CHAPITRE 12 « Rencontre avec Justin »

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Troyes, 20 décembre 1941

 L’apprentissage du vélo ne fut pas de tout repos. Je ne comptais plus les chutes dans la neige qui m’avait évité pas mal d’ecchymoses.

 Effrayé à l’idée de me réveiller dans mon fauteuil, j’ignorais mes muscles raidis par l’effort et mes fesses douloureuses. Je voulais profiter au maximum de mon autonomie, et n’écoutais pas Claude qui tentait de freiner mes ardeurs.

 Dès le lendemain, nous avions pris la direction de Troyes. Malgré le vent glacial et la route enneigée, nous avancions d’un bon rythme.

 Je me remémorais le conseil que Claude m’avait donné. Il estimait préférable de ne révéler à personne mon origine américaine. D’après lui, la Gestapo arrêtait systématiquement les Anglais et les Américains.

 Officiellement, j’étais donc sorti de l’hôpital suite à un accident s’étant produit au début de la guerre.

 À l’approche de Troyes, nous franchîmes plusieurs barrages routiers. Malgré leur méfiance, les Allemands nous laissèrent passer sans encombre grâce à la gouaille de Jacques.

Devinant mon inquiétude, Claude me rassura.

— Ne t’en fais pas, je te l’ai déjà dit, ce n’est pas nous qu’ils cherchent. Ils sont juste sur les dents à cause de la résistance qui s’organise de mieux en mieux !

— Oui, et ils savent que nous sommes de plus en plus nombreux ! s’enthousiasma, Jacques. Claude temporisa sa bonne humeur.

— Nous sommes encore trop peu ! c’est difficile de trouver du monde qui accepte de nous rejoindre.

— Pourquoi est-ce si compliqué ? Je suppose que tous les Français haïssent les nazis. M’étonnai-je.

— Malheureusement, ce n’est pas aussi simple Augustin. Une grande partie de la population préfère rester discrète. Les gens ont trop peur de risquer leur vie et celle de leur famille…

— Il y a aussi tous ces connards de collabos… Le coupa Jacques, ces traîtres qui n’hésitent pas à aider les nazis en échange de faveurs. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi ils nous poignardent dans le dos…

Écœuré, il cracha par terre et ajouta.

— En tout cas, quand ce sera fini, ils devront rendre des comptes. Je pense que la guillotine va tourner jours et nuits…

— Ne sois pas aussi extrême, la peur nous incite souvent à faire des choses insensées. Tu ne sais pas non plus ce qui se passe chez eux… J’espère qu’ils auront un jugement équitable, tempéra Claude.

— Ouais, t’as peut-être raison, mais moi je ne suis pas près de leur pardonner… tu dois te méfier de tout le monde, Augustin. Les informateurs pullulent ! m’avertit Jacques.

 L’amertume qui se dégageait de ses propos me faisait prendre conscience des atrocités qu’ils vivaient au quotidien. Même si j’avais de bonnes connaissances sur la Seconde Guerre mondiale, je commençais tout juste à comprendre ce qu’ils ressentaient vraiment. C’était facile pour moi de choisir le bon camp, mais je me demandais comment j’aurais réagi si j’étais né à cette époque.

*

* *

 Vers midi, nous pénétrâmes dans la ville de Troyes. Les bâtiments en pierres grises s’étalaient à perte de vue. C’était exactement l’image que je m’en étais faite. Les rues étaient encore pavées par endroits. Il y avait peu de voitures et les devantures des magasins étaient peintes à la main.

 Il n’y avait pas grand monde en cette fin de matinée glaciale. Quelques patrouilles allemandes, se réchauffant devant des braseros, nous observaient du coin de l’œil.

— On arrive au boulevard Carnot, murmura Claude dans un nuage de condensation. Ne te fais pas remarquer, ça grouille de boches.

Il pointa du doigt un bâtiment en pierres qui s’élevait sur trois étages. Deux gardes en surveillaient l’entrée.

— L’hôtel que tu vois là-bas s’appelle le Terminus. Les nazis y ont installé la Kommandantur de Troyes.

— Le terminus ?

— Oui, fit Jacques. Le tristement bien nommé, car lorsque les nazis t’y conduisent, tu n’en ressors jamais.

— La maison de ta tante Marie est en face, de l’autre côté du boulevard. C’est celle qui est accolée à l’hôtel, dans l’angle de la rue. M’indiqua Claude.

— Je vous laisse, déclara Jacques. On se retrouve à la messe de demain ! Bonne chance avec la vieille !

— La vieille ? Il parlait de Marie ? demandai-je en regardant Jacques s’éloigner.

— Euh… tu verras très vite que ta tante a un sacré caractère… elle fait un peu peur aux gens. Me répondit Claude en descendant de sa bicyclette.

 Arrivé devant une imposante bâtisse jouxtant l’hôtel, Claude franchit un petit portillon en fer et emprunta les trois marches qui menaient à l’entrée.

 Se postant devant la porte, il tira sur une modeste chaîne rouillée qui aurait eu grand besoin d’un coup de peinture, et la cloche qui y était reliée résonna. Transi de froid, je commençai à claquer des dents et avais hâte de rentrer au chaud.

— Je n’ouvrirais pas aux colporteurs ni aux salopards de nazis ! hurla une femme visiblement irritée, derrière la porte en bois.

— Elle ne risque pas d’avoir de problèmes si elle leur parle comme ça ? murmurai-je, perplexe.

— On voit que tu ne connais pas Marie ! Ne t’en fais pas, elle sait très bien se défendre !

Prenant une bonne inspiration, Claude cria à son tour.

— Madame Augun, c’est Claude Duval, l’électricien.

 Il y eut des bruits de pas précipités. La porte s’ouvrit à la volée, et une toute petite femme frêle et âgée salua Claude, le visage fermé. Puis, se tournant vers moi, elle m'observa quelques instants.

— Tristan ! s’exclama-t-elle d’un air réjoui. Un large sourire illumina son visage ridé.

— Heu… non, madame. Je m’appelle Augustin.

Elle détourna le regard, visiblement déçue.

— Oh, veuillez m’excuser. Je vous ai pris pour mon petit frère. Vous lui ressemblez tellement !

— C’est normal, Madame Augun, il s’agit de son fils… Expliqua Claude.

Les yeux de la vieille femme s’illuminèrent à nouveau. Posant ses mains sur ses hanches, elle m’interrogea d’un air soupçonneux.

— Tu es le fils de Tristan ? Comment se fait-il que je n’aie jamais entendu parler de toi ?

 Il y eut un gros coup de vent et je fus pris d’un frisson. Je ne parvenais pas à m’habituer à ce climat glacial. Le visage de madame Augun s’adoucit. Elle désigna l’intérieur de la maison et nous invita à entrer.

— Vous devez être frigorifiés avec un temps pareil. Venez vous réchauffer, il doit me rester un fond de thé que les nazis, ces assassins, ne m’ont pas volé.

Elle nous guida vers sa salle à manger.

— Asseyez-vous, je reviens tout de suite. Nous dit-elle en disparaissant dans le couloir.

 Une grande table en bois assombrie par les couches successives de cire trônait au centre de la pièce. Le tic-tac de l’horloge mécanique, logée dans une comtoise, martelait le temps. C’était la réplique exacte de celle que mon arrière-grand-père possédait dans son cottage à Boston.

Nous ne restâmes pas longtemps seuls. Marie revint rapidement avec un plateau chargé de petits gâteaux secs et une théière en porcelaine.

— Je suis heureuse de te rencontrer. Comment se porte mon frère ? questionna Marie en servant le thé.

— Je suis désolé… marmonnai-je, ne sachant pas comment lui annoncer la mauvaise nouvelle.

Elle se tut et s’assit en face de moi.

— Comment est-il mort ? soupira-t-elle d’un air accablé.

— Une infection suite à un accident de la route l’a emporté il y a quelques mois.

— Et ta mère ? Je ne la connais même pas !

— Elle est morte en me mettant au monde. Répondis-je timidement, écœuré de devoir mentir à cette femme qui venait de perdre son frère.

— Je suis vraiment désolée pour toi. Mon pauvre garçon, ça n’a pas dû être facile. Pourquoi as-tu pris le risque de voyager jusqu'ici alors que nous sommes en guerre ?

— Mon père aurait voulu que je rencontre ma famille. Me retrouvant seul, j’ai pensé que c’était le moment opportun.

— Es-tu au courant de ce qui est arrivé à ton oncle Joseph ? J’opinais de la tête. Marie contempla quelques instants les photos de ses frères posées sur le grand vaisselier qui encombrait la moitié de la pièce.

— Il était tellement têtu ! Cet idiot n’a jamais su se taire. Moi non plus ceci dit ! Les Allemands ne leur ont pas fait de cadeau… me dit-elle, la mine sinistre.

Un lourd silence s’installa, lorsque des bruits de pas se firent entendre dans l’escalier.

— Ha ! Voilà Justin, annonça Marie.

— Justin ? répétais-je en sursautant.

— Oui, ton cousin, me confirma-t-elle en souriant.

 Mon cœur se mit à battre la chamade. J’avais imaginé cet instant des centaines de fois, et pourtant, je ne m’y sentais pas vraiment préparé…

 Lorsque la porte s’ouvrit, une vague d’émotions me submergea. Je me levai instinctivement et aperçus un jeune homme vêtu d’une chemise en lin blanc.

 Nous nous ressemblions beaucoup. Il avait le même corps svelte et athlétique que moi. Son visage carré et ses cheveux bruns impeccablement coiffés lui donnaient un air sévère. Il portait fièrement une petite moustache taillée à la perfection.

 J’avais les mains moites et je fus pris d’un étrange frisson. Complètement bouleversé, les larmes me montèrent aux yeux. Je me retins difficilement de le prendre dans mes bras.

 Je réalisai que rencontrer mon arrière-grand-père 77 ans avant sa mort représentait une chance unique et incroyable.

— Bonjour, Marie, salua Justin avec nonchalance. Il nous jeta un bref coup d’œil et demanda.

— Tu reçois du monde ?

— Oui, répondit la vieille dame. Voici Claude Duval, et ton cousin, Augustin.

 Justin me dévisagea quelques instants et j’aperçus une étrange lueur passer dans ses yeux. Il devint blanc comme un linge et ses mains se mirent à trembler.

— Ho là là ! tu as une mine épouvantable ! tu as mal dormi ? s’inquiéta Marie.

Ravalant sa salive, il articula avec difficulté.

— Oui, j’ai encore fait des cauchemars. Rien de grave, ne t’en fais pas. Tu me disais donc qu’il s’agit de mon cousin ?

— Oui, c’est le fils de Tristan.

— Mon oncle ? Celui qui est parti vivre aux États-Unis ? Marie approuva d’un signe de tête.

Son malaise se dissipant aussitôt, Justin s’avança vers moi et me tendit la main.

— Bienvenue chez nous cher cousin !

— Merci… beaucoup… bredouillai-je, la voix chevrotante.

 Lorsque nos doigts se touchèrent, quelque chose d’étrange se produisit. En quelques fractions de seconde, je fus submergé par un flux ininterrompu d’images qui se bousculèrent dans mon esprit…

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