CHAPITRE 11 « Une nouvelle identité… »
Alentour de Troyes, 12 décembre 1941
Le lendemain, après un petit déjeuner rapidement avalé, Claude me proposa de l’accompagner à l’extérieur pour effectuer une patrouille de routine autour de la forteresse. Le fond de l’air était glacial et la neige qui recouvrait l’ensemble du paysage nous offrait un somptueux spectacle.
Lors de cette promenade matinale, je réalisai que quelques jours avant, il m’aurait été impossible de me déplacer dans ce sentier envahi par les racines. Je profitai de ce moment de calme pour redécouvrir le plaisir de marcher et m’approprier ce nouveau corps en parfaite santé. Exalté par ce prodige, j’en oubliais presque l’invraisemblable situation dans laquelle je me trouvais.
Brisant le silence, Claude m’interrogea.
— Comment ça se fait que tu parles aussi bien français alors que tu n’as jamais mis les pieds en Europe ?
J’avais l’impression que Claude ne me faisait pas entièrement confiance, d’ailleurs il n’était probablement pas le seul. J’étais persuadé que Jean lui avait demandé de garder un œil sur moi. Je devais donc rester prudent et faire profil bas.
— C’est mon père qui m’a appris… Mentis-je à nouveau.
— Tu sais aussi parler l’allemand ! Même si je n’ai rien compris à ce que vous disiez, je t’ai entendu discuter avec la blonde.
— J’ai étudié l’allemand à l’université. Répondis-je succinctement, espérant couper court à cette conversation embarrassante.
Soufflant dans ses mains, Claude m’annonça.
— Tu as de la chance, moi j’ai dû quitter l’école très tôt pour seconder mon père. Il était chargé de poser les premiers poteaux électriques du village. En tout cas, c’est une aubaine pour nous.
— Pourquoi ? demandai-je, étonné.
— Tu vas nous être d’une grande aide. Ici, personne ne comprend le charabia des nazis, c’est un sacré handicap. Si tu es toujours d’accord, tu pourrais les espionner, ce serait un atout non négligeable pour nous.
— Vous pouvez compter sur moi ! affirmai-je avec ardeur.
— Tu es vraiment sûr de vouloir nous rejoindre ? C’est risqué, s’ils découvrent que tu travailles avec nous, ils te tueront… insista Claude avec bienveillance.
— Je le sais, mais je ne reviendrai pas sur ma décision.
— C’est ce que j’espérai entendre, s'enthousiasma-t-il en se tournant vers moi. Un craquement retentit dans la forêt et Claude s’empara immédiatement de son fusil. Il scruta les alentours quelques instants, puis constatant qu’il n’y avait aucun danger, il me demanda :
— Il va te falloir un travail pour assurer ta couverture. Quelles sont tes autres compétences ?
Je n'en avais pas la moindre idée. À Boston, mon handicap me privait de tout avenir professionnel. Je réalisai qu’ici, j'étais comme tout le monde. Le problème, c’est que je ne savais rien faire de mes dix doigts. Hier, j’avais déjà eu du mal à tenir une cuillère, et ce matin à attacher mes lacets...
— À vrai dire, j’étudiais les mathématiques, mais je ne suis pas sûr que ça vous soit d’une grande utilité…
— Effectivement… Rétorqua Claude.
Il remit son fusil en bandoulière et s’avança sur le sentier. Nous marchâmes silencieusement pendant quelques minutes lorsqu’il s’arrêta brusquement. Surpris, je faillis le percuter.
— Maintenant que j’y pense, ta tante Marie était fiancée à Antonio Perio, le propriétaire d’un hôtel à Troyes. Il est mort lors de la Grande Guerre, et comme il n’avait pas de famille, il lui a tout légué.
Je ne comprenais pas où Claude voulait en venir. Celui-ci, perdu dans ses réflexions, continua sa tirade.
— L’hôtel a été réquisitionné par la Kommandantur et les nazis s’y regroupent pour manger. Ta tante a du mal à trouver du personnel qui accepte de travailler pour eux. On pourrait lui demander de t’embaucher. Ils pensent que la plupart des Français ne parlent pas allemand donc ils ne se méfieront pas de toi, tu pourras donc les espionner facilement.
— Oui, mais je ne suis pas français… rétorquai-je.
— Et alors ? Ils ne se rendront pas compte de ton accent…
Nous empruntâmes un petit sentier bordé de ronces. Le projet de Claude me plaisait même si quelque chose me tracassait.
— Tu crois que c’est une bonne idée ? Ils connaissent nos visages.
— Rassure-toi, ils ignorent nos noms. Et puis avec toutes les personnes qu’ils arrêtent et interrogent chaque jour, il y a peu de chance qu’ils se souviennent de nous. En plus, grâce au plan qu’on a mis en place pour faire disparaître le camion, ils pensent sûrement que nous sommes morts.
Mon engagement dans la résistance se concrétisait. J’ignorais complètement ce qui m’attendait, mais je m’imaginais déjà effectuer des missions avec mon arrière-grand-père !
Ça paraissait extraordinaire ! Je ne pus réprimer mon excitation plus longtemps et bombardai Claude de questions.
— Je vais donc pouvoir voir mon cousin plus tôt que prévu ? Je commence quand ? Est-ce qu’il travaillera avec moi ? Est-ce que je vais vivre avec eux ?
— holà, calme-toi. Je n’en sais pas plus pour l’instant et je dois d'abord en discuter avec Jean. De toute façon, il faut que tu sois patient, la réalisation de tes faux papiers risque de prendre un peu de temps…
Alentour de Troyes, 19 décembre 1941
Les jours qui suivirent me parurent interminables dans ce camp perdu en pleine forêt. Il n’y avait pas d’internet, pas de téléphone ni de télévision… Pour seule occupation, je ne disposais que de vieux manuels militaires et quelques livres poussiéreux de Jules Verne.
J’avais eu le temps de ressasser des centaines de fois les différents évènements qui s’étaient succédés, cherchant une explication rationnelle.
Après avoir été frappé dans la cour de la Kommandantur, j’avais été directement réexpédié à Boston. Un mois plus tard, lorsque j’avais ouvert le journal d’Éva, je m’étais de nouveau retrouvé en 1941. Mais étrangement, il semblait que quelques heures seulement s’étaient écoulées entre mon aller-retour. D’ailleurs, Claude ne semblait pas avoir remarqué mon absence.
Une semaine venait de passer, et je ne m’étais toujours pas réveillé. La conviction que mon aventure était bien réelle s’accentuait de jour en jour. J’avais conscience que c’était insensé, mais alors, comment expliquer ce qui m’arrivait ?
Je me demandai également si ma présence ici aurait une incidence sur l’histoire de ma famille. Risquais-je, comme l’affirmait Doc à Marty, de déclencher un paradoxe temporel ?
*
* *
Pour tromper l'ennui, je m’entraînais avec les jeunes recrues au maniement des armes. Comprendre le mécanisme d’un fusil ne m’avait pas pris beaucoup de temps. La théorie était plutôt simple, en revanche la pratique s’avéra plus complexe. Le recul était tellement puissant qu’au premier tir j’avais perdu l’équilibre. Mes camarades avaient ri aux éclats en me voyant vautré dans la neige.
Malgré le bruit des coups de feu, nous ne risquions pas d’être dérangés par les Allemands qui n’étaient pas assez nombreux pour couvrir l’ensemble de la forêt.
Cependant, pour éviter de leur faciliter la tâche, nous nous étions éloignés du camp.
— Bon, tu tires ? Je suis en train de me les geler ! S’impatienta Claude, les mains dans les poches.
Cessant de rêvasser, je visai ma proie, un bâton attaché au bout d’une corde, sur lequel avait été griffonné grossièrement le visage d’Hitler. Suivant le mouvement de ma cible j’appuyai sur la gâchette lorsque je me sentis prêt. Il y eut une détonation et le rondin vola en éclat.
— Ha ! Bah voilà ! On va pouvoir faire quelque chose de toi ! C’est Jaël qui va être content, lui qui désespérait de te voir tirer comme dans les films. S’enflamma Claude, d’un air triomphant.
— Tu parles, le Yankee a juste eu de la chance, se moqua Jacques qui venait d’arriver.
Je posai mon arme et soufflai dans mes mains pour me réchauffer les doigts.
— Te voilà enfin, s’exclama Claude en le saluant.
— Désolé, j’ai dû éviter une patrouille en quittant Troyes. On m’a dit que vous étiez ici. Se justifia Jacques.
— Tu as apporté ce que je t’ai demandé ?
— Doucement, ça ne presse pas. Tu as de quoi me payer au moins ? Claude soupira et Jacques enchaîna en croisant les bras.
— Je ne vais pas faire ça gratuitement non plus. J'ai dû sacrifier deux paquets de cigarettes fritz pour ça ! Claude s’agaça.
— Tu travailles à l’imprimerie ! Tu ne vas pas me faire croire que ça t’a coûté autant.
— Je prends des risques, tu le sais. Ils sont devenus méfiants.
— Ça se comprend. Allez, te fais pas prier ! ajouta Claude en tendant la main.
Maugréant, Jacques fouilla dans la poche de son manteau. Il tira sur un fil de couture et détacha la double couche de tissu pour en sortir un petit carton beige plié en deux.
Claude s’en empara et l’examina sous tous les angles. Admiratif, il complimenta son ami.
— C’est du beau travail, elle est PRESQUE parfaite.
— Presque ? Tu plaisantes, j’espère. À ce stade c’est une œuvre d’art.
Amusé, Claude secoua la tête et me tendit la carte. J’y retrouvai mon nom et prénom, toutefois il y était indiqué que j’étais né le quatorze décembre 1919 à Montgueux. J’avais choisi la même date de naissance que mon arrière-grand-père, estimant qu’il serait plus facile de m’en souvenir. J’espérai cependant que ça ne poserait pas de problème avec Justin lorsque je le rencontrerai.
Claude, me donnant une tape amicale dans le dos, m’annonça :
— Maintenant, on va pouvoir te conduire chez ta tante sans prendre de risques. Mais avant, j’ai un cadeau pour toi. Vu qu’on approche de Noël et que tu es loin de ta famille…
Il n’imaginait pas à quel point il avait raison…
Il me guida dans la forêt couverte de neige. Les arbres sans feuilles semblaient menaçants avec leurs ramures lugubres.
— C’est une bonne nouvelle que les Américains entrent en guerre. Ce cauchemar prendra peut-être fin, annonça Claude en poussant une branche.
— Oh, tu sais, ce n’est pas demain la veille ! le débarqu…
Je ne pus finir ma phrase ! Une violente décharge tétanisa l’ensemble de mes muscles. Le souffle coupé, je me pris les pieds dans une racine et me rattrapai de justesse à un tronc.
— Ça va ? M’interrogea Claude.
— Oui, j’ai juste trébuché…
— Regarde donc où tu mets les pieds ! Tu disais quoi à propos des Américains ?
— Que les Américains vont arriver…
Une seconde décharge, plus forte que la première, me cloua sur place. Je n’avais jamais rien ressenti de tel.
— Tu es sûr que ça va ? insista-t-il, inquiet.
— Oui, je crois…
Reprenant mes esprits, je m’apprêtai une nouvelle fois à donner la date du débarquement de Normandie à voix haute, mais je me rendis compte que je ne m’en souvenais plus.
C’était complètement insensé, je la connaissais pourtant par cœur ! J’avais l’impression que quelque chose m’empêchait de révéler cette information.
— Bon alors, vas-tu réussir à finir ta phrase ?
En attendant de comprendre ce qui m’arrivait, je décidai de rester évasif.
— À mon avis, les Américains ne vont pas rappliquer tout de suite. Ils vont devoir s’organiser.
Claude soupira.
— Tu as sûrement raison, on va devoir être patient et supporter un peu plus longtemps la présence des boches.
Je profitai du silence de Claude pour réfléchir. Je m’aperçus que toutes mes connaissances sur la Seconde Guerre mondiale devenaient floues, et les dates importantes se mélangeaient dans mon esprit.
Même si j’étais libre de mes mouvements, j’en déduisais que je ne pouvais pas divulguer les faits historiques n’ayant pas encore eu lieu. Il y avait donc des règles à respecter, probablement pour éviter d’altérer le cours du temps.
Après une demi-heure de marche, nous atteignîmes les ruines d’un moulin à eau. La petite rivière qui l’alimentait était complètement gelée. En été, ce lieu devait être enchanteur.
Claude pénétra dans les décombres du bâtiment accolé à une ancienne tour carrée, presque entièrement effondrée. Malgré la végétation recouverte de neige, je distinguai la forme d’une meule en pierre, qui, jadis, devait servir à écraser le blé.
Il retira une planche sous laquelle étaient dissimulés plusieurs vélos protégés par une bâche.
— Nous avons aménagé plusieurs caches dans la forêt, juste au cas où. M’expliqua Claude en sortant l’une des bicyclettes. Le sourire aux lèvres, il m’annonça.
— Tiens, c’est pour toi. Tu en auras besoin. Depuis le début de l’occupation, c’est compliqué de se déplacer en voiture car les Allemands réquisitionnent l’essence.
Je regardai l’engin à deux-roues, embarrassé. C’était un beau cadeau, mais il y avait un gros problème…
— Claude, murmurai-je.
— Oui ?
— Merci beaucoup, mais… Je ne sais pas en faire...
J’avais peur de l’avoir vexé et n’arrivais pas à deviner ce qu’il pensait… Je me sentis gêné et idiot, mais je ne pouvais pas lui expliquer la vérité. Ma maladie s’étant déclarée tôt, je n’avais jamais eu l’occasion de marcher normalement et encore moins de monter sur un vélo.
Claude me dit en souriant.
— Oh, ne t’inquiète pas pour ça ! tu vas voir, c’est plus simple que d’utiliser un fusil.
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