CHAPITRE 28 « Une nouvelle alliée »

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Les bras croisés, Éva m’attendait, adossée contre la portière d’une Citroën flambant neuve. Le vent faisait onduler ses longs cheveux blonds. Je ne pus m’empêcher de l’admirer quelques instants en repensant à la douceur de ses lèvres.

 Elle tourna la tête vers moi et m’invita à la rejoindre d’un petit signe de la main.

 — Je n’ai pris que quelques affaires, m’indiqua-t-elle en ouvrant le coffre.

 — Quelques affaires ? m’exclamai-je, perplexe, devant les deux énormes valises qu’elle avait visiblement dû maltraiter pour pouvoir les fermer.

 — Il y en a deux autres, ajouta-t-elle d’un air embarrassé.

 Je jetai un coup d’œil sur la banquette arrière et poussai un long soupir d’exaspération en constatant qu’elles étaient encore plus volumineuses que les deux premières.

 — Apparemment, vous n’êtes pas du genre à voyager léger…

 — Je n’ai pas vraiment le choix, vu la vitesse à laquelle vous détruisez mes robes !

 Lorsque je posai mon regard sur les trois étages que j’allais devoir monter, mon visage se décomposa. Éva afficha un large sourire et m’adressa quelques paroles d’encouragements.

  Après deux allers-retours éreintants, je déposai ses bagages au pied du lit, à bout de souffle et en sueur.

 — Voilà, dis-je en croisant les doigts pour qu’elle n’ait pas oublié une valise dans la voiture. Avez-vous besoin d’autre chose ?

 — Non, merci beaucoup, fit-elle en réprimant un fou rire.

 Elle s’approcha de la fenêtre et les traits de son visage se durcirent.

 — Pourriez-vous me rejoindre au restaurant de l’hôtel à minuit ? J’ai quelque chose d’important à vous dire et je n’ai pas le temps de vous en parler maintenant. Le Colonel Schulz m’a invitée à dîner.

 — Euh… Oui, bien sûr, répondis-je avec curiosité. Ça tombe bien, moi aussi, j’ai quelque chose à vous demander.

 Elle acquiesça d’un hochement de tête. Je quittai la pièce en refermant la porte derrière moi, contrarié de savoir qu’elle passerait la soirée en compagnie d’un autre homme.

 J’eus à peine le temps d’atteindre le rez-de-chaussée que Claude m’empoigna par le col de ma veste et me plaqua contre le mur du couloir.

 — Qu’est-ce que tu foutais ? J’ai fini par croire que tu essayais de m’éviter. Maintenant que je te tiens, tu vas tout m’expliquer ! aboya-t-il en me postillonnant dessus.

 — Claude, tu me fais mal… Je vais tout te dire, mais lâche moi.

 Il serra la mâchoire pour contenir sa colère et consentit enfin à me libérer.

 — Viens avec moi, je vais te préparer à manger, ajoutai-je en me dirigeant vers la cuisine.

 Il me suivit en marmonnant des paroles incompréhensibles et s’installa sur une chaise, raide comme un piquet.

  Tandis qu’il donnait de grands coups de fourchette rageurs dans son assiette, je lui racontai en détail de quelle manière Heinrich avait tenté d’abuser d’Éva ainsi que le plan que nous avions mis en place pour simuler sa mort.

 — Pourquoi tu ne m’as rien dit ? Je pensais qu’on était amis, apparemment je me suis trompé...

 — Pas du tout, ça n’a rien à voir avec toi. J’avais peur de la réaction de Louis et je ne voulais pas t’impliquer là-dedans.

 — Tu te rends compte dans quel pétrin on est à cause de toi ? Je n’avais pas plus envie que toi de la tuer, mais Louis avait raison, c’est une des leurs. Qu’est-ce qui te fait penser qu’on peut avoir confiance en elle ?

 — Malgré toutes les occasions qu’elle aurait eut de le faire, elle ne m’a jamais dénoncé. C’est quelqu’un de bien, Claude, tu peux me croire. Si elle n’avait pas été là ce matin pour me sauver les fesses…

— Comment ça, elle t’a sauvé les fesses ? m’interrompit-il en haussant les sourcils.

 Après lui avoir rapporté les événements de l’après-midi, il leva les yeux au ciel et reprit la parole.

 — Donc, si j’ai bien compris, c’est elle qui a l’appareil photo ?

 — Oui, j’en suis convaincu.

 — Bon, tu sais ce qu’il te reste à faire… tu dois absolument le récupérer !

 — Ne t’inquiète pas, j’ai rendez-vous avec elle à minuit, je ferais le nécessaire.

 — Comment ça, qu’est-ce qu’elle veut ? demanda-t-il d’un air soupçonneux.

 — Je l’ignore, elle ne m’a rien dit de plus.

 — Tu ne vas pas quand même pas tomber dans le panneau ! C’est trop risqué, je suis sûr que c’est un piège !

 — Tu es beaucoup trop pessimiste. Tout se passera bien, j’ai confiance en elle.

 — C’est toi qui es trop naïf, Augustin. On va faire entrer le loup dans la bergerie, s’agaça-t-il en pointant sa fourchette vers moi.

 — Tu te trompes  ! Réfléchis un peu, ça pourrait être un énorme avantage d’avoir une Allemande dans notre camp.

 — Je ne sais pas, fit Claude d’un air dubitatif, je ne pense pas que ce soit une bonne idée.

 — Je lui ai parlé plusieurs fois et j’ai la conviction que c’est quelqu’un de fiable. Donne-lui sa chance, j’en prends la responsabilité.

 Claude me jaugea du regard quelques instants et se releva brusquement de sa chaise.

 — Ne me dis pas que tu es amoureux d’elle ?

 — N’importe quoi ! me défendis-je d’un air exagérément indigné.

 — Tu ne dois pas laisser tes sentiments altérer ton jugement. Je te signale que ce sont nos vies qui sont en jeu.

 — Je ne ressens rien du tout pour elle, réfutai-je en rougissant. Je pensais juste qu’elle pourrait nous être utile. Elle vient d’être embauchée comme secrétaire particulière du Colonel Schulz ! Imagine un peu toutes les informations qu’elle pourrait nous fournir ! Je ne lui parlerais pas du reste du groupe tant que tu ne m’y autoriseras pas.

 — Et Louis ? S’il la croise, on est morts !

 — Louis est rentré à Paris. Il ne reviendra pas dans le coin avant un bon moment. D’ici là, Éva aura eu le temps de faire ses preuves.

 — Je dois bien admettre qu’un agent double ne serait pas de trop. C’est d’accord, Augustin, mais je vais quand même t’accompagner ce soir pour garder un œil sur elle !

 — Je sais très bien me débrouiller, Claude ! Je n’ai pas besoin d’un chaperon. Si elle te voit, elle risque de se braquer. En cas de problème, je pourrais toujours compter sur l’aide de Marie et Justin.

 — Bon… d’accord, on fait comme ça. C’est bientôt l’heure du couvre-feu, je dois partir, déclara-t-il en regardant sa montre, sois prudent, Augustin.

 Il récupéra son manteau, son béret puis se tourna vers moi.

 — T’es quand même un sacré filou. Tu as réussi à berner Louis, lui qui affirmait que tu ne deviendrais jamais un bon espion… acheva-t-il en ricanant avant de disparaître.

Journal d’Éva, 30 mars 1942

Je suis enfin rentrée de mon dîner avec le colonel. Je n’en pouvais plus de l’entendre parler du poste qu’il a décroché au camp de Dachau. J’ai dû prendre sur moi pour me comporter comme une gentille fille bien élevée, et éviter de provoquer un scandale.

Je me sens épuisée d’avoir joué la comédie. Je me suis allongée sur mon lit pour dormir un peu, mais je n’y arrive pas. Tous les évènements de la journée tournent en boucle dans ma tête.

Je pensais que c’était une bonne idée de demander ma mutation pour venir ici, mais finalement, je n’en suis pas si sûre. Et dire que mon père était fier de moi lorsque j’ai envoyé ma candidature pour remplacer l’assistante du colonel… S’il connaissait mes véritables intentions, je suis certaine qu’il me séquestrerait sans la moindre hésitation.

Je n’aurais jamais imaginé retrouver Augustin aussi facilement. En l’apercevant sur l’avenue, je n’en croyais pas mes yeux. Quand il est entré avec son cousin à la Kommandantur, je l’ai suivi jusqu’au bureau du Colonel Schulz en prétextant avoir du courrier à lui déposer.

Au moment où je suis arrivée en haut de l’escalier, son cousin s’est enfui en courant. J’ai tout de suite compris qu’ils mijotaient quelque chose. En ouvrant la porte, j’ai vu le bout d’une chaussure se faufiler sous le lit. Je ne savais pas trop comment réagir. La situation aurait pu être comique si je n’avais pas été persuadée qu’ils étaient là pour comploter contre nous.

Je l’ai menacé avec mon arme. J’espérais que ça suffirait à le convaincre de renoncer, mais au lieu de ça, il m’a mis sous le nez ces horribles photos… Elles n’ont fait que confirmer les doutes que j’avais depuis quelque temps déjà sur la légitimité du Reich.

Quand le colonel est arrivé, j’ai eu si peur pour Augustin que je l’ai aidé sans réfléchir. Heureusement, le colonel ne s’est pas rendu compte de la supercherie et l’a laissé repartir.

Je ne peux pas m’empêcher de rire en repensant à la tête qu’il a faite juste avant que je ne l’embrasse. Il était tellement gêné, comme s’il s’agissait de son premier baiser ! En parlant de ça, je me demande ce qui m’arrive… Je ne peux plus continuer à me mentir, j’ai des sentiments pour lui…

Ce n’est vraiment pas le bon moment pour tomber amoureuse. Je me sens coupable. Je suis censée être en deuil, mais à la place, je batifole comme une adolescente de quinze ans. Tout se bouscule dans ma tête. Pour une fois, j’ai envie de suivre mon instinct et ne plus obéir aveuglément à mon père. J’en ai assez de l’image de la petite fille modèle qu’il m’impose depuis la mort de maman et de son soutien indéfectible envers le parti.

Après ce que je viens de découvrir, je ne pourrais plus me regarder dans un miroir si je restais les bras croisés, à laisser des innocents souffrir. Il est temps que je me batte pour mes propres valeurs. De toute façon, je n’ai plus rien à perdre et je sens au fond de moi que c’est le meilleur moyen de rendre hommage à Mark.

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