CHAPITRE 30 « Un témoin gênant »

7 minutes de lecture

Troyes, 30 mai 1942

 Grâce à l’aide que Justin nous apportait à l’hôtel, je disposais de plus de temps libre que j’utilisais pour apprendre le métier de mécanicien dans le garage de René.

 Il m’avait tout expliqué sur le fonctionnement d’un véhicule motorisé, et me laissait désormais effectuer mes propres réparations. Ce soir-là, cependant, rien ne se passait comme prévu.

 Allongé sous un camion allemand, j’essayais tant bien que mal de changer le démarreur qui faisait des siennes. La nuit commençait à tomber et je n’y voyais plus grand-chose. Depuis deux bonnes heures, nous tentions vainement de desserrer un boulon complètement rouillé. Fatigué et agacé, je lançais des noms d’oiseaux à tout bout de champ. Je regrettai presque d’avoir convaincu René de travailler pour le compte de la Wehrmacht. Il n’avait pas du tout apprécié l’idée et son père m’avait menacé avec une clef anglaise en me postillonnant au visage.

 — C’est quoi ton problème ? t’es complètement malade ! On ne va pas aider ces enfoirés.

 — Si vous acceptez de réparer leurs véhicules, nous pourrons exagérer le nombre de pièces détachées dont nous avons besoin et récupérer le surplus que nous fournirons au maquis. Nous pourrons aussi saboter les moteurs lorsque ce sera nécessaire.

 Ils avaient finalement trouvé l’idée excellente, et le père de René, beaucoup plus détendu, m’avait invité à dîner.

 Soulagés de pouvoir compter sur un garagiste, les Allemands se bousculaient pour nous passer commande. Nous nous servions régulièrement dans les caisses de munitions et d’armement qu’ils oubliaient, en ne prélevant que de petites quantités pour ne pas éveiller les soupçons.

 — Bon, tu t’en sors ? s’impatienta René

 — Ça y est ! claironnai-je en lui tendant la pièce qui m’avait résisté trop longtemps.

 — C’est pas trop tôt ! Je croyais qu’on allait y passer la nuit ! dit-il en me débarrassant de l’écrou maudit.

 — Si tu veux que ça aille plus vite, fais-le toi-même ! Je pourrais rentrer à l’hôtel et me reposer un peu.

 — Non ! Tu termines ce que tu as commencé. En plus, c’est à cause de toi qu’on est surchargés de travail ! Demain, tu t’occuperas de tester la moto de Louis, je viens de finir sa révision.

 — Louis ? Je ne savais pas qu’il était de retour ! J’espère qu’il passera nous voir, dis-je avec enthousiasme avant de me souvenir que, pour lui, Éva était censée être morte…

 — Il est arrivé hier soir, juste avant le couvre-feu. Il m’a confié sa bécane, mais nous n’avons pas eu le temps de discuter. Il avait l’air malade et de très mauvaise humeur…

 Absorbé dans mes pensées, j’étais préoccupé et ne l'écoutais pas vraiment. Éva, qui avait prévu de rentrer ce soir après avoir assisté à une importante réunion à Dijon, risquait de tomber sur Louis. Il fallait que je lui dise la vérité avant qu’il ne la croise. J’essayai de me persuader que j’avais suffisamment d’arguments pour le convaincre qu’Éva était bel et bien de notre côté.

 J’étais sûr de pouvoir compter sur le soutien de Claude qui avait fini par reconnaître qu’en quelques semaines seulement, elle nous avait fourni plus d’informations que ce que nous récoltions habituellement en deux ou trois mois et que cette collaboration était une excellente idée.

 Pour protéger Éva, Claude avait fait croire au reste du groupe que cette aide inespérée provenait de Thérèse, une amie proche souhaitant garder l’anonymat. Ayant une confiance aveugle en lui, personne n’avait cherché à en savoir plus. Jean lui avait même ordonné de la féliciter pour son « patriotisme ».

 Éva, quant à elle, continuait de dormir à l’hôtel. Elle avait refusé la maison réquisitionnée qu’on lui avait proposée, prétextant officiellement que c’était beaucoup trop loin de la kommandantur. En réalité, elle m’avait avoué se sentir trop mal à l’aise à l’idée de déloger la famille qui y vivait.

 Le matin, elle était l’une des premières à descendre prendre son petit déjeuner, évitant ainsi la compagnie des officiers qui séjournaient à l’hôtel. C’était à la nuit tombée, lorsque tout le monde dormait, que nous nous retrouvions dans le restaurant et qu’elle me communiquait les dernières informations dont elle disposait.

 Même si leur relation s’était fortement améliorée au fil du temps, Claude s’inquiétait de me voir passer des soirées entières avec Éva. J’avais beau lui expliquer que nos conversations demeuraient purement professionnelles, il me répétait chaque jour de rester prudent et de garder mes distances avec elle. Ce n’était pas très compliqué. À mon grand regret, elle esquivait systématiquement les questions concernant sa vie personnelle.

 J’avais du mal à la cerner. Parfois, elle était très expansive, joyeuse et charismatique, mais la plupart du temps, elle semblait triste et taciturne. J’aurais voulu qu’elle me parle de son deuil, qu’elle extériorise sa souffrance, mais plus j’insistais, plus elle se refermait sur elle-même, et les événements de ce samedi soir n’arrangèrent pas les choses…

 — Augustin ! beugla Claude en surgissant dans le garage comme un boulet de canon.

Surpris, je sursautai et me cognai la tête contre le moteur.

 — Augustin ! répéta-t-il.

 — Ça va, je suis là ! maugréai-je en me massant le front avec la paume de ma main couverte de cambouis.

 — Ils vont tuer Éva ! rugit-il en s’accroupissant à côté de moi.

 — Quoi ? m’exclamai-je en m’extirpant maladroitement du camion.

 — Louis est revenu dans le coin et à découvert qu’Éva était vivante, s’égosilla Claude en parlant si vite qu’il avait du mal à reprendre son souffle, il a ordonné à Jean, Jacques et quelques autres personnes de le suivre.

 — Où sont-ils partis ? demandai-je en retirant ma cotte de travail à la hâte, comment sais-tu qu’ils veulent la tuer ?

 — C’est Colette qui m’a prévenue. Elle les a entendu discuter du piège qu’ils comptent tendre à Éva sur la route de Verrières, au niveau du pont du batardeau.

 — Il faut absolument que je les arrête ! protestai-je, complètement affolé en me précipitant vers mon vélo.

 — Tu n’iras pas bien loin avec ça ! Prenez plutôt la moto de Louis, lança René en me donnant un casque, on n’a pas eu encore le temps de la tester, mais c’est la seule solution pour que vous arriviez à temps.

 — Louis va nous massacrer… gémit Claude en soupirant.

 — Vous n’avez pas vraiment le choix. On ne peut pas se permettre de perdre une si bonne espionne...

 — Comment es-tu au courant ? l’interrogeai-je en enfourchant précipitamment la moto.

 — Je ne suis pas idiot. Thérèse est apparue en même temps qu’Éva. Les informations qu’elle nous fournit sont tellement précises qu’elles proviennent forcément d’une des leurs.

 — Tu en as parlé à quelqu’un ? demandai-je en démarrant, Claude s’installant derrière moi.

 — Bien sûr que non ! Elle nous aide et c’est tout ce qui compte. Le reste ne me regarde pas… allez, dépêchez-vous de partir ! cria René en essayant de couvrir le vrombissement du moteur.

 J’avais déjà mis les gaz et m’élançai à vive allure avant d’entendre la fin de sa phrase. Nous roulions si vite que le vent me fouettait le visage. En quelques minutes seulement, j’avais traversé Troyes et rejoignais la départementale.

 — Tu ne devrais pas passer par là ! C’est beaucoup trop fréquenté, on risque de se faire arrêter par les patrouilles ! me prévint Claude en me hurlant à l’oreille.

 — Ne t’en fais pas. Depuis que je travaille au garage, ils ont l’habitude de me voir tester leurs engins !

 Le brouillard qui commençait à dissimuler une grande partie du paysage et le moteur qui semblait proche de la rupture m’obligèrent à ralentir. Claude me tapa sur l’épaule en désignant du doigt les contours du pont qui se dessinaient dans la brume. J’acquiesçai d’un hochement de tête et m'arrêtai sur le bord de la route. N’y voyant pas à plus de dix mètres, je plissai les yeux en essayant d’apercevoir mes camarades, lorsque des phares m’éblouirent.

 Au même moment, plusieurs détonations éclatèrent autour de moi. La voiture fit une embardée et vint percuter le parapet en pierre avant de finir sa course dans la seine.

 — NON ! m’écriai-je, horrifié par le spectacle qui se déroulait devant moi.

 Sans prendre la peine de réfléchir, je dévalai la berge infestée de ronces, en jetant par terre mon casque, mon manteau et mes chaussures, et plongeai dans le fleuve sombre et glacé.

 Guidé par les phares toujours allumés, je nageai le plus vite possible pour rejoindre la voiture.

 Filtrant au travers de la brume, les rayons de la pleine lune éclairèrent le visage d’Éva qui reposait contre le volant. S’engouffrant par les impacts de balles, l’eau envahissait déjà la moitié de l’habitacle.

 Espérant qu’elle soit encore vivante, je frappai de toutes mes forces contre la vitre en l’interpellant, mais elle ne me répondit pas. Je tentai de d’ouvrir la porte, mais le poids de l’eau la bloquait complètement. La voiture s’enfonça doucement dans la vase et, avec l’énergie du désespoir, j’assénai un violent coup de coude dans la vitre qui céda aussitôt.

 La pression s’équilibra et je pus enfin déverrouiller la portière. En attrapant le poignet d’Éva, ma main se posa sur son bracelet qui se mit à briller d’une lueur étrange. Une sensation d’engourdissement me paralysa les muscles du bras et ma tête vacilla…

 — Non ! pas maintenant… suppliai-je avant de m’évanouir.

Annotations

Vous aimez lire ThomasRollinni ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0