CHAPITRE 26 Une parfaite mise en scène (Repris)

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Journal d’Éva, 3 mars 1942

Je n’arrive pas à trouver le sommeil. J’ai vécu trop de choses aujourd’hui. Je ne sais même pas par où commencer.

J’ai recroisé Augustin tout à l’heure dans la loge du Maréchal, au théâtre. Quand ce salaud d’Heinrich a posé sa main sur ma cuisse, j’ai cru qu’Augustin allait partir et me laisser me débrouiller toute seule, mais il est resté. Il a pris de gros risques pour moi. Grâce à son intervention, j’ai pu m’enfuir. Une demi-heure plus tard, Heinrich est entré dans ma loge et a tenté d’abuser de moi. J’étais prête à récupérer mon arme et l’assassiner, mais Augustin s'est précipité sur lui et l’a frappé avec un parapluie. L’autre ordure est tombée sur ma commode. Il s’est brisé la nuque. Je suis bien contente que ce sale type ne soit plus de ce monde.

Augustin était choqué, incapable de réagir. Lorsque j’ai compris la gravité de la situation, j’ai pensé que je n’avais pas le droit de l’abandonner. Cette fois, c’était à mon tour de l’aider. Nous avons donc maquillé le meurtre et nous sommes cachés dans une chambre froide, mais les amis d’Augustin ont débarqué. Pourquoi a-t-il fallu que j’éternue à ce moment précis ? Ils m’ont tiré hors du frigo, m’ont ligoté puis bâillonné. Louis, je crois qu’il s’appelle comme ça, était prêt à me tuer. J’ai lu dans ses yeux qu’il n’hésiterait pas. J’étais terrorisée.

Ça faisait des semaines que je pensais à mettre fin à mes jours, mais je me suis rendue compte ce soir que je n’en avais pas vraiment envie. Sentir la mort me frôler de si près a tout bouleversé. Mon instinct de survie s’est réveillé.

Les amis d’Augustin m’ont emmené dans la cave pour m’achever. Ils se sont absentés un bon moment afin de récupérer des lampes torches et je me suis retrouvée seule avec Augustin. Il a essayé de m’aider, mais j’avais trop peur que ses camarades reviennent pour l’écouter. Je ne pensais qu’à prendre la fuite. Nous nous sommes battus et je l’ai frappé avec une bouteille qui traînait au sol. Lorsqu’elle a explosé, j’ai tout de suite regretté mon geste.

Il n’a pas bougé, n’a même pas sourcillé. Il s’est passé la main dans les cheveux. Des débris sont tombés par terre. Il n’y avait aucune goutte de sang. Nous nous sommes observés avec un mélange de surprise et de confusion. Il m'a fallut de longues secondes pour comprendre qu’il s’agissait d’une bouteille en sucre, utilisée par les acteurs dans certaines représentations. J’ai poussé un long soupir de soulagement et me suis excusée. Je me sentais coupable, honteuse, mais je n’ai pas pu m’empêcher d’éclater de rire en voyant son expression ahurie.

Il a reculé et m’a pointé du doigt d’un air accusateur. Il m’a demandé pourquoi j’avais réagi ainsi alors qu’il avait saboté les fusibles pour m’aider à m’échapper. Il était furieux contre moi, mais il s’est vite calmé. Il m’a informé que ses amis n’allaient pas tarder à revenir et qu’ils ne me laisseraient jamais repartir vivante.

Il a réfléchi un moment et m’a parlé d’un film, « Vertigo », réalisé par un certain Atchkok, itchtok, ou quelque chose comme ça. Il voulait simuler ma mort en jetant un faux corps dans le puits d’aération.

Il a commencé à farfouiller un peu partout dans les piles d’accessoires de théâtre, a dégoté un mannequin en paille et une horrible perruque. Il a osé comparer cette vieille loque décrépie à ma chevelure. Je n’en reviens toujours pas. Quand je pense que je passe trente minutes tous les matins à me coiffer… Il est tellement odieux !

Devant mon regard scandalisé, il s’est répandu en excuses puis s’est contenté de se taire. Comprenant où il voulait en venir, j’ai retiré mes chaussures et dégrafé ma robe. Il est resté planté là, le visage écarlate. Je lui ai ordonné de se retourner et lui ai interdit de se rincer l’œil à nouveau. Sa gêne m’a beaucoup amusé. Je crois que je ne le laisse pas indifférent. J’avoue que ça me fait plaisir. Il n’a pas l’air d’avoir beaucoup d’expérience avec les femmes.

J’ai enfilé un déguisement de domestique accroché à un portant et lui ai tendu ma tenue tachée de sang en lui reprochant de m’avoir fait perdre deux robes dans la même soirée. C’est dommage, il n’a rien répliqué.

Il a habillé le mannequin et l’a jeté dans le puits. Il m’a assuré qu’avec la pénombre et la profondeur du trou, ses petits copains n’y verraient que du feu. Je lui ai tout de même fait remarquer que son plan présentait une faille. Il n’y avait aucune trace de sang. Je lui ai tendu mon bras et lui ai demandé de se servir de son couteau. Il a reculé, m’a traitée de folle et m’a répondu qu’il refusait catégoriquement de me blesser. Et dire que j’avais eu peur qu’il me poignarde quelques minutes plus tôt…

J’ai dû lui arracher l’arme des mains et m’entailler le poignet moi-même. Son visage est devenu tout blanc. J’ai bien cru qu’il allait s’évanouir. Il m’a conseillé d’aller voir un médecin et de désinfecter ma plaie. J’ai répandu du sang sur le sol pendant qu’il détournait les yeux. Il n’a vraiment pas l’étoffe d’un résistant. Il a quand même réussi à prendre sur lui, a récupéré un foulard et me l’a noué autour du bras avec beaucoup de délicatesse. J’ai ressenti un agréable frisson lorsqu’il m’a touché.

Il m’a ensuite aidé à me cacher dans une caisse. Il m’a dit qu’il valait mieux qu’on ne se revoit plus pour éviter que je me retrouve nez à nez avec ses camarades, mais je sentais que ça l’attristait. Je dois bien admettre que moi aussi.

Il a refermé le couvercle et s’est assis par terre. Quand ses amis sont arrivés, je l’ai entendu leur mentir. J’ai été très étonnée par sa performance plutôt convaincante. Si je n’avais pas été vivante, j’aurais presque pu croire à ma propre mort.

Je suis restée prostrée au fond de la malle de peur qu’ils ne décident de revenir. J’ai fini par m’assoupir. Je me suis réveillée trois heures plus tard et j'ai quitté ma cachette. Le théâtre était désert. Je suis repassée dans ma loge, j’ai enfilé une tenue convenable puis je suis allée à l’hôpital pour me faire recoudre. Le médecin de garde ne m’a pas posé beaucoup de questions. Grâce à mon laissez-passer, je n’ai eu aucun problème pour rentrer à l’hôtel.

Une fois arrivée, je me suis affalée sur le lit, toute habillée. Je me sens à nouveau déprimée. J’ai envie de le revoir, d’apprendre à le connaître, même si ce n’est pas une bonne idée. Je retrouve un peu de Mark chez lui… Il a un côté attachant. Malgré sa maladresse et sa niaiserie, je le trouve plutôt séduisant.

Je ne me reconnais plus. Il fait partie de la résistance, ses amis sont des terroristes. Je ne sais plus quoi penser. J’aimerais le convaincre d’arrêter de prendre des risques inutiles, mais pourquoi m’écouterait-il ?

 Journal d’Éva, 15 mars 1942

J’ai enfin réussi à faire muter la secrétaire de la Kommandantur de Troyes. Une chance que j’ai de bons contacts à Berlin. Je dois prendre son poste dans quinze jours.

J’espère que je ne me trompe pas, que j'ai pris la bonne décision. Comment pourrais-je fréquenter un homme censé être un ennemi ? Si mon père découvrait que je pactisais avec un français, il n’hésiterait pas à me séquestrer dans notre appartement à Berlin. Je ne préfère même pas imaginer ce que les sales types de la Gestapo me feraient subir s’ils l’apprenaient.

J’en ai marre de vivre dans la peur. J’ai de plus en plus de mal à accepter les actes commis par le Reich. Je ne supporte plus de devoir obéir à tout le monde.

Journal d’Éva, 29 mars 1942

Je n’ai pas réussi à fermer l’œil de la nuit. J’ai déjà préparé mes bagages et j’ai réservé une chambre à l’hôtel du « Crin Blanc ». Je compte partir tôt demain matin. Je déposerai le courrier que l’on m’a confié dans le bureau du Colonel Schulz et profiterai de la journée pour essayer de retrouver Augustin. J’ai hâte de le revoir. J’espère qu’il ne s’est pas fait arrêter entre temps et que je réussirai à le convaincre de quitter la résistance. S’il refuse, je ne pourrais jamais entretenir de relation avec lui.

J'ai peur de la réaction de ses amis si je venais à les croiser, mais de toute façon, je n'ai plus rien à perdre.

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