CHAPITRE 23  Retour à Troyes (Repris)

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Troyes, 10 mars 1942

 Suite à mon mélodrame parisien, j’avais dû reprendre ma petite routine. Les retrouvailles avec Marie, Justin et les jumeaux m’avaient un peu remonté le moral, mais d'horribles cauchemars agitaient mes nuits. Le visage et le sourire d' Éva me manquaient déjà.

 Je passais la serpillère dans le restaurant en essayant de chasser de mon esprit mes sombres ruminations. Pompon était allongé sur le dos. Alors que je le poussais, il se redressa d'un bond et donna des coups de patte rageurs sur la brosse du balai.

 Un bruit sourd retentit dans la cuisine. Le gros chat roux feula. Son poil se hérissa et il s’enfuit à toute vitesse en longeant les murs. Je traversai la pièce à grandes enjambées, ouvris la porte et soupirai longuement. Justin était affalé contre le mur, une bouteille vide posée à côté de lui.

 C’était la troisième fois cette semaine qu’il rentrait ivre. Il avait beaucoup de chance que Marie soit partie se coucher plus tôt que d’habitude. Elle était à bout de nerfs, exténuée par leurs disputes à répétition.

 J’encaissai cette nouvelle déception sans broncher. Je me penchai pour lui arracher la bouteille des mains, mais il me repoussa d’un geste de l’épaule et émit un grognement.

 — Fous-moi la paix…

 Malgré mes nombreuses tentatives pour me rapprocher de lui, il restait renfermé sur lui-même. Il refusait de me parler, passait ses journées à dormir et ses nuits à boire. J’étais persuadé qu’il noyait son chagrin dans l’alcool pour oublier le massacre de ses parents.

 — Je ne suis qu’un minable, marmonna-t-il. Mon père avait raison, je ne ferai jamais rien de ma vie.

 — Tu te trompes, je suis sûr que tu as plein de qualités, répondis-je en m’asseyant à côté de lui.

 — Qu’est-ce que tu en sais ? Tu ne me connais même pas.

 Justin semblait au bord du gouffre. Avant d’arriver ici, je n’avais jamais eu d’amis. La relation que j’entretenais avec Claude, Jacques et René s’était tissée naturellement. Je n’avais rien eu à faire de particulier. Le Justin que j’avais en face de moi était un inconnu. J’ignorais de quelle manière créer un lien avec lui. Peut-être m’avait-il envoyé ici pour que je l’aide à surmonter cette période de sa vie, mais dans ce cas, c’était très mal parti. Je n’avais aucune information sur son passé, il ne m’avait fourni aucune indication dans sa lettre. J’allais devoir prendre mon courage à deux mains, surmonter ma timidité et redoubler d’efforts pour me rapprocher de lui.

 — Tout le monde a une part d’ombre, Justin. Il n’est jamais trop tard pour changer. Il suffit de le décider.

 Il tourna la tête et me dévisagea.

 — Je suis un incapable. Je ne sais rien faire de bien. Tu as déjà accompli plein de choses depuis ton arrivée, alors que moi…

 — Je ne fais rien d’extraordinaire, j’apporte juste mon aide à Marie.

 — Ne me prends pas pour un idiot ! Je sais très bien que tu fais partie de la résistance.

 Mes épaules s’affaissèrent. Apparemment, je n’avais pas été un modèle de discrétion.

 — Comment ça se fait que tu sois au courant ?

 — L’autre jour, quand Claude a débarqué au restaurant, je vous ai entendu discuter de votre expédition à Paris. Je ne pourrais jamais être aussi courageux que toi. J’ai l’impression que tu n’as peur de rien.

 — Tu te trompes complètement. J’ai fait capoter toute la mission. J’ai accepté d’y participer sans me rendre compte de ce que ça impliquait. Je peux t’assurer que j’étais terrorisé toute la soirée.

 — Je ne te crois pas. Tu dis ça parce que tu as pitié de moi.

 — Pas du tout. C’est la vérité.

 J’observai Justin du coin de l’œil et hésitai un court instant avant de poursuivre.

 — Je ne pense pas que tes parents apprécieraient de te voir dans cet état.

 — Comment oses-tu prétendre savoir ce qu’ils aimeraient ou non ? Tu ne les as jamais rencontrés. Et de toute façon, ils sont morts ! vociféra-t-il. Tu ne peux pas me comprendre.

 — Si tu m’expliquais…

 — Je n’ai pas envie d’en parler ! trancha-t-il d’un ton sans réplique.

 Il laissa reposer sa tête contre le mur et ramena ses genoux contre sa poitrine.

 — Mon père e m'aimait pas, lâcha-t-il soudainement. Il était toujours sur mon dos. Peu importe ce que je faisais, ça ne lui convenait jamais. Et c’est pareil ici. Marie ne me supporte pas.

 — Elle s’inquiète juste pour toi. Tu ne vas quand même pas gâcher ta vie à cause d’une vieille rancune ? Utilise ta colère à bon escient, pour te construire un avenir, par exemple.

 — À quoi ça servirait ? C’est la guerre…

 — Elle ne durera pas éternellement. Qu’est-ce que tu comptes faire dans quelques années ?

 — Je ne sais pas. J’aimerais trouver un emploi qui me permette de devenir riche.

 — C’est une bonne idée. Nous pourrions commencer par voyager tous les deux. Que penses-tu de l’Angleterre ?

 — Ça me plairait beaucoup ! J’ai toujours eu envie de visiter Londres ! répondit Justin qui semblait tout à coup très enthousiaste.

 Ma proposition n’était pas anodine. Mon arrière-grand-père avait quitté la France à la fin de la guerre pour partir en Angleterre où il avait rencontré Maryse. Il avait travaillé quelques années dans une usine de voitures puis avait très vite gravi les échelons. Fort de son expérience, il s’était associé à son ami anglais, William Smith, pour fonder l’entreprise Augun & Smith. Spécialisés dans l’import-export à l’international, ils avaient pris le risque d’investir au Japon et en Chine. En quelques décennies, leur société s’était implantée dans tous les pays du monde pour devenir l’une des plus prospères multinationales du vingt et unième siècle.

 — Augustin ? m’interpella Justin avec une nuance d’hésitation dans la voix. Tu penses que je pourrais entrer dans la résistance ?

 Je n’en revenais pas. Cette simple conversation avait-elle suffi à provoquer un déclic ? Peut-être avait-il juste besoin d’un peu d’attention et de soutien. La question qu’il venait de me poser m’encourageait. Tous les efforts que j’avais fournis ces derniers mois pour briser sa carapace n’avaient pas été vains.

 — Je dois d’abord en parler aux autres. S’ils acceptent, tu devras sûrement faire tes preuves.

 — Comme tuer un Allemand ? me demanda-t-il, un sourire sadique très perturbant au bord des lèvres.

 — Tuer n’est pas un jeu, Justin. On va commencer par ranger le bordel que tu as mis, sinon c’est Marie qui risque de t’assassiner. Tu sais bien qu’elle déteste le désordre, et qu’elle est plus redoutable que toute l’armée allemande réunie quand elle est en colère…

 Il acquiesça d’un hochement de tête et nous éclatâmes de rire. Je me redressai puis lui proposai ma main pour l’aider à se relever. Au moment où j’effleurai ses doigts, une cascade d’images, de couleurs, d’objets, de visages déformés, de voix et de sons altérés défila dans ma tête sans interruption.

Je contournai le comptoir de la même petite épicerie que j’avais déjà vue quelques mois plus tôt. Mon bras se tendit sans que je ne puisse le contrôler. J’attrapai un journal posé sur une étagère : l’édition du 18 mars 1941.

Ma lecture fut interrompue par des cris provenant de l’extérieur. Je m’approchai discrètement d’une porte donnant sur une ruelle étroite. Sur le trottoir d’en face, un jeune homme discutait avec un soldat qui tenait une arme à crosse blanche dans la main. Je n’entendais pas ce qu’ils disaient, mais leurs éclats de voix et leurs grands gestes m’indiquèrent qu’il ne s’agissait pas d’un échange cordial.

Quelqu’un dévala les escaliers, me poussa sans ménagement et ouvrit la porte d’un geste brusque.

— Philippe ! Viens ici tout de suite, j’ai besoin de toi !

— J’arrive, père !

Il abandonna le soldat puis revint d’un pas précipité vers l’épicerie.

Le père de Philippe me tapota l’épaule.

— Et toi, qu’est-ce que tu fais à rêvasser ? L’inventaire ne va pas se faire tout seul !

— Désolé, Père, m’entendis-je bredouiller.

Ce dernier disparut dans un couloir. Philipe entra alors dans la boutique et s’avança vers le comptoir.

— C’était qui, cet officier allemand ? l’interrogeai-je.

— Ça ne te regarde pas ! Occupe-toi de tes affaires au lieu de fourrer ton nez partout ! me lança-t-il en essayant de masquer le tremblement de sa voix.

 Les images et les bruits s’évanouirent. Justin, qui me tenait toujours la main, se releva et me remercia. Je l’aidai tant bien que mal à remettre la cuisine en ordre, perturbé par cette nouvelle salve de « flashs ».

 Une heure plus tard, après avoir souhaité une bonne nuit à Justin, je me dirigeai vers ma chambre à pas feutrés pour éviter de réveiller Marie. Je m’affalai sur mon lit et poussai un soupir de soulagement. La journée avait été longue mais je ne sentais pas fatigué. Des centaines de pensées fusaient dans mon esprit. Je ne parvenais pas à trouver le sommeil. Je songeais à Éva, à la discussion que j’avais eue avec Justin dans la cuisine, à ce phénomène étrange lorsque je lui avais touché la main. C’était la seconde fois que ça m’arrivait. Je me demandais si ces « visions » avaient un lien avec lui. Si oui, lequel ? Les seuls éléments dont je disposais se résumaient à : une épicerie, un officier allemand, un certain « Philippe », son frère dont j’empruntais le corps, leur père, et « ma conjointe » enceinte. La magie du journal intime était-elle à l’origine de ces « flashs » ? Je voyageais dans le temps, je me prenais pour Jeanne d'Arc... J'espérais toutefois ne pas finir comme elle.

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