CHAPITRE 10 « Le maquis… »

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 Soulagé d’être sorti indemne de cet interrogatoire, et ce malgré mes réponses confuses, j’observai avec curiosité l’endroit dans lequel je me trouvais.

Claude, devinant mes pensées, m’expliqua :

— C’est l’une des réserves de notre base. C’était le lieu idéal pour t’interroger.

— Et que ce serait-il produit si je ne vous avais pas convaincu ?

— Je ne pense pas que tu aies vraiment envie de le savoir… Répondit Claude, embarrassé. Constatant mon air scandalisé, il décida de changer de sujet.

— Si tu veux, je te fais visiter. Nous sommes dans une ancienne forteresse perdue en pleine forêt, à quelques kilomètres de Troyes. Quand j’étais enfant, nous venions jouer ici en cachette avec mes copains. Nous n’avions pas le droit d’y aller, car c’était trop dangereux, il y avait régulièrement des éboulements. Lorsque les boches ont débarqué, j’ai eu l’idée d’y installer le maquis.

 Claude s’improvisa guide et me fit découvrir leur planque avec enthousiasme. Les ronces et les lierres ayant envahi les vestiges des murs extérieurs, l’édifice était parfaitement camouflé parmi la végétation et invisible depuis le ciel.

 Il ne restait de l’immense forteresse médiévale que les vastes sous-sols qui s’étendaient plusieurs mètres sous terre. D’après Claude, de nombreux souterrains serpentaient sous la forêt.

 Malgré le délabrement et la vétusté apparente du lieu, nous étions très loin de l’amateurisme. Chaque pièce de ce complexe clandestin avait son propre usage.

 Un poste radio, installé dans l’une d’elles, permettait de capter les messages en provenance de Londres. Claude m’expliqua que les antennes avaient été dissimulées dans les branches d’un sapin ayant poussé dans les ruines d’une tour.

 Un ancien cachot servait désormais de QG. Des cartes de la région, indiquant les positions des troupes allemandes, étaient éparpillées sur une table.

 La cellule d’à côté avait été transformée en armurerie. On y trouvait toutes sortes d’équipements défensifs et offensifs, volés à l’ennemi. Parmi les fusils et les munitions, j’aperçus même une arbalète.

— C’est pour tuer des Allemands ? avais-je demandé innocemment.

 Amusé, Claude avait éclaté de rire.

— Un gamin qui nous a rejoints l’a récupéré dans la maison de son père en pensant qu’on pourrait s’en servir… Il fut interrompu par des éclats de voix qui résonnèrent dans les étroits couloirs.

— Claude, CLAUDE !

— Tiens ! Quand on parle du loup… Bousculant deux hommes qui discutaient, un jeune garçon d’à peine treize ans, la tignasse en bataille, se rua vers nous. M’ignorant complètement, il s’arrêta devant Claude, le souffle court.

— Que se passe-t-il Jaël ? Entre deux respirations l’intéressé répondit :

— Il paraît qu’il y a un Américain ici ! 

Soupirant, Claude se baissa et lui caressa les cheveux.

— Les nouvelles vont vite… Jaël, surexcité, ne lui laissa pas le temps de terminer sa phrase.

— Où est-il ? J’ai plein de questions à lui poser !

— Il est juste derrière toi !

Remarquant enfin ma présence, il se retourna en me dévisageant, visiblement déçu.

— C’est lui l’américain ?

— Tu t’attendais à quoi ? répondis-je, vexé.

— Je ne sais pas… où sont vos holsters et votre chapeau, monsieur ?

 Je me mis à rire. À cette époque, les voyages étant rares et réservés aux élites, la seule représentation que les Français se faisaient des États-Unis provenait uniquement du cinéma et des rares revues de presse. Pour préserver son insouciance, je décidai d’entrer dans son jeu.

— Je l’ai perdu quand mon avion s’est écrasé. Et d’ailleurs, comment sais-tu que j’avais un chapeau ?

Il répondit en rougissant :

— J’ai déjà vu des Américains dans un film, et ils portaient tous des chapeaux de Cowboy !

Claude qui commençait à s’impatienter l’interrompit.

— Jaël, peux-tu nous laisser ? nous avons des choses à faire.

— D’accord, à plus tard monsieur l’américain ! Et le garçon disparut aussi vite qu’il était arrivé.

— Excuse-le, il n’y a pas beaucoup de distractions ici pour les enfants de son âge.

— Ne t’en fais pas, je comprends. Vous enrôlez de très jeunes recrues ! plaisantai-je. Le visage de Claude s’assombrit.

— En fait la Gestapo a capturé ses parents. Nous n’avons reçu aucune nouvelle d’eux depuis des mois. En attendant, nous le cachons ici.

— Ses parents étaient des résistants ? questionnai-je.

— Non… Ils étaient juifs. 

 Un frisson me parcourut l’échine et les horribles images des camps de concentration tournèrent en boucle dans mon esprit. Devinant mon malaise, Claude changea de sujet :

— C’est gentil de ne pas lui avoir dit la vérité.

— À quel propos ?

— Les chapeaux, vous n’en portez pas, n’est-ce pas ?

— Pas vraiment, seulement dans certains États. Il faut faire attention aux clichés ethniques, qui sont souvent faux ! Claude se mit à rire et me demanda, curieux.

— Et que dit-on de nous, les Français ?

— On dit que vous mangez des grenouilles et des escargots…

— Oh ça va ! je m’attendais à pire ! s’esclaffa-t-il, sans vraiment démentir.

*

* *

 Poursuivant notre visite des lieux, nous passâmes devant un petit réfectoire d’où s’échappait une délicieuse odeur de cuisine. Mon ventre se mit à gargouiller et Claude m’invita à entrer en me désignant un banc. Je m’asseyais à côté de deux Français qui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau.

— Je te présente les jumeaux, Jacques et René.

Je saluai les deux hommes qui semblaient avoir mon âge. Claude disparut et revint avec un petit morceau de pain et un bol rempli d’une drôle de tambouille.

 Je contemplai bêtement la gamelle sans savoir quoi faire. Je n’avais plus tenu de couverts depuis très longtemps. Je ne me souvenais même plus de la dernière fois où j’avais mangé seul, sans l’aide de quelqu’un. Depuis ma trachéotomie, j’étais nourri par sonde la plupart du temps.

Je plongeai maladroitement la cuillère en bois dans le plat, et après avoir dégusté quelques bouchées, je demandai :

— Cette viande est délicieuse. Qu’est-ce que c’est ?

— Vous n’en mangez pas aux USA ? M’interrogea Jacques, ou peut-être était-ce René ? Je n’arrivais pas à les différencier.

— Non, je ne reconnais pas cette viande. Il me répondit avec un sourire malicieux qui n’augurait rien de bon :

— C’est du nazi premier choix !

 Écœuré, je manquai de m’étouffer et recrachai instinctivement dans ma main le morceau que j’avais en bouche. Je n’avais jamais entendu parler de comportements cannibales durant la Seconde Guerre mondiale.

— Vous mangez de la chair humaine ? Balbutiai-je, le teint livide.

— Oh tu sais les nazis ne sont pas vraiment humains. Insista René.

— Pourquoi vous faites ça… c’est dégoûtant…

Suant à grosses gouttes, je sentis mon repas remonter dans ma gorge.

— Il faut bien qu’ils servent à quelque chose. Et puis, on manque de viande ! souligna Jacques.

Claude éclata de rire et me mit une grande claque dans le dos.

— Mais non, voyons ! C’est du cerf. Jean a réussi à en tuer un en début de semaine. Et puis, les nazis sont tellement pourris que personne ne voudrait en manger !

— Ce n’est vraiment pas drôle ! marmonnai-je vexé, mais soulagé. Ma réaction provoqua l’hilarité générale. Je ne pus m’empêcher de sourire à mon tour.

*

* *

 La nuit était tombée depuis longtemps lorsque Claude me guida vers une chambre. Il y avait trois lits superposés.

— Tu dormiras ici avec moi pour ce soir. On verra demain pour le reste.

Je tentai de trouver le sommeil, mais je n’arrivai pas à chasser Justin de mes pensées.

— Comment a-t-il survécu ? murmurai-je pour moi-même. Je croyais que Claude s’était endormi, mais sa voix troubla le silence.

— Tu parles de ton cousin, Justin ? Ne t’en fais pas, dès que nous le pourrons, je t’emmènerai le voir, il vit à Troyes.

Je me relevai brusquement et me cognai la tête contre le sommier du dessus.

— Ça va ? s’inquiéta Claude.

Je lui répondis, en me massant le crâne.

— Oui… Que sais-tu d’autre à propos de lui ?

— Et bien, pour tout te dire… Ton cousin est un peu spécial…

— Comment ça ?

— On raconte des choses sur lui…

Je sentis que Claude était gêné et n’osait pas exprimer clairement le fond de sa pensée.

— Lesquelles ? insistai-je, désireux d’en savoir plus.

— Il aurait été viré de son université à Paris pour une sombre histoire. Avant l’arrivée des nazis, il se serait fâché avec son père, donc ton oncle Joseph. C’est pour ça qu’il était absent le jour du drame. Depuis, il vit chez sa tante à Troyes. Enfin, c’est aussi ta tante si j’ai bien compris.

 Je trouvai ça étrange. Ça ne correspondait pas à l’image idéale que je m’étais faite de mon arrière-grand-père.

Je suppose que tout le monde a ses petits secrets… personne n’est parfait, c’est également valable pour lui. Songeai-je.

— J’ai hâte de le rencontrer. M’enthousiasmais-je, heureux d’avoir la chance de le revoir.

— Ne te fais pas trop d’illusions, tu risquerais d’être déçu. Il a la réputation d’être un peu taciturne, voire désagréable.

— Tu lui as déjà parlé pour te permettre de dire ça ? M’agaçai-je.

— Non, d’ailleurs personne ne le connaissait avant qu’il n’arrive à Troyes. Jean avait uniquement fréquenté ton père et Joseph dans sa jeunesse, mais il ne les a jamais revus, car ton père est parti aux USA et ton oncle s’est installé à Dijon… Maintenant nous devrions dormir, conclut Claude.

 Même si je n’avais pas aimé la façon dont il avait parlé de Justin, je commençai à apprécier Claude. Malgré son air bourru, il avait de nombreuses qualités. Je lui avais sauvé la vie et il avait une dette envers moi. Ça n’avait aucune importance à mes yeux, mais je savais qu’il se sentait redevable et qu’il mettrait probablement un point d’honneur à la rembourser. J’étais perdu dans cette époque qui n’était pas la mienne et le simple fait de pouvoir compter sur lui me rassurait. J’espérais que toutes les histoires que j’avais entendues m’aideraient à survivre…

 Malgré cette sensation de vulnérabilité, j’avais le sentiment d’être enfin vivant et d’avoir trouvé ma place.

 Je me remémorai cette journée forte en émotion, lorsque ma brûlure à la main me lança violemment.

 J’examinai le mouchoir qui me servait de bandage. Je retirais le tissu qui libéra l’agréable parfum d’Éva dans la pièce. Cette odeur me semblait étrangement familière, j’avais l’impression de l’avoir déjà sentie quelque part. Avec toutes ces péripéties, j’avais complètement oublié notre rencontre. Les traits délicats de son visage se dessinèrent dans mon esprit. Emporté par la fatigue, je finis par m’endormir.

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