Chapitre 22 « Tuer ou être tué »

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 La cave était remplie d’accessoires de théâtre entreposés le long des murs. Une forte odeur de renfermé flottait dans l’air. Slalomant entre les bibelots, Louis traversa la pièce et poussa une grille en fer débouchant sur un souterrain.

 — C’est par ici, suivez-moi, indiqua Louis.

Il appuya sur un interrupteur en porcelaine, mais rien ne se produisit.

 — Merde ! On ne peut pas y aller sans lumière, on risque de se perdre.

 — On ne peut pas passer par là ? demanda Claude en se dirigeant vers un renfoncement partiellement éclairé.

 — Arrête ! C’est un ancien puits d’aération, la chute te tuerait, hurla Louis.

 Il l’attrapa fermement par le col de sa veste et le tira en arrière, lui évitant de justesse de tomber dans un trou béant.

 — Pfff je l’ai échappé belle… murmura Claude en s’essuyant le front d’un revers de la main.

 — Bon, il va falloir qu’on trouve le moyen d’éclairer les tunnels. Il y a des lampes dans l’atelier des techniciens, mais comme c’est de l’autre côte du théâtre ça va me prendre un peu de temps. Claude, va dans la cuisine pour faire le guet, ordonna Louis.

 Il se tourna vers moi en rangeant son arme dans sa poche.

 — Tu es couvert de sang, Augustin. Si on croise les Allemands, il ne leur faudra pas longtemps pour comprendre ce qui s’est vraiment passé. Tu vas donc devoir rester ici et surveiller cette demoiselle. Cette fois, tu n’as pas le droit à l’erreur. Si elle bouge, tu sais ce que tu dois faire?

 — Oui, ne t’inquiète pas. Je te rappelle que j’ai tué Heinrich, affirmai-je en arborant un visage impassible.

 — C’est vrai, mais c’était un accident. C’est beaucoup plus difficile d’éliminer de sang-froid un témoin gênant. Si elle s’échappe, on est tous morts. J’espère que tu en as bien conscience ?

 — Oui, ça va, j’ai compris… répondis-je en essayant d’être convaincant.

 — Si dans une demi-heure vous n’avez pas de mes nouvelles, vous vous débarrassez d’elle et vous fuyez. Conclut Louis en me tendant le couteau.

 Accompagné de Claude, il se dirigea vers la cuisine et je me retrouvai seul avec Éva. M’assurant que Louis était bien parti, je me rapprochais d’elle et lui retirai son bâillon.

 — À quoi vous jouez ? Je croyais que vous aviez un plan pour me sortir de là ? me demanda-t-elle en me fusillant du regard.

 — Écoutez, on n’a pas beaucoup de temps...

 Elle ne me laissa pas terminer ma phrase et me donna un violent coup de pied dans le tibia. La douleur fut si intense que j’en eus le souffle coupé et me recroquevillai instinctivement. Elle profita de cet instant de faiblesse pour me faire tomber et m’arracher l'arme des mains.

 Appuyant un genou sur mon torse pour me maintenir au sol, elle posa la lame du couteau contre ma gorge et chuchota :

 — Vous allez me laisser partir sans faire d’histoires !

 Le regard froid et menaçant, elle ne ressemblait plus du tout à la jeune femme terrorisée qu’elle avait été quelques minutes plus tôt. Il lui suffisait de me tuer pour s’enfuir, mais je sentais qu’elle hésitait…

 — S’il vous plait, écoutez-moi, articulai-je péniblement.

 Elle relâcha légèrement la pression et je repris aussitôt le dessus en la poussant sur le côté. Elle n’eut pas le temps de réagir que je me retrouvais au-dessus d’elle avec le couteau en main. Les cours de défense que Jean m’avait donnés s’avéraient finalement utiles.

 — Vous n’aurez pas le courage de le faire ! me provoqua-t-elle en me défiant du regard.

 — Qu’en savez-vous ? murmurai-je, essayant vainement de cacher le tremblement de ma voix.

 — Je le vois dans vos yeux. J’ai fréquenté beaucoup d’assassins et vous n’en êtes pas un !

 — Vous avez raison, je n’ai vraiment pas envie de vous faire de mal. Laissez-moi le temps de trouver une solution…

 — Je n’ai pas besoin de votre aide ! cracha Éva en me fracassant le crâne avec une bouteille qui gisait au sol…

*

* *

 Lorsque mes camarades revinrent, j’étais adossé au mur, les doigts crispés sur le manche du couteau couvert de sang.

 Louis braqua sa lampe torche vers moi et me demanda.

 — Où est-elle ?

 — Je l’ai tué… bredouillai-je en baissant les yeux.

 Claude s’agenouilla en me posant une main sur l’épaule.

 — Nom de dieu, je ne t’en aurais jamais cru capable...

 — Qu’est-ce qui s’est passé ? le coupa Louis d’un ton sec.

 — Elle a essayé de s’enfuir… elle m’a frappé avec une bouteille. Je l’ai rattrapée, mais elle s’est débattue. J’ai complètement paniqué et je l’ai poignardée… il y avait tellement de sang, c’était horrible…

 — Qu’est-ce que tu as fait de son cadavre ? interrogea Louis en balayant la pièce des yeux.

 — Je l’ai jeté dans le puits d’aération. Je ne savais pas quoi faire d’autre, répondis-je en pleurnichant.

 D’un geste du pied, Louis effaça soigneusement les gouttes de sang éparpillées sur la terre battue. Il s’approcha prudemment vers le puits et en éclaira le fond. Le corps d’une femme blonde vêtue d’une robe de soirée gisait en contrebas.

 — Personne ne la trouvera avant un bon moment. Il est temps de partir, annonça Louis en s’avançant dans le tunnel d’un air satisfait.

 — Ça va ? m’interrogea Claude en fronçant les sourcils.

 — À ton avis ? Je viens de tuer quelqu'un pour la seconde fois aujourd'hui.

 — Tu n’avais pas le choix, et c’était une nazie, tenta de me rassurer Claude.

 — C’était juste une Allemande…elle était innocente ! lançai-je d’un ton sec en lui tournant le dos.


Paris, 3 mars 1942

 Nous venions d’embarquer dans le train qui nous ramenait à Troyes sous une pluie battante. Les négatifs des clichés réalisés par Claude se dirigeaient déjà vers Londres.

 Je n’avais pas décroché un mot depuis que nous avions quitté le théâtre. La tête collée contre la vitre, mes émotions se mélangeaient. J’étais incapable de me réjouir de mon retour et encore moins de la « réussite » de notre mission. La joie que j’aurais dû ressentir laissait place à une profonde amertume...

 Louis, qui m’observait du coin de l’œil depuis de longues minutes, me tendit une flasque en argent.

 — Je n’ai pas soif, marmonnai-je.

 — Bois ça p’tit gars, ça te fera du bien !

 J’avalai une gorgée à contrecœur. L’alcool me brûla immédiatement la trachée et je me mis à tousser. Claude éclata de rire et Louis me donna une tape sur l’épaule.

 — C’est dur de devenir un homme, hein ?

 Je tentais de reprendre mon souffle entre deux quintes de toux. Je tendis la flasque à Claude, et répliquai d’un ton cinglant.

 — Alors c’est ça, devenir un homme ? Tuer le plus de personnes possible ? Je suis désolé, mais je ne suis pas comme toi, je ne pourrais jamais m’y habituer !

 Louis soupira longuement et arracha la bouteille des mains de Claude. Il posa un pied sur la banquette qui lui faisait face et avala une bonne gorgée avant de me répondre.

 — Je n’y prends aucun plaisir, Augustin… Il m’arrive aussi de ressentir de la culpabilité lorsque j’assassine quelqu’un, mais nous sommes en guerre et nous n’avons pas le choix. Tu ne dois rien regretter, ce sale fils de pute d’Heinrich méritait son sort !

 — Je crois qu’il parlait de la chanteuse… ajouta Claude.

 — C’était inévitable. Si tu l’avais laissée partir, elle ne se serait sûrement pas privée pour nous dénoncer. On ne peut pas se permettre d'être sentimentaux.

 — Si tout le monde réagit comme ça, en quoi sommes-nous différents des nazis ?

 — Au début de la guerre, je pensais comme toi. Tu as un bon fond, mais dans ce monde ça risque de te coûter la vie. Si tu veux continuer à te battre, tu dois t’endurcir, me conseilla-t-il le regard perdu dans le vide.

 — Certains Allemands sont innocents et ne méritent pas toute cette haine. Je ne te comprends vraiment pas ! m’insurgeai-je.

 Surpris, il écarquilla les yeux, pinça les lèvres d’un air offensé et sortit brusquement de sa poche une photo qu’il exhiba avec colère. Sur le cliché, une jeune femme souriait en tenant une petite fille dans ses bras.

 — Qui est-ce ? questionnai-je timidement.

 — C’est Ingrid, mon épouse, et ma fille, Sophie... À l’époque, j’étais metteur en scène et je travaillais entre la France et l’Allemagne. Lorsque les nazis nous ont envahis, je suis allé récupérer ma mère pour la mettre en sécurité. Pendant ce temps, Ingrid, Sophie et mes beaux-parents ont fui, comme beaucoup d’autres. C’était le chaos, ces salopards d’aviateurs nazis ont mitraillé les routes pour ralentir notre armée. J’ai cherché ma femme plusieurs jours, mais quand je l’ai retrouvée, elle gisait sur le bord d’un fossé avec ma fille dans les bras. L’image de leurs corps criblés de balles me hante toutes les nuits. Si j’avais été avec elle, j’aurais peut-être pu les sauver... Ingrid et ses parents étaient Allemands, Augustin, alors ne me donne pas de leçon de morale !

 — Je suis désolé… bredouillai-je maladroitement.

 — Je n’ai rien contre les Allemands, ce sont les nazis que je déteste. L’Allemagne est un pays magnifique que j’ai bien connu avant qu’Hitler et sa clique s’y répandent comme un cancer. Je sais très bien que beaucoup d’Allemands sont victimes de leur propre gouvernement, mais nous n’avons pas le luxe de faire le tri !

 Louis avala une autre lampée de whisky, puis me tendit la flasque.

 — Ça n’effacera pas ta culpabilité, mais ça la soulagera temporairement.

 Le liquide me brûla à nouveau la gorge et les vapeurs de l’alcool apaisèrent légèrement ma souffrance. Je comprenais mieux pourquoi Justin s’y réfugiait…

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