CHAPITRE 27 « Un baiser volé »

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Bureau du Colonel Schulz, 30 mars 1942

 Des échos de voix retentirent et se rapprochèrent dangereusement du bureau. Paniqué, je sortis précipitamment l’appareil photo de ma poche pour le remettre dans sa boîte.

 — Qu’est-ce que vous faites ? Ils arrivent ! s’alarma Éva en balayant la pièce des yeux.

 Elle retira l’une de ses chaussures et arracha le talon avec une force surprenante pour une femme de son gabarit. Elle jeta son escarpin par terre et m’ordonna.

 — Embrassez-moi !

 — Qu…quoi ? marmonnai-je en déglutissant.

 — Nous n’avons pas le temps de tergiverser ! Faites ce que je vous dis, embrassez-moi ! répéta-t-elle en s’approchant si près de moi que je pouvais percevoir tous les détails de sa peau.

 Pris au dépourvu, je restai parfaitement immobile en la dévisageant, la bouche entrouverte. Je n’avais jamais touché une femme de ma vie, et cette idée m’angoissait encore plus que la réaction du colonel Schulz.

 Je glissai maladroitement l’appareil photo dans ma poche et essuyai mes mains moites sur mon pantalon. J'inspirai profondément, m’avançai d’un pas et lui fis un petit bisou furtif sur la joue.

 — C’est comme ça que vous embrassez ? demanda Éva, les yeux grands ouverts.

 Elle me saisit par la taille et posa ses lèvres sur les miennes au moment où la porte s’ouvrait. Ma tête se mit à bourdonner, mon cœur palpitait si fort que j’avais l’impression qu’il allait exploser, et une agréable sensation de chaleur bouillonnait au creux de mon estomac.

 — Comment osez-vous me toucher ! rugit-elle en me repoussant brutalement devant les deux officiers qui venaient d’entrer dans la pièce.

 — Que se passe-t-il ? interrogea le Colonel Schulz en se précipitant vers Éva.

 L’ascenseur émotionnel fut si violent que j’eus du mal à reprendre mes esprits. J’essayai maladroitement de dire quelque chose, mais elle me coupa la parole.

 — En vous apportant votre courrier, j’ai surpris cet homme qui nettoyait votre bureau. Je me suis approchée en lui expliquant qu’il n’avait rien à faire ici, mais le talon de ma chaussure s’est cassé et j’ai trébuché. Il m’a rattrapé de justesse, et lorsque j’ai voulu le remercier, il m’a embrassée.

 La bouche en cœur, elle battit frénétiquement des paupières en minaudant. Personne n’aurait pu résister à un tel regard, et le colonel n’y fit pas exception.

 Il s’avança vers moi et me pinça le lobe de l’oreille.

 — Aïe, aïe, aïe ! m’écriai-je soudainement.

 — Ce n’est pas bien du tout, Augustin. Tu n’as pas le droit de te comporter comme ça ! me gronda-t-il comme si j’étais un enfant de cinq ans.

 — Mais, mais… elle s’est jetée sur moi… baragouinai-je en pleurnichant.

 — Présente tes excuses à mademoiselle Kaltenbrun, et on n’en parle plus !

 — Pardon madame ! dis-je en fixant le bout de mes chaussures.

 Je me sentis humilié, mais n’avais d’autre choix que de ravaler ma fierté en jouant mon rôle du mieux possible. Amusé, le colonel ajouta.

 — Ne vous inquiétez pas mademoiselle, vous n’y êtes pour rien. Comme vous pouvez le constater, ce jeune homme n’a plus toute sa tête.

 — Je vois… fit Éva en arborant un petit rire moqueur.

 — C’est peut-être l’idiot du village, mais il sait reconnaître les belles femmes, s’esclaffa le capitaine en me donnant une bonne claque sur l’épaule.

 Son sourire s’effaça aussitôt devant le regard noir d’Éva, et le colonel jugea préférable de changer de sujet. Il se tourna vers moi, fronça les sourcils et croisa les bras.

 — Que faisais-tu seul dans mon bureau ? Je te l'avais pourtant interdit !

 — Vous m’avez dit de ne pas entrer si la porte était fermée, mais elle était ouverte, monsieur, me justifiai-je en reniflant.

 — Je ne veux plus jamais que tu reviennes ici sans mon autorisation, tu as bien compris ? insista-t-il d’un ton sévère.

 — Oui, monsieur.

 — J’informerai votre tante de votre comportement inadmissible, renchérit Éva en m’adressant un petit clin d’œil.

 — Bon, va finir de nettoyer et rentre chez toi, conclut le colonel en désignant le couloir d’un geste de la main.

 Hâtant le pas, je m’approchai de la sortie lorsque le capitaine m’interpella.

 — Reviens ici, je dois vérifier que tu n’as rien volé !

 C’était terminé. Il allait forcément découvrir l’appareil photo que j’avais caché. Il tapota l’ensemble de mes vêtements et fouilla mes poches. Je déglutis avec peine, essayant de rester impassible et de calmer ma respiration.

 — C’est bon, tu peux partir, dit-il en se redressant.

 Surpris de m’en tirer aussi facilement, je m’éloignai d’un pas chancelant. Le baiser d’Éva, les documents que j’avais photographiés, l’humiliation, la panique et le soulagement que j’avais ressenti m’embrouillaient tellement l’esprit que je ne vis pas le reste de la journée s’écouler.

 J’étais persuadé que la présence d’Éva n’était pas une coïncidence, et qu’elle avait subtilisé l’appareil photo lorsqu’elle m’avait embrassé. Dans ce cas, elle l’avait probablement fait pour me protéger, mais j’allais devoir le récupérer ! Après tous les efforts que j’avais déployés pour mener à bien cette mission, il était hors de question de perdre toutes les informations que j’avais récoltées.

 Je ne savais pas du tout comment j’allais m’y prendre, et le souvenir de ses lèvres sur les miennes m’empêchait d’avoir les idées claires. J’avais espéré la croiser de nouveau avant de quitter la kommandantur, mais ce ne fut pas le cas. Je dus me résigner à rejoindre l’hôtel de Marie bredouille.

 En arrivant devant la porte d’entrée, j’aperçus Justin, assis sur une marche du perron. Lorsqu’il tourna la tête vers moi, il eut un moment d’hésitation avant de venir à ma rencontre. Furieux contre lui, je lui lançai un regard noir et décidai de l’ignorer.

 — Je suis navré Augustin… je m’excuse de t’avoir abandonné…

 — Tu peux être désolé ! Si je n’avais pas eu le réflexe de me cacher sous le lit, je serais mort.

 Après la façon dont il m’avait laissé tomber, je n’étais plus très sûr d’avoir confiance en lui. Je préférai donc ne pas lui révéler de quelle manière Éva m’avait aidé pour éviter de la mettre en danger.

 — J’ai… j’ai paniqué, murmura Justin en baissant la tête.

 Il semblait si triste et honteux que ma colère s’envola aussitôt.

 — Ça va, je m’en suis bien sorti. C’était peut-être trop te demander pour une première fois. Allez, on oublie tout, déclarai-je en soupirant.

 Soulagé, il me sourit timidement lorsque Marie ouvrit la porte à la volée. Elle avait l’air de très mauvaise humeur et nous interpella d’un ton glacial.

 — C’est à cette heure là que vous rentrez ? J’ai dû courir partout pendant que vous étiez tranquillement en train de bavarder. Maintenant, si ça ne vous dérange pas, j’ai besoin de votre aide, il y a des salauds de nazis à servir !

 Après avoir renseigné les nouveaux arrivants, Marie m’avait demandé de tenir le bar accolé au comptoir de l’accueil. Nous avions peu de choix en ces temps de crise, et de toute manière, les clients se faisaient rares. Madame Poirier était la seule à passer quotidiennement pour boire un thé, que je lui préparais machinalement.

 La salle étant quasiment vide, Justin en avait profité pour aller pêcher, ce qui m’arrangeait bien. Malgré tout l’amour que je lui portais, j’étais encore très déçu par son comportement et n’avais pas envie de lui parler. Il s’était déjà excusé et je ne voulais pas en rajouter une couche, mais j’avais du mal à tourner la page. J’avais toujours pensé que mon arrière-grand-père était un homme irréprochable, courageux et déterminé, mais c’était loin d’être le cas. Je me demandai s’il allait vraiment devenir celui que j’avais tant idéalisé, ou s’il faisait partie de ces personnalités dont les exploits n’étaient que des légendes infondées.

 J’essayai de me persuader qu’il était encore très jeune et qu’il avait le temps de s’améliorer. Peut-être m’étais-je mal exprimé, après tout, je lui avais dit de partir en cas de problème. Je ne pouvais pas lui reprocher d’avoir suivi mes consignes. J’allais devoir faire preuve de patience et de bienveillance. Légèrement ragaillardi, je récupérai la bouilloire sur le poêle à bois et regagnai le bar.

 Au même moment, Claude déboula dans l’entrée, la mine blafarde. Il s’installa sur l’un des tabourets en balayant la pièce des yeux, l’air effrayé.

 — Qu’est-ce qui te prend ? Tu as vu un fantôme ? plaisantai-je.

 — Comment le sais-tu ? Tu l’as aperçu, toi aussi ? chuchota-t-il, affolé.

 — N’oubliez pas ma commande, jeune homme ! cria une femme assise au fond de la salle.

 — J’arrive tout de suite, madame Poirier ! répondis-je en attrapant un grand plateau.

 Je quittai le bar et déposai à sa table, une tasse, du thé et la bouilloire encore fumante, puis m’excusai pour l’attente, lorsque Claude hurla.

 — C’est urgent Augustin, bordel de Dieu !

La vieille Poirier poussa une exclamation indignée.

 — Comment osez-vous blasphémer ? Si votre père était là, il vous donnerait une bonne correction !

 — Désolé madame…grommela t-il en baissant la tête, embarrassé.

Tournant les talons, je me hâtai de rejoindre Claude qui tapait nerveusement du pied sur le sol.

 — Sers-nous ce que tu as de plus fort ! On va en avoir besoin.

 — Qu’est-ce qui te met dans cet état ? l’interrogeai-je en sortant deux verres et l’épine de Marie.

Il regarda autour de lui, s’assura que personne ne nous écoutait et me fit signe de m’approcher.

 — Elle m’est apparue tout à l’heure…murmura-t-il si faiblement que j’eus du mal à l’entendre.

 — De quoi parles-tu ? questionnai-je en tendant l’oreille.

 — La femme… celle qui est morte…tu vois bien ce que je veux dire !

 — Euh…non, pas du tout.

 — Tu le fais exprès ? La chanteuse allemande, celle que tu as zigouillée ! s’agaça-t-il en mimant le geste de quelqu’un qu’on égorge.

 — Ah… où l'as-tu croisé ? balbutiai-je, ne sachant pas quoi répondre.

 — À l’imprimerie, il y a environ une heure. Je changeai l’ampoule de la façade, et je l’ai aperçu de l’autre côté de la rue. J’ai eu tellement peur que j’ai failli tomber de l’escabeau.

 Il avait à peine terminé sa phrase quand la clochette de la porte d’entrée sonna. J’écarquillai les yeux en apercevant Éva qui s’avançait vers nous d'un pas décidé. Claude ne l’avait pas vu et poursuivi son monologue.

 — Mais ne t’en fais pas, je ne pense pas qu’elle m’ait vue, je me suis fait discret.

 — Non, vous n’avez pas été discret du tout, le coupa Éva en posant son sac à côté de lui.

Il sursauta et son visage se décomposa lorsqu’il tourna la tête vers elle.

 — Vous…vous êtes un fantôme revenu pour nous hanter ?

 — Ne dites pas de bêtises ! Je suis en pleine forme, et ce n’est certainement pas grâce à vous ! répondit-elle sèchement en pointant vers lui un index accusateur.

 — Comment ça, vous êtes vivante ? s’écria Claude en me fusillant du regard, tu étais censé l’avoir tué !

 — Et bien en fait, euh…

 — Vous réglerez vos comptes plus tard, je n’ai pas que ça à faire. J’ai effectué une réservation il y a quelques jours, puis-je avoir les clefs, s’il vous plaît ? me demanda Éva d’un ton autoritaire.

 Je sortis d’un tiroir le registre des clients. En le feuilletant, je m’aperçus que Marie lui avait attribué la seule chambre du troisième étage, située juste en dessous de la mienne.

 — Voilà pour vous. J’espère que vous passerez un bon séjour, dis-je en lui tendant la clef de la chambre 31.

 — Pourriez-vous m’aider à monter mes valises, s’il vous plaît ?

Malgré la douceur de sa voix, je compris qu’il s’agissait plus d’un ordre que d’une requête.

 — Bien sûr, Mademoiselle Kaltenbrun. Attendez-moi devant votre voiture, j’arrive tout de suite.

Elle se dirigea vers l’entrée en donnant un coup de sac à Claude au passage et claqua la porte du hall sans s’excuser.

 En passant devant le comptoir pour la rejoindre, Claude m’attrapa par le bras et me lança d’un ton tranchant.

 — J’espère que tu as une bonne raison de nous avoir menti !

 — Je t’expliquerai tout à l’heure… promis-je en me dégageant.

 —T’as intérêt ! De toute façon tu ne pourras pas te défiler, je t’attends là, me prévint-il en vidant d’une traite le verre que je lui avais servi.

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