CHAPITRE 12  Rencontre avec Justin (Repris)

8 minutes de lecture

Troyes, 20 décembre 1941

 La mort de Jaël m’avait bouleversé. Je n’avais pas fermé l’œil de la nuit. Je voulais fuir le maquis le plus tôt possible, ne plus revoir cet endroit qui me rappellerait éternellement l’innocence et la candeur de cet enfant. Claude, Jean et moi l’avions enterré à côté de l’ancienne forteresse. Nous avions gravé quelques mots sur une planche en bois en guise d’épitaphe et avions déposé un vieux chapeau sur sa tombe.

 Une colère froide, un sentiment d’injustice profonde me rongeait l’esprit et les entrailles. Son corps glacé, son sang sur mes mains et son dernier soupir hantaient mon esprit. Je bouillonnai de l’intérieur, j’enrageai. J’éprouvais le besoin de faire quelque chose, de ne pas rester les bras croisés. J’avais prévu d’accepter la proposition de Claude et d’espionner les Allemands au restaurant de ma tante. Rien à foutre des paradoxes temporels. Justin n’avait formulé aucune interdiction dans sa lettre. Il m’avait conseillé de suivre mon instinct, d’écouter mon cœur, et mon cœur réclamait vengeance.

 Le lendemain matin à l’aurore, j’avais insisté auprès de Claude et Jacques pour qu’ils m’accompagnent chez ma tante. Dans un silence pesant, nous avions donc pris la direction de Troyes.

 À l’approche du premier barrage routier, mon estomac se contracta et mon rythme cardiaque s’accéléra. Les Allemands semblaient nerveux, eux aussi, mais ils nous laissèrent tout de même circuler après avoir vérifié nos papiers.

 — Ne t’en fais pas, me rassura Claude. Les boches sont un peu tendus ces temps-ci. Il y a eu plusieurs attentats ces dernières semaines.

 — Que se passerait-il si quelqu’un nous reconnaissait ?

 — Ça n’arrivera pas. Dijon est à trois heures d’ici, et vu le chaos que nous avons semé à la Kommandantur, ils ne souviendront jamais de nos visages. Et puis, il y a d’autres groupes de résistants dans le coin, nous ne sommes pas les seuls.

 — Nous sommes encore trop peu, intervint Jacques. Les volontaires ne se bousculent pas à la porte.

 — Pourtant, je suppose que la majorité des Français haïssent les nazis, soulignai-je en haussant les sourcils.

 Claude secoua la tête en soupirant.

 — Ce n’est pas si simple, Augustin. Une grande partie de la population se préoccupe d’abord de survivre. Ils préfèrent rester discrets pour protéger leurs familles. Il y en a qui font de la résistance passive, et c’est déjà beaucoup.

 — Il y a aussi tous ces connards de collabos… le coupa Jacques en crachant par terre. Des sales traîtres qui n’hésitent pas à aider les schleus en échange de faveurs. Méfie-toi de tout le monde, Augustin. Même des Français. Les informateurs poussent comme des champignons.

 — En tout cas, quand ce sera fini, il y en a qui devront rendre des comptes, conclut Claude en tournant à droite.

 Vers onze heures, nous traversâmes la ville de Troyes. Le centre-ville me parut minuscule. Des maisons à colombage étriquées aux couleurs extravagantes serpentaient le long des ruelles. Les routes étaient pavées et les devantures des magasins peintes à la main. Je m’imaginais déjà croiser des chevaliers en armure, des troubadours et des cracheurs de feu.

 Les rues étaient presque désertes en cette fin de matinée glaciale. Quelques patrouilles allemandes se réchauffaient devant des braseros et nous observaient du coin de l’œil. Les rares voitures que nous apercevions semblaient tout droit sorties d’un musée. J’espérai vivement avoir l’occasion de conduire l’une de ces merveilles un jour.

 — Nous arrivons sur le boulevard Carnot, murmura Claude en pointant du doigt un bâtiment en pierres grises qui s’élevait sur trois étages.

 Deux gardes en surveillaient l’entrée. Une partie de la façade avait été recouverte d’un drapeau aux couleurs du Reich.

 — Avant, c’était un hôtel. Il s’appelait le Terminus. Les nazis y ont installé la Kommandantur de Troyes.

 — Le terminus ?

 — Oui, chuchota Jacques d’un air sinistre. Le tristement bien nommé… Lorsque les nazis t’y conduisent, tu n’en ressors jamais.

 — Ta tante, Marie, habite en face, de l’autre côté du boulevard. Sa maison est accolée à l’hôtel du Crin Blanc qui fait l’angle de la rue, m’indiqua Claude en s’en approchant.

 — Je vous laisse, déclara Jacques. On se retrouve à la messe de demain, Claude. Bonne chance avec la grincheuse.

 Il s’éloigna et nous salua d’un geste de la main.

 — La grincheuse ? Il parlait de Marie ? demandai-je, perplexe.

 — Euh… Ta tante a un sacré caractère. Tout le monde a peur d’elle, même les boches. Je te rassure, elle n’est pas si méchante que ça. Elle n’a encore tué personne, enfin… pas pour le moment, me répondit Claude en descendant de sa bicyclette.

 Il franchit un portillon en fer forgé, emprunta les trois marches du porche et s’excita sur une petite clochette rouillée.

 Derrière la porte, des bruits de pas précipités et des hurlements exaspérés retentirent.

 — Qu’est-ce qu’ils ont à me faire chier à cette heure-là ? Je n’ouvrirai pas aux colporteurs ni aux salopards de nazis!

 Je reculai en déglutissant, mais Claude me retint par la manche.

 — Madame Augun ! C’est Claude Duval, l’électricien !

 La porte s’ouvrit à la volée. Une petite femme frêle et âgée se posta devant nous, l’air menaçant. Lorsque nos regards se croisèrent, un large sourire se dessina sur son visage et elle se jeta dans mes bras.

 — Tristan ! Je suis si contente de te revoir après toutes ces années !

 — Heu… Vous vous trompez, madame. Je m’appelle Augustin, bafouillai-je, le souffle coupé par son étreinte.

 — Oh, veuillez m’excuser, dit-elle en s’écartant de moi. Bien sûr que vous n’êtes pas Tristan. Il doit avoir le double de votre âge. Vous lui ressemblez tellement !

 — C’est normal, Madame Augun, il s’agit de son fils…

 Les yeux de la vieille femme s’illuminèrent à nouveau.

 — Tu es le fils de Tristan ? Je n’ai jamais entendu parler de toi. Ce n’est pas étonnant, je n’ai plus eu de nouvelles de mon frère depuis des années. Tu m’as l’air d’être un bon petit gars. Qu’est-ce qui t’amène chez moi ?

 — C’est une longue histoire, fis-je en claquant des dents.

 Marie nous attrapa par le bras et nous poussa à l’intérieur.

 — Venez donc vous réchauffer. Il doit me rester un fond de thé que ces assassins de nazis ne m’ont pas encore volé.

 Elle nous guida vers sa salle à manger puis nous invita à nous asseoir.

 — Installez-vous, je reviens tout de suite, nous dit-elle en disparaissant dans le couloir.

 Une grande table en bois assombrie par les couches successives de cire trônait au centre de la pièce. Le long du mur, une imposante comtoise martelait le temps dans un tic-tac à intervalles réguliers. En l’observant de plus près, je remarquai qu’elle était parfaitement identique à celle que Justin possédait au cottage à Boston. Le balancier de celle de Marie, cependant, n’était pas fissuré.

 Cette dernière revint en clopinant avec un plateau chargé de petits gâteaux secs et une théière en porcelaine.

 — Je suis heureuse de te rencontrer. Comment se porte mon frère ? me demanda-t-elle en remplissant une tasse qu’elle déposa devant moi.

 Je m’entortillai les mains et baissai la tête, incapable de trouver les mots pour annoncer à cette vieille dame le décès de son frère.

 — Je suis désolé… me contentai-je de bafouiller.

 Elle soupira et prit place sur une chaise, à côté de moi.

 — Comment est-il mort ?

 — Une infection suite aux blessures d’un accident de la route l’a emporté il y a plusieurs années.

 — Et ta mère ? Je ne la connais même pas !

 — Elle est morte d’une maladie quand j’étais tout petit, mentis-je pour la énième fois en quelques jours.

 — Et bien, mon pauvre garçon, ça n’a pas dû être facile pour toi. Pourquoi as-tu pris le risque de voyager jusqu'ici alors que nous sommes en guerre ?

 — J’ai promis à mon père de renouer le contact avec ma famille française.

 — Dans ce cas, ça va être rapide. Il ne reste plus que moi et ton cousin. Es-tu au courant de ce qui est arrivé à ton oncle Joseph ?

 J’opinais de la tête. Marie jeta un coup d’œil attristé aux photos qu’elle avait exposé sur un grand vaisselier.

 — Justin m’a rapporté que les boches ont assassiné Joseph l’année dernière, mais il refuse catégoriquement d’entrer dans les détails. Je n’ai même pas pu assister à leur enterrement ni me rendre sur leurs tombes. J’ai beaucoup trop de travail à l’hôtel pour m’absenter.

 Un lourd silence s’installa dans la pièce, rompu quelques secondes plus tard par le grincement des marches d’un escalier.

 — Ha ! Voilà Justin, annonça Marie en tournant la tête vers le couloir.

 — Justin ? m’écriai-je en bondissant de ma chaise.

 Mon cœur se mit à battre la chamade. Même si j’avais imaginé cet instant des centaines de fois, je ne m’y sentais pas vraiment préparé. Justin était censé être décédé depuis des semaines, pourtant, il allait apparaître devant moi dans quelques secondes. Nous aurions presque le même âge. Quel genre de personne était-il ? De quoi allais-je pouvoir lui parler ?

 J’essuyai mes mains moites sur mon pantalon et fixai le couloir. La porte s'ouvrit soudain et un jeune homme pénétra dans la pièce.

 Le temps sembla se figer, comme s'il s'écoulait au ralenti. Mon sang palpitait dans mes oreilles. Je réalisai à peine qu’il se tenait devant moi, quatre-vingts ans avant sa mort. Il portait une chemise en lin blanc. Nous nous ressemblions beaucoup. Nous avions à peu près la même taille, la même corpulence, la même forme de visage. L’émotion me submergea et les larmes me montèrent aux yeux. Je brûlais d’envie de le prendre dans mes bras, de lui avouer à quel point il m’avait manqué. Tous les moments de complicité que nous avions partagés ces dernières années me revinrent en mémoire.

 Il traîna des pieds jusqu’à la salle à manger d’un air nonchalant comme si nous n'étions pas là.

 — Bonjour, Marie, salua-t-il d’une voix apathique. Tu reçois du monde ?

 — Oui, répondit la vieille dame. Voici Claude Duval, et ton cousin.

 Il consentit enfin à jeter un bref coup d’œil à Claude, puis son regard se posa sur moi. Il me dévisagea quelques instants. Une étrange lueur défila dans ses yeux. Il fit un pas en arrière, ses mains se mirent à trembler et son visage livide se décomposa.

 — Oulala ! Tu as une mine épouvantable ! Tu as mal dormi ? s’inquiéta Marie.

 Il ravala sa salive avec difficulté et continua de m’examiner.

 — Oh, de simples cauchemars, comme d'habitude. Rien de grave, ne t’en fais pas. Tu me disais donc qu’il s’agit de mon cousin ?

 — Oui. Il s’appelle Augustin. C’est le fils de Tristan.

 — Mon oncle ? Celui qui est parti vivre aux États-Unis ?

 Marie acquiesça et le malaise de Justin sembla se dissiper. Ses lèvres s’étirèrent en un sourire. Il s’avança vers moi et me tendit la main.

 — Bonjour, Augustin.

 — Bonjour, Justin…

 Au moment où nos doigts se touchèrent, une avalanche d’images m’assaillit. La fin de ma phrase se perdit dans un tourbillon de bruits, de voix étouffées et éraillées qui grouillaient dans ma tête. Des bâtiments, des visages flous et indistincts se dessinèrent dans mon esprit. Les contours des objets et des silhouettes étaient indéfinissables. Les couleurs se diluaient, se mélangeaient entre elles. J’avais la sensation d’être happé malgré moi par l’un des tableaux d’Edvard Munch.

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