CHAPITRE 18  Coup de théâtre (Repris)

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 Éva s’était adossée à la coiffeuse. Elle me fixait, une main plaquée sur sa bouche, les yeux grands ouverts. Elle se pencha vers Heinrich, posa ses doigts sur sa gorge puis attrapa son poignet.

 — Il ne respire plus. Je crois qu’il est mort… souffla-t-elle au bout d’un moment.

 — Qu’est-ce que j’ai fait ? me lamentai-je, la voix tremblante.

 Je restai pétrifié devant le cadavre d’Heinrich. Je venais de tuer un Maréchal nazi. Un bras droit du führer. En une fraction de seconde, j’étais devenu un meurtrier et un indésirable du Reich. J’avais peut-être même modifié l’Histoire. L’issue de la guerre pouvait-elle changer suite à cet assassinat ? Je réalisai avec effroi les potentielles conséquences de mes actes. Le dégoût et la culpabilité me gelaient les entrailles. Mon sang palpitait dans mes oreilles. Une brume épaisse, compacte et obscure se propageait dans mon esprit. Des frissons incontrôlables parcouraient mes membres comme si j’avais été plongé dans une eau glacée.

 — Je ne voulais pas le tuer… Je pensais juste… vous aider… tentai-je de me justifier d’une voix à peine audible.

 — Nous n’avons pas le temps pour ça. Nous allons devoir trouver une solution pour nous sortir de là.

 Les paroles qu’elle prononça restèrent en suspens, flottèrent autour de moi. Mon corps paralysé refusait de bouger. Éva s’approcha de moi et me gifla de toutes ses forces.

 — Reprenez-vous !

 J’émergeai soudain de ma léthargie et mes pensées s’éclaircirent.

 — Nous verrons plus tard pour vos états d’âme, ajouta-t-elle en balayant la pièce des yeux. Il faut que nous nous débarrassions du corps.

 — C’est impossible. Le théâtre grouille de monde.

 — La représentation n’est pas encore terminée. C’est le moment où jamais. Nous allons faire croire à un accident, m’expliqua-t-elle en s’emparant d’une chemise accrochée à un cintre. Nous déposerons le corps et la bouteille de vin en bas des marches. Avec un peu de chance, les officiers penseront qu’il était ivre et qu’il est tombé dans l’escalier.

 — Que va-t-on faire du sang ? Il y en a partout ! demandai-je en évitant de regarder le liquide poisseux qui se répandait sous la tête d’Heinrich.

 — Par pitié, ressaisissez-vous ! Ce n’est que du sang !

 Éva banda avec habileté le crâne de « l’ex » Maréchal pour arrêter l’hémorragie.

 — Ramenez-moi quelque chose pour éponger le sol ! m’ordonna-t-elle.

 Devant mon absence totale de réaction, elle m’empoigna par le col et me secoua dans tous les sens.

 — Monsieur Augun ! Si vous ne voulez pas mourir, il va falloir vous réveiller, et maintenant ! J’ai besoin de votre aide !

 Cette dernière phrase me fit l’effet d’un électrochoc. Je quittai la loge en toute discrétion puis me précipitai vers le local à balais à l’intérieur duquel je m’étais caché un peu plus tôt. Je revins rapidement avec des chiffons et de l’eau de javel que je déposai à côté d’Éva.

 — Qu’attendez-vous pour transporter le cadavre en bas de l’escalier ? me demanda-t-elle d'un ton autoritaire.

 Le regard perdu dans le vague, l’air hébété, je me baissai pour attraper les chevilles d’Heinrich. Je dus m’y prendre à plusieurs reprises pour tirer son corps jusqu’au couloir. J’avais l’impression qu’il pesait une tonne.

 Je plaçai sa tête sur une marche et lui glissai la bouteille dans la main. Je retirai le bandage et rejoignis Éva qui nettoyait minutieusement le sol de sa loge. Elle ne tremblait pas, ne sourcillait pas. Son impassibilité m’impressionnait autant qu’elle m’inquiétait.

 Une fois sa besogne accomplie, elle s’empara d’un sac à bandoulière, probablement oublié par les décorateurs, puis vida les outils sur sa commode. Elle fourra les chiffons sales et le tissu que nous avions enroulé autour de la tête d’Heinrich à l’intérieur puis me l’enfila autour du cou.

 — Nous devons nous changer avant de sortir. Nos vêtements sont couverts de sang, souligna-t-elle en s’approchant du dressing.

 J’entrouvris la bouche pour lui répondre, mais mes paroles furent noyées dans un tonnerre d’applaudissements.

 — C’est l’entracte ! s’exclama Éva. Si quelqu’un nous trouve ici, nous sommes fichus. Il faut partir tout de suite !

 Après nous être assurés que la voie était libre, nous nous faufilâmes dans le couloir sur la pointe des pieds, comme des voleurs. Dans un état second, je me dirigeai vers le hall d’entrée sans réfléchir. Toute cette histoire avait chassé Claude, Louis et notre point de rencontre de mon esprit.

 — Nous ne pouvons pas passer par là. Regardez-nous ! Ce serait du suicide, chuchota Éva en me retenant par la manche. Suivez-moi.

 Elle me guida vers les cuisines et vérifia qu’elles étaient vides avant de s’y engouffrer. Elle s’approcha d’un évier et se frotta frénétiquement les doigts. Son bracelet brillait d’une légère lueur bleutée. Je me rinçai les mains à mon tour, puis nous traversâmes la pièce et nous arrêtâmes devant une porte vitrée qui donnait sur l’extérieur. Au moment où j’appuyai sur la poignée, les ombres de deux gardes, éclairées par la pleine lune, se dessinèrent sur les carreaux.

 — On ne peut pas sortir par là, murmura Éva.

 Un hurlement strident et terrifié retentit dans le couloir.

 — Ils ont découvert le corps !

 — Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demandai-je, en tournant la tête dans tous les sens à la recherche d’une sortie.

 Des voix résonnèrent à l’extérieur. Les silhouettes des soldats, alertés par les cris, se rapprochèrent de la porte. Nous n’avions aucun moyen de fuir. J’agrippai le bras d’Éva et l’entraînai dans la chambre froide, au fond de la pièce. Au moment où je refermai derrière nous, les deux hommes entrèrent en trombe dans la cuisine. Nous entendîmes le bruit de leurs bottes marteler le sol et s’éloigner vers le hall d’entrée. Le brouhaha lointain que nous distinguions ne me rassurait pas. L’agitation provoquée par la mort d’Heinrich prendrait peut-être des heures avant de retomber.

 — Nous devrions attendre ici jusqu’à ce que les choses se calment, suggéra Éva en s’asseyant à côté de moi.

 Autour de nous, des gâteaux nappés de fruits et de crème fouettée attendaient sagement d’être dégustés.

 — Au moins, nous ne mourrons pas de faim, ironisai-je.

 La température était plus supportable que je ne l’aurais cru, mais Éva commençait déjà à claquer des dents. Je sentais son souffle précipité sur ma nuque. Je retirai ma veste et la lui tendis.

 — Je ne suis pas une chochotte ! protesta-t-elle en se frottant les bras.

 — Ne soyez pas ridicule. Nous allons certainement patienter un bon moment avant de sortir d’ici et vous grelotez déjà.

 Elle hésita un instant, s’en saisit et la passa autour de ses épaules.

 — Pourquoi m’avez-vous aidée ? m’interrogea-t-elle.

 — Je pourrais vous retourner la question.

 — J’ai posé la mienne en premier.

 — Le comportement d’Heinrich m’a mis hors de moi. Je n’ai pas pu me contrôler. J’ai réagi sans réfléchir.

 — Merci pour votre intervention, mais j’aurais pu me débrouiller seule. Je vous rappelle que la chevalerie a disparu il y a près de trois-cents ans.

 Je lui lançai un regard assassin. Je venais de la sauver des griffes de cette enflure et j’avais presque droit à la soupe à la grimace. Elle ne put s'empêcher de sourire devant mon air scandalisé.

 — Vous n’êtes pas très dégourdi pour un résistant. Ne me dites pas que c’est la première fois que vous voyez un cadavre ?

 — Non, ce n’est pas la première fois, et je ne suis pas un résistant.

 — Vous mentez mal, pour un résistant, rétorqua-t-elle du tac-au-tac.

 — J’aurais mieux fait de ne pas me mêler de vos affaires.

 Elle s’esclaffa et me donna un petit coup de coude dans les côtes.

 — Arrêtez de bouder comme un enfant de cinq ans. Je plaisantais.

 — Et vous ? Pourquoi n’avez-vous pas donné l’alerte ? Vous auriez facilement pu nier toute implication. Vous êtes célèbre, allemande, personne ne vous aurait posé de questions.

 — Heinrich était un salaud, il n’a eu que ce qu’il méritait. Et puis, cette fois-ci, c’était à mon tour de vous sauver la mise. De toute façon, si vous ne l’aviez pas tué, je l’aurais fait à votre place.

 — Je… Je ne voulais pas en arriver là…

 Ma gorge se noua et mes yeux s’embuèrent. Je détournai la tête pour cacher mon émotion, mais elle posa sa main sur la mienne. La fraîcheur de sa paume me fit frissonner.

 — C’était un accident. Vous n’avez rien à vous reprocher. Je sais que ça ne soulagera pas votre conscience, mais cet homme était une véritable ordure.

 La présence et la proximité d’Éva me rassuraient. Les effluves de son parfum m’apaisaient. Mon rythme cardiaque s’accéléra. Lorsqu’elle retira sa main, un fourmillement désagréable remonta le long de mon bras. Mon corps fut secoué de tremblements. J'eus soudain la sensation d’être arraché à mon corps.

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