CHAPITRE 19 Un "heureux" évènement (Repris)

8 minutes de lecture

Boston, 29 juin 2018

 Augustin se réveilla en sursaut. Il essaya de tourner la tête, mais les muscles de son cou protestèrent douloureusement. Il se massa la nuque, balaya la pièce des yeux. Son bureau, son fauteuil roulant ainsi que ses appareils médicaux remplaçaient les étagères de la chambre froide. Sur ses genoux reposaient le coffret en acajou et le journal d’Éva. Il ouvrit le carnet avec empressement, mais aucune phrase ne figurait sur la page de garde. Aucune lueur bleutée n’émanait de la couverture.

 — Non, non, non ! Putain de merdeuuuh ! hurla-t-il.

 D’un geste rageur, il envoya valser l’ouvrage à l’autre bout de la pièce, martela son matelas avec ses poings, s’enfouit la tête dans les mains et fondit en larmes. Pourquoi maintenant ? Qu’allait devenir Éva, coincée dans cette chambre froide ? Et son propre corps ? Que deviendrait-il ?

 Son assistante de vie ouvrit la porte à la volée.

 — Qu’est-ce qui t’arrive, Augustin ?

 — Fous-moi la paix ! vociféra-t-il.

 La jeune femme hésita un instant. Augustin semblait être en bonne santé. Ses appareils ne sonnaient pas. Dans ce cas, hors de question de servir de punching-ball. Elle refusait de subir sa crise de nerfs. Après tout, on ne la payait pas pour ça. En cas de besoin, il n’aurait qu’à appuyer sur le bouton. Elle tourna les talons et retourna se coucher.

 Augustin serra les dents. Pourquoi lui avait-il hurlé au visage ? Son assistante de vie n’était pas responsable de son malheur. La colère, l’indignation, le désespoir le submergeaient. Ses émotions crépitaient comme un volcan prêt à exploser. Après deux mois passés à Troyes en toute autonomie, l’idée de supporter sa vie minable à Boston le rendait fou. Hors de question d’être couvé comme un gosse.

 Trente minutes plus tard, sa rage retomba lentement, ses sanglots s’espacèrent. Il devait reprendre ses esprits et analyser la situation. Le journal intime représentait le convecteur temporel lui permettant de voyager du présent vers le passé. Là-dessus, aucun doute possible. Avant chaque retour en 2018, Éva se trouvait dans les parages. Un simple hasard ? Peu probable. Pourtant, toutes les apparitions de la belle demoiselle ne se traduisaient pas systématiquement par un retour dans le présent. Un élément lui échappait, mais lequel?

 La fois précédente, il avait attendu un mois pour revenir dans les années quarante. La magie opérerait-elle à nouveau ? L’angoisse lui enserrait la gorge. S’imaginer condamné à errer en fauteuil roulant était insoutenable.

 Augustin s’efforça de chasser cette pensée. Il récupéra son Smartphone posé sur son lit, vérifia la date du jour : 29 juin 2018, minuit douze. Son corps n’avait ni bougé depuis son dernier départ, ni changé de position. Puisque son assistante de vie n’avait manifesté aucune surprise en le voyant réveillé, il pouvait exclure l’hypothèse du coma. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : quelques minutes, voire secondes, s’étaient écoulées entre son aller-retour.

 Les images de son aventure au théâtre lui revinrent en mémoire. Ses actions, ses interactions sociales, la mort d’Heinrich avaient-elles eu un impact sur le présent ? Avec une bonne dose d’appréhension, Augustin fit défiler sur son écran les photos de sa famille. Un long soupir de soulagement s’échappa de ses lèvres. Personne n’avait disparu. Il vivait toujours à Boston, dans le même appartement. Tout paraissait normal, pour l’instant.

 Le jeune homme éplucha internet. Les dates historiques, l’issue de la guerre, rien n’avait changé. Il ne semblait donc pas avoir modifié le Continuum espace-temps[1]. Sur le site RetroNews, il dénicha une archive de journal datant du 03 mars 1942. À la une, un article attira son attention.

MORT DU MARÉCHAL HEINRICH WAGEBER.

Hier soir, le Maréchal a été retrouvé mort au théâtre du Palais Royal à Paris. D’après les autorités, Heinrich Wageber serait décédé suite à une chute dans les escaliers.

 Augustin se massa les paupières. Avait-il altéré le cours des choses ou suivi un chemin tracé à l’avance ? Deux possibilités s’offraient à lui : soit l’assassinat d’Heinrich aurait été perpétré d’une manière ou d’une autre, soit son décès ne constituait pas un élément suffisamment important pour changer l’Histoire. Comment valider l’une de ces hypothèses ? Il n’avait jamais entendu parler du Maréchal auparavant.

 Toutes ces questions, ces théories lui embrouillaient l’esprit. De quelle manière obtenir des réponses ? À qui pouvait-il se confier ? Ses parents et ses sœurs ne croiraient jamais à son histoire. La seule personne susceptible de l’aiguiller était morte et enterrée. Le visage du jeune homme s’assombrit à cette pensée. Il n’avait même pas assisté à la mise en terre du cercueil de Justin ni écouté le discours de madame Duval. Madame Duval… Augustin se frappa le front du plat de la main. Colette était vivante ! Elle détenait forcément des informations capitales à propos de son voyage.

 Il se hâta de taper son nom et son prénom sur le web, mais ne trouva aucun numéro de téléphone, aucune adresse postale ni adresse email. Sur les réseaux sociaux, il récupéra le mail de sa fille, rencontrée le jour de la sépulture de Justin. Augustin s’empressa de rédiger un message qu’il envoya dans les méandres d’internet, puis finit par s’endormir.

 Le lendemain matin, des pas précipités s’élevèrent du couloir. La porte de la chambre s’ouvrit en rebondissant sur le mur. La mine enjouée, Audrey déboula dans la pièce et s’assit sur le lit de son frère.

 — Debout là-dedans ! On part dans une demi-heure, frangin !

 Lorsqu’il aperçut sa sœur, un sourire ému éclaira le visage d’Augustin. Elle lui avait beaucoup manqué ces deux derniers mois. Les cheveux en bataille, un trait d’eye-liner sous les yeux, son jean troué, un tee-shirt assorti à ses baskets compensées, Audrey releva les stores en fredonnant avec enthousiasme.

 — Pourquoi tu me dévisages ? J’ai un truc sur le nez ? demanda-t-elle, les mains sur les hanches.

 — Je suis juste content de te voir.

 — On s’est vus hier, gros nigaud. C’est quoi ça ?

 Elle tendit la main pour récupérer le journal intime qui gisait par terre.

 — C’est à moi, n’y touche pas ! gronda Augustin.

 Audrey ignora la remarque de son frère et attrapa le carnet. Après l’avoir retourné plusieurs fois, elle laissa échapper une exclamation de surprise.

 — On dirait qu’il y a du sang. Où as-tu trouvé ça ?

 — C’est personnel ! Rends-le-moi, s’il te plaît.

 — C’est trop cool ton truc ! Tu crois que c’est un vieux grimoire d’incantations ? Un carnet maudit ? Hey, regarde, c’est écrit en Allemand ! dit-elle en feuilletant l’ouvrage.

 — Arrête de fouiller dans mes affaires, Audrey !

 — Holala, t’es vraiment bougon ce matin ! On verra ça plus tard, mais t’auras intérêt à tout me raconter !

 — Oui, oui, c’est ça…

 Elle glissa le livre dans la sacoche d’Augustin. Des talons claquèrent dans le couloir. Un instant plus tard, Lisa apparut à son tour dans la chambre de son frère.

 — Vous n’êtes toujours pas prêts, tous les deux ? Audrey, je t’avais demandé d’aider Augustin à se lever avant que j’arrive.

 — Oh, ça va ! On a le temps. On va s’amuser, Lisa, tu sais ce que ça veut dire ? Et puis, tu ne pourrais pas mettre quelque chose de plus décontracté ? lança Audrey en examinant le tailleur strict et les talons aiguilles de sa sœur. Tu ne vas pas travailler, aujourd’hui. On va se promener !

 Lisa pinça les lèvres, croisa les bras.

 — C’est ce que j’avais de plus simple. De toute façon, je m'habille comme je veux ! Dépêchez-vous, j’ai prévu un programme chargé !

 — Nous devions juste visiter quelques musées. Tu n’étais pas obligée d’élaborer tout un planning.

 — L’objectif, c’est de voir le plus de choses possibles ! annonça Lisa en sortant son smartphone dernier cri. Dans une heure, nous devrons être aux Beaux-Arts, nous filerons ensuite au Musée Isabella Stewart Gardner, puis nous terminerons par la galerie d’art contemporain.

 Le visage d’Audrey se décomposa.

 — Tu recommences… On n’aura jamais le temps de tout faire !

 — Bien sûr que si ! C’est parfaitement réalisable si on ne s'arrête pas trois heures devant chaque tableau comme tu l’as fait la dernière fois !

— Ce n’est pas un marathon. La contemplation d’une œuvre fait partie de l’art, soupira Audrey, excédée.

 Augustin observait ses deux sœurs se chamailler, un sourire attendri au bord des lèvres. Revoir ses sœurs lui réchauffait le cœur. Lisa aimait tout organiser, alors qu’Audrey, plutôt bohème, préférait laisser les choses se faire. Malgré leurs disputes et leurs caractères opposés, elles s’entendaient à merveille et se débrouillaient toujours pour prendre soin de lui.

 La journée s’écoula à toute vitesse. Augustin ne parvenait pas à profiter du moment présent. Lors de son aventure dans le passé, il avait presque oublié les contraintes imposées par son handicap. Il s’était habitué à son autonomie, à marcher, courir, faire du vélo. Rester assis dans son fauteuil, prisonnier de son propre corps devenait insupportable. Ce monde moderne, censé être le sien, l’oppressait. La vie à Troyes, Marie, Claude, Jacques, René et surtout Éva lui manquaient déjà. Le sort de cette dernière l’inquiétait. Pourrait-il la rejoindre un jour ? Un profond sentiment d’injustice lui rongeait les entrailles. Il aurait donné n’importe quoi pour retourner en 1942.

 En fin de journée, Augustin et ses sœurs s’arrêtèrent au cottage de Justin et Maryse. Leurs parents et quelques membres de la famille s’y étaient réunis pour dîner.

 Le jeune homme observait Lisa du coin de l’œil. Jin-woo, son fiancé originaire de Séoul, lui glissa quelques mots à l’oreille. D’un pas décidé, il s’approcha de la table, brandit sa coupe de champagne qu’il tapota du bout de sa fourchette. Un tintement mélodieux s’éleva dans les airs. Toutes les têtes se tournèrent vers lui.

 — J’ai… Enfin, Lisa et moi avons quelque chose à vous annoncer, déclara-t-il en attrapant la main de Lisa. Nous allons devenir parents.

 La mère d’Augustin se précipita dans les bras de sa fille, les yeux brillants d’émotion. Leur père serra la main de Jin-woo et le gratifia d’une accolade chaleureuse.

 Le cœur lourd, Augustin s’avança vers sa sœur et son beau-frère puis les félicita, un sourire forcé sur le visage. À part l’obtention de son diplôme universitaire, que pourrait-il fêter ? Jamais il n’aurait la chance de se fiancer, ni de savoir s’il désirait devenir père puisqu’il ne vivrait pas assez longtemps pour ça. La culpabilité se mélangea à sa tristesse. Sa sœur méritait tout le bonheur du monde. Pourquoi continuait-il de se morfondre au lieu de partager sa joie ?

 Incapable de faire semblant plus longtemps, Augustin se réfugia sous un magnifique magnolia planté par Maryse, des années plus tôt. Lisa le rejoignit cinq minutes plus tard.

 — Qu’est-ce qui te tracasse, Augustin ?

 — Rien du tout.

 — Je te connais par cœur. Avec le travail des parents, je me suis occupée de toi et Audrey pendant des années. Dis-moi ce qui ne va pas.

 — Je ne peux pas. Peut-être un jour, mais pas maintenant.

 À l’autre bout de la cour, Audrey se précipitait vers eux, la mine réjouie.

 — J’ai trouvé ce qu’on va regarder ce soir ! s’exclama-t-elle à bout de souffle. Je viens de recevoir une notif !

 Elle présenta l’écran de son téléphone à son frère et sa sœur.

JDdu10 @JDdu10 . 1h

Vertigo (1958) réalisé par Alfred Hitchcock.

#questcequonregardecesoir #vieuxfilm #Hitchcock

[1] Référence à « Retour vers le futur 2 »

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