure couverte de cloques. Après avoir fouillé dans la poche de sa veste, elle en sortit un mouchoir brodé de deux initiales : E.K.

 — Sergent, donnez-moi votre gourde ! ordonna-t-elle à un soldat.

 Il s’exécuta et fila sans attendre qu’elle la lui rende. Elle rinça ma plaie avant de nouer le morceau de tissu autour de ma blessure. Sentir la pulpe de ses doigts chauds sous mon poignet me plaisait beaucoup.

 — Si vous ne vous soignez pas rapidement, ça risque de s’infecter, me prévint-elle.

 Le timbre cristallin de sa voix me plaisait beaucoup, lui aussi.

 — Merci, mais j’ai connu bien pire.

 Nos regards se croisèrent à nouveau. Mon cœur tambourinait. Une bouffée de chaleur me monta aux joues. Pourquoi fallait-il que je rougisse à cet instant précis ? Je baissai la tête en faisant mine de rattacher mes lacets. Attendait-elle que je prenne la parole ? Mon expérience en matière de relations sociales se résumait au néant. Au moment où je m’apprêtais à ouvrir la bouche, elle écarquilla les yeux et pointa son index vers moi.

 — Mais, c’est mon bracelet !

 Son visage s’illumina d’un large sourire.

 — Oh ! C’est à vous ?

 Le prétexte était parfait. Inutile de me triturer les méninges pour trouver un sujet de discussion. Je détachai de mon poignet la chaîne en argent.

 — Je l’ai trouvée dans la cave, précisai-je en la lui tendant.

 Elle haussa un sourcil.

 — Que faisiez-vous là-bas ?

 À une cinquantaine de mètres de moi, un sous-officier me dévisageait. Le type à la chevalière… Une brûlure écarlate recouvrait une bonne partie de sa joue. Des lambeaux de chair pendaient au coin de sa lèvre. L’onde de choc provoquée par l’explosion l’avait salement amoché. Sa cravache brandit dans ma direction, il s’adressa à ses acolytes qui se précipitèrent vers moi.

 — Je dois vous laisser, bredouillai-je.

 À l’instant où je tournai les talons, un violent uppercut s’abattit dans mon estomac. Je me vautrai comme une loque dans la gadoue, le souffle coupé. Mon agresseur, venu de nulle part, dégaina et pointa son arme au-dessus de ma tête.

 La demoiselle s’interposa entre nous.

 — Arrêtez !

 L’officier la repoussa d’un geste de la main. Ses camarades le rejoignirent et m’encerclèrent aussi vite que des rapaces.

 — Vous allez payer pour l’attentat que vous venez de commettre ! vociféra l’un d’entre eux.

 Je tentai de prendre appui sur mes mains pour me redresser, mais la crosse de son fusil s’écrasa sur ma tempe. Ma tête tournoya. Un épais brouillard se répandit lentement dans mon esprit.

 — Que faisiez-vous avec cet homme, Mademoiselle ?

 — J’étais coincée dans le bâtiment, répondit-elle. Il a risqué sa vie pour sauver la mienne !

 — C’est un terroriste ! C’est lui qui a posé la bombe dans l’armurerie !

 — Vous n’avez aucune preuve ! Laissez-le partir !

 — Vous êtes la fille du Général Kaltenbrün ! Vous devriez faire plus attention à vos fréquentations. Que penserait votre père s’il savait que vous défendiez un ennemi ?

 — Je vous répète que cet homme m’a sauvé la vie ! Il n’est pas un meurtrier…

 — Ça suffit, Éva ! Il ne fera pas exception à la règle. Il sera fusillé comme les autres ordures de son espèce.

 Les éclats de voix s’évanouirent. Ma vue se brouilla, mes muscles s’engourdirent. Le bracelet d’Éva glissa le long de mes doigts et tomba par terre juste avant que mon esprit ne sombre dans le néant.

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