CHAPITRE 32 « Une idée lumineuse »

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Boston, 28 juillet 2018

 Désabusé, Augustin s’impatientait devant la dizaine de robes de soirée que sa sœur venait d’essayer. Son téléphone n’avait presque plus de batterie et il avait oublié sa tablette à l’appartement. Il regrettait amèrement d’avoir accepté de suivre Audrey dans cette maudite boutique dédiée aux poules de luxe.

 À chaque fois qu’elle sortait de la cabine d’essayage, il levait la tête avec l’espoir que le supplice prenne fin, mais le troupeau de filles qui l’accompagnait revenait toujours à la charge, en lui dénichant de nouvelles tenues.

 Comprenant qu’il n’était pas près de rentrer chez lui, il capitula et profita de ce moment de « solitude » pour se replonger dans ses réflexions.

 Fermant les yeux pour se concentrer, il rassembla les derniers éléments qu’il avait mis en évidence durant la nuit. Il avait deviné depuis longtemps que le journal d’Éva lui permettait d’être transporté dans les années quarante, mais n’avait jamais trouvé ce qui le renvoyait dans le présent. La veille, en touchant la main d’Éva, son bracelet avait émis la même lueur bleutée que celle émanant du journal, à chaque fois qu’il était sur le point de voyager vers le passé.

 Pendant des heures, il avait ressassé chaque instant ayant précédé ses retours à Boston. Lorsqu’il avait sauvé Éva de l’incendie et que le soldat l’avait frappé, il tenait le bracelet entre ses doigts, et dans la chambre froide, il l’avait effleuré.

 Le bracelet et le journal semblaient donc être les « clefs » ouvrant un portail temporel, ou un vortex menant à un monde parallèle. Cependant, il ne comprenait pas de quelle manière elles s’activaient. Le phénomène s’était toujours produit de nuit, c’était le seul point commun qu’il avait relevé. Il énuméra les dates de chacun de ses voyages, qu’il avait soigneusement noté sur son téléphone :

 En 2018, il était « parti » le 29 mai, le 28 juin, et la veille, le 27 juillet. En 1941 et 1942, le 10 décembre, le 02 mars et le 03 juin.

 À Boston, un mois s’était écoulé entre chaque « départ », mais ce n’était pas le cas en 1941.

 Il avait beau retourner le problème dans tous les sens, le mystère restait entier, et les rires incessants des copines d’Audrey l’empêchaient de réfléchir. Il chercha dans la playlist de son smartphone une chanson qui l’aiderait à s’isoler, mais ce dernier s’éteignit soudainement.

 Dissimulée derrière le rideau, Audrey enfila une énième robe à la demande de ses amies. Elle avait mal dormi et s’était réveillée très tôt, rongée par la culpabilité d’avoir envoyé promener son frère alors qu’il avait besoin de son soutien. Au petit déjeuner, elle avait essayé de mettre le sujet sur la table, mais il avait mis fin à la discussion, prétextant qu’il était fatigué et qu’il n’avait pas envie d’en parler. Depuis, il n’avait presque pas ouvert la bouche, et avait à peine protesté lorsqu’elle l’avait forcé à l’accompagner pour sa journée shopping…

 Elle hésitait à se confier à Lisa. Sa sœur était plutôt directe et n’était pas du genre à prendre des gants pour dire ce qu’elle pensait. Il y avait fort à parier qu’elle se débarrasserait du livre d’Augustin et préviendrait leurs parents, qui enverraient immédiatement son frère dans une clinique spécialisée…

 — Qu’est-ce que tu fous, Audrey ? demanda June en écartant le rideau.

 — J’arrive ! laisse-moi deux secondes, je n’ai pas encore fini de m’habiller, fit Audrey en réajustant ses bretelles.

 Elle tira sur le tissu pour faire disparaître les faux plis, et sortit de la cabine d’essayage en arborant son plus beau sourire de façade.

 Ses copines se mirent à glousser en la complimentant généreusement, puis l’accompagnèrent devant le miroir. Son regard se posa sur la rose qu’elle s’était faite tatouer sur l’avant-bras. Un hommage à son arrière-grand-mère, qui lui avait valu une bonne dispute avec sa mère. Maryse lui manquait, surtout en ce moment. Elle avait toujours compris Augustin mieux que personne, et Audrey était persuadée qu’elle aurait su trouver les mots justes pour le raisonner.

 — Tu as une petite mine, Audrey. Tu es malade ? s’inquiéta Sophia, en la dévisageant.

 — Non… je suis simplement fatiguée. J’ai eu beaucoup de mal à m’endormir cette nuit.

 — Moi aussi ! Je fais des insomnies à chaque fois que c’est la pleine lune…

 — Et tu te transformes en loup-garou ? renchérit June, visiblement satisfaite de sa blague.

 Le crissement des pneus du fauteuil d’Augustin les fit toutes sursauter. Elles eurent à peine le temps de se retourner qu’il avait déjà quitté la boutique.

 — Augustin, attends-moi ! hurla Audrey en enfilant ses baskets.

 Elle ramassa son sac à la volée et se rua à la poursuite de son frère en abandonnant ses amies.

 — Audrey, reviens ! Tu n’as pas payé la robe ! cria June, stupéfaite.

 Elle se tourna vers ses copines qui se contentèrent de hausser les épaules.

 Audrey eut du mal à rattraper Augustin. Le feu passant au rouge, ce dernier fut contraint de s’arrêter et sa sœur en profita pour le rejoindre.

 — Qu’est ce… qui… te prend ? grogna-t-elle, la respiration haletante.

 — Je n’ai plus de batterie sur mon téléphone, je dois rentrer pour vérifier quelque chose !

Boston, 26 août 2018

 Alors que le soleil déclinait, Augustin ouvrit fébrilement le journal d’Éva. S’il avait vu juste, il pourrait la rejoindre ce soir. En rentrant de la boutique, un mois plus tôt, il avait comparé les dates de ses voyages au calendrier lunaire et en avait déduit que la pleine lune activait la magie du journal et du bracelet. Les semaines suivantes, il avait dû dissimuler son excitation et son impatience à Audrey, qui l’avait gardé sous étroite surveillance. Elle avait posé une tonne de questions auxquelles il avait soigneusement évité de répondre. Heureusement, elle ne semblait pas en avoir parlé au reste de la famille.

 Ayant beaucoup de mal à se retrouver seul, il se réfugiait dans sa chambre dès que possible. Il avait consacré la majeure partie de son temps à regarder des tutos sur YouTube pour apprendre les gestes de premiers secours, enchaînant les démonstrations traitant du massage cardiaque. Il avait fini par maîtriser la théorie sur le bout des doigts, mais en voyant la lune pointer le bout de son nez, son pouls s’accéléra. Il n’avait jamais pu pratiquer ces gestes et se demandait si ses connaissances suffiraient. Une pensée encore plus terrifiante lui compressa les entrailles : s’il s’était trompé dans son raisonnement, qui sauverait Éva ?

 Il aperçut alors un faible halo lumineux provenant du livre, et poussa un cri de joie. Il l’ouvrit et lut à voix haute la phrase qui venait d’apparaître…

« L’eau était si froide que j’eus l’impression de ne plus pouvoir respirer… »

Troyes, 30 mai 1942

 L’eau était si froide que j’eus l’impression de ne plus pouvoir respirer. Je tenais encore le poignet d’Éva dans ma main. Sans perdre de temps, je tirai de toutes mes forces sur les manches de sa veste pour la faire sortir de la voiture.

 Appliquant les techniques de sauvetage que j’avais mémorisé, je regagnai difficilement la rive. Agenouillé sur la berge, Claude tendit son bras pour m’aider à hisser Éva sur l’herbe humide.

 Un hématome impressionnant commençait à se former sur son front, mais fort heureusement, elle ne présentait aucune blessure par balle. En l’examinant, je m’aperçus qu’elle ne respirait plus et que son cœur s’était arrêté.

 — Je suis désolé Augustin, elle est morte… murmura Claude avec compassion, il faut qu’on fiche le camp avant que Louis nous tombe dessus !

 — Non ! On peut encore la sauver, l’interrompis-je en déboutonnant la veste d’Éva, fait ce que tu peux pour les retenir, je m’occupe d’elle.

 — Quoi ?

 — On pas le temps de discuter ! vas-y, bordel de merde ! jurai-je en débutant le massage cardiaque.

Claude s’éloigna vers le pont en criant.

 — Du calme, les gars, c’est moi !

 La technique n’était finalement pas très compliquée, mais l’effort à fournir était si intense que j’attrapai vite chaud. Mes muscles étaient en feu et mes bras tremblaient. J’avais l’impression que mon cœur allait exploser dans ma poitrine, mais il était hors de question que j’abandonne.

 Les secondes et les minutes défilaient, mais Éva ne revenait toujours pas à elle. Les larmes qui coulaient sur mes joues me brouillaient la vue. J’étais exténué et commençais à perdre espoir, lorsque je l’entendis tousser et cracher l’eau qui s’était accumulée dans ses poumons.

 Elle ouvrit les yeux et tenta de se redresser, mais elle n’en eut pas la force et s’écroula dans mes bras.

 — Doucement, Éva. Prenez le temps de vous remettre, lui conseillai-je avec douceur, la gorge nouée par l’émotion qui me submergeait.

 Elle était complètement trempée et l’eau dégoulinait de ses cheveux emmêlés. Elle claquait des dents et se frotta les mains pour essayer de se réchauffer. Attendris par sa vulnérabilité, je récupérai mon manteau que j’avais jeté par terre, et le lui passa autour des épaules.

 — Est-ce que vous vous sentez capable de bouger ? Nous ne devrions pas rester ici, ils vont finir par revenir, la prévins-je en scrutant les alentours plongés dans l’obscurité.

 — De quoi parlez-vous ? Qui va revenir ?

 — Mes camarades. Claude est parti faire diversion, mais il ne pourra pas les retenir très longtemps.

 — Ce sont vos amis qui ont fait ça ? Vous m’aviez dit que vous feriez le nécessaire pour ma sécurité ! J’ai failli mourir à cause de votre négligence ! s’indigna-t-elle entre deux toussotements.

 — Je suis vraiment désolé Éva, mais j’igno…

 — Relevez-vous lentement et pas de gestes brusques ! lança quelqu’un derrière moi, dissimulé dans la pénombre.

Des branches craquèrent derrière nous, et la lumière d’une lampe torche m’aveugla.

 — Baissez vos armes, on est dans le même camp je vous signale ! dis-je en me protégeant les yeux avec la paume de ma main.

 — Ça, c’est ce que je croyais ! Tu t’es bien foutu de ma gueule ! Depuis quand travailles-tu avec elle ? m’interrogea Louis avec rancœur.

D’un geste de la main, il fit signe à Jacques et Jean de m’immobiliser.

 — Tu n’as rien compris ! C’est elle qui…

 — Ferme-la, m’interrompit-il en m’attrapant par la gorge.

Il se retourna et tira brutalement le bras d’Éva pour la forcer à se relever, mais elle lui cracha à la figure.

 — Ne me touchez pas ! rugit-elle en essayant de s’enfuir.

 Jacques me lâcha et se précipita vers elle, puis lui donna un coup de crosse dans le ventre. Le souffle coupé, ses genoux se dérobèrent et elle retomba par terre.

 — Sale boche, tu vas payer pour ça ! aboya Louis, furieux, en s’approchant d’elle d’un air menaçant.

 Fou de rage, je me tortillai dans tous les sens pour tenter de me libérer, mais Jean passa son bras autour de mon cou. Il resserra son étreinte jusqu’à ce que le manque d’air m’oblige à me calmer.

 — Tiens-toi tranquille, Augustin ! Si tu ne me laisses pas le choix, je n’hésiterai pas…

 Complètement impuissant, je dus me résoudre à rester spectateur de cette injustice. Louis leva son pistolet et se prépara à tirer.

 — Arrête ! s’écria Claude en surgissant des fourrés à toute vitesse. Dans son élan, il percuta Louis.

 — Qu’est-ce qui te prend ? lui demanda ce dernier, en le poussant à son tour.

 — Elle est des nôtres, affirma Claude en s’interposant entre Louis et Éva.

 — Des nôtres ? répéta Louis, consterné, tu dérailles complètement…

 — C’est elle, Thérèse ! C’est ce que je comptais t’annoncer tout à l’heure, avant que les autres ne me tombent dessus ! Heureusement qu’ils sont moins butés que toi et qu’ils m’ont écouté.

Estomaqué, Louis pointa son doigt vers Éva.

 — Tu veux dire que c’est cette Allemande qui nous aide depuis des semaines ?

 — Oui, tu as failli assassiner notre meilleure informatrice, répondit Claude en reprenant son souffle.

 — C’est complètement insensé… dégage, Claude ! Il faut que je lui parle.

 — Promets-moi d’abord de ne pas lui faire de mal !

 — Je ne te dois rien. Je l’interrogerai avec ou sans ton approbation, alors laisse moi passer ! exigea-t-il froidement en l’écartant d’un geste de la main.

 Il s’accroupit devant Éva qui avait replié ses jambes vers elle et s’agrippait nerveusement au col de la veste que je lui avais prêté.

 — Regardez-moi ! lui ordonna-t-il.

Elle redressa la tête et le dévisagea avec tout le mépris dont elle était capable.

 — Vous avez peut-être réussi à manipuler ces deux bouseux, mais je serais beaucoup moins facile à convaincre qu’eux. Il est inconcevable qu’une Allemande aussi célèbre que vous prenne le risque de rejoindre la résistance française…

 — Et pourtant, c’est le cas ! Avec toutes les informations que je vous ai apportées, je pense avoir prouvé que j’étais digne de confiance.

 — Vous pourriez très bien faire semblant de nous aider pour jouer double jeu et nous espionner. Beaucoup de mes proches sont morts, assassinés par des gens de votre espèce, répliqua Louis avec dédain.

 — Il n’y a pas que vous qui avez perdu quelqu’un de cher, Monsieur Hentrak, dit-elle d’un ton glacial, en appuyant exagérément chaque syllabe de son nom de famille.

 Pour la première fois depuis que je le connaissais, j’eus l’impression que Louis avait peur. Les traits de son visage s’affaissèrent et ses pupilles se dilatèrent légèrement. Une fraction de seconde plus tard, néanmoins, il reprit contenance et son regard se durcit à nouveau. Il s’apprêta à ouvrir la bouche pour répondre, mais Éva ne lui en laissa pas le temps.

 — Vous ne vous êtes pas demandé pourquoi la Gestapo vous a relâché si facilement lors de votre interrogatoire en avril ? Ils vous surveillaient depuis un bon moment…

 — Vous n’allez quand même pas avoir le culot de me dire que je vous dois ma liberté ? ricana Louis d’un air mauvais.

 — Lorsque vous vous êtes fait arrêter, j’étais chargée de traiter votre dossier et de l’acheminer jusqu’à Dijon. Je vous ai reconnu grâce aux photos qu’il contenait et j’ai intercepté tout ce qu’il y avait de compromettant vous concernant. Avez-vous idée du danger auquel je me suis exposée pour vous sauver ? Apparemment, j’aurai mieux fait de vous laisser croupir en prison…

 — Quoi ? s’étrangla-t-il, surpris, avant d’afficher une moue dubitative, et je dois vous croire sur parole ? Qu’avez-vous fait des documents ?

 — Je les ai mis en sécurité. Surtout ne prenez pas la peine de me remercier ! répondit-elle sèchement avant d’ajouter, si j’accepte de vous les donner, cela sera-t-il suffisant pour gagner votre confiance ?

 — Ça pourrait être un bon début… marmonna Louis en rangeant son arme, passez par l’intermédiaire d’Augustin, il me les transmettra dès que possible.

 — Si j’étais vous, je les récupérerais en mains propres. Monsieur Augun n’est pas un modèle de fiabilité… lança-t-elle en m’adressant un regard noir.

 — Effectivement, renchérit Louis en se tournant vers moi, lâche le Jean ! Augustin me doit des explications…

 Il m’agrippa par le bras et me tira sans ménagement à l’écart du groupe.

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