chapitre 34  Guerre froide (Repris)

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 Malgré son bras en écharpe et ses escarpins, Éva marchait si vite que j’avais du mal à la suivre. La tête haute, les lèvres pincées, elle traversa le bâtiment à toute allure en faisant claquer ses talons sur le sol.

 Elle poussa du pied la porte de service, puis rejoignit le parking où s'alignaient plusieurs véhicules de la Wehrmacht. À l'extérieur, elle se retourna et s’arrêta si brusquement que je manquai presque de la percuter.

 — Allez chercher les clefs, m’ordonna-t-elle d'un ton sec.

 — Les clefs ?

 — Vous comptez m’emmener à Dijon en me portant sur vos épaules ? Débrouillez-vous avec le logisticien et trouvez-moi une voiture.

 Elle s’adossa contre le mur d’enceinte, raide comme un piquet, puis croisa les jambes. Irrité par sa condescendance, je traînai des pieds jusqu'au petit local en briques rouges accolé à la Kommandantur.

 À l’intérieur, le sergent Krauss était attablé devant un café fumant.

 — Qu’est-ce que tu veux, Augustin ? me demanda-t-il en haussant les sourcils. Je n’ai rien à faire réparer aujourd’hui.

 — Je ne suis pas là pour le garage. La madame qui est dehors a besoin d’une voiture.

Il se leva de son fauteuil et jeta un coup d’œil par l’unique et minuscule fenêtre donnant sur l’extérieur.

 — C’est une blague ! s’exclama-t-il avec dédain, la dernière que je lui ai assignée a terminé dans la Seine. Pas question que je lui en confie une autre !

 — C’est le patron qui l’a dit, fis-je en souriant bêtement.

 — Le Colonel, Augustin… Je te le répète à chaque fois. Les femmes ne devraient pas avoir le droit de conduire, ce sont de vrais dangers publics.

 — C’est moi qui vais conduire, l'informai-je en me tapotant la poitrine du plat de la main.

 — Je ne suis pas sûr que ce soit mieux… soupira-t-il en ouvrant à contrecœur une petite armoire en métal.

Il me lança un trousseau que je laissai volontairement tomber par terre.

 — Quel idiot…marmonna-t-il alors que je me penchais pour ramasser les clefs. C’est la Volkswagen immatriculée CLB 425, je suis persuadé qu’elle plaira à mademoiselle Kaltenbrun…

 En quittant la pièce, je le vis se frotter les mains et arborer un sourire satisfait. Je traversai la cour avec la désagréable impression qu’il s’était payé ma tête. Mes soupçons se confirmèrent en constatant l’état de l’épave qu’il m’avait attribuée.

 Il s’agissait du modèle 82 Kübelwagen, dite « voiture baquet », que l’on retrouvait dans plusieurs films historiques célèbres. Celle que j’avais en face de moi semblait plutôt provenir de « Mad Max ». La carrosserie était criblée de balles, couverte de rouille et les portières avaient disparues. La banquette arrière était éventrée, mais par chance, le siège du conducteur avait été épargné.

 — Vous vous moquez de moi ? On ne peut vraiment rien vous demander ! Donnez-moi les clefs, je vais m’en occuper moi-même, fulmina Éva en m'arrachant le trousseau des mains.

Elle s’éloigna à grandes enjambées vers la casemate. Elle ne prit même pas la peine de frapper et entra à l'intérieur du bâtiment sans y avoir été invitée.

  Cinq minutes plus tard, elle me rejoignit en m’agitant de nouvelles clefs sous le nez.

 — Voilà ! Ce n’était pas si compliqué. Il ne m’a fallu que quelques secondes pour le faire céder. maintenant suivez-moi, nous avons déjà perdu trop de temps.

 Je lui emboîtai le pas en soupirant. J’étais partagé entre l’exaspération et la fascination qu’elle m’inspirait. J’admirais sa capacité à tenir tête aux hommes et à obtenir systématiquement ce qu’elle désirait, mais j’en avais assez de devoir supporter son sale caractère et ses sautes d’humeur. Elle me rappelait un peu ma sœur Lisa dans sa jeunesse. Entre ses dix-huit et vingt ans, elle s’était rebellée et passait son temps à défier l'autorité en envoyant promener tout le monde. Une nuit, elle avait fugué pour suivre ses copains douteux dans un squat délabré de Dorchester. James, le majordome et garde du corps de la famille, l’avait ramené de force à la maison. Impuissants devant cette crise existentielle, mes parents avaient exigé qu'elle parte en pension chez Maryse et Justin. Quelques semaines plus tard, elle était revenue transformée et avait repris ses études. Elle avait beaucoup travaillé pour devenir directrice d’une des plus grandes entreprises pharmaceutiques du Massachusetts. Si j’avais eu la sagesse et la pédagogie de mes arrière-grands-parents, j’aurais peut-être trouvé les mots justes pour calmer la colère d’Éva.

 Cette dernière ouvrit la porte d’une Citroën traction, jeta son sac sur la banquette arrière et s’assit côté passager. Je m'installai au volant de la voiture. Je ne pus m’empêcher de contempler cette pièce de collection qui m’avait fait rêver quand j’étais plus jeune. Depuis que j’avais commencé à travailler au garage de René, je n’avais jamais eu l’occasion d’en conduire une. Du bout des doigts, je caressai avec douceur le tableau de bord lorsqu’Éva se racla la gorge et me lança un regard féroce.

 J’allumai le contact en la maudissant de m’avoir gâché cet instant, enclenchai la première et sortis du parking. Je m'apprêtai à m'engager sur la route mais relâchai trop vite l’embrayage. Le moteur brouta puis s'arrêta.

 — Bravo ! Deux minutes avant de caler, c’est un exploit ! Êtes-vous sûr de savoir conduire ?

J'ignorai cette nouvelle attaque gratuite, redémarrai et pris la direction de Dijon.

 Les kilomètres s’enchaînèrent dans un silence quasi total. Éva regardait obstinément le paysage qui défilait. Les seuls mots qui s'échappèrent de sa bouche furent : « Vous ne pourriez pas accélérer ? » et « nous ne sommes pas près d’arriver ». Je réfléchissais à la meilleure façon de désamorcer cette situation pesante, lorsqu’une charrette déboula devant moi à la sortie d’un virage. J’écrasai la pédale de frein, fit une embardée et frôlai deux cyclistes qui m’injurièrent en levant les bras au ciel.

 — Vous ne pouvez pas faire attention ? hurla Éva en se cramponnant au siège. C’est la troisième fois que vous tentez de m’assassiner ! Tirez-moi donc une balle dans la tête, ce sera plus rapide et plus efficace !

 — Ça suffit, j’en ai assez ! m’exclamai-je à bout de nerfs.

Je bifurquai sur un petit chemin en terre et roulai quelques mètres avant de me garer sur le bas-côté.

 — Qu’est-ce que vous faites ? Nous allons être en retard.

 — Je ne repartirai pas tant que nous n’aurons pas mis les choses au clair. J’en ai marre que vous me traitiez comme votre larbin ! protestai-je en coupant le contact.

 — C’est vous qui avez insisté pour être mon chauffeur. Je n’ai aucun compte à vous rendre.

 — Si vous refusez de parler, vous allez m’écouter ! Je suis désolé de vous avoir mise en danger, mais je n’avais pas le choix. Vous vouliez absolument rejoindre la résistance, mais…

 — Donc c’est de ma faute si j’ai failli mourir, me coupa Éva d'une voix sarcastique.

 Je sortis de la voiture et lâchai un juron sonore. Quelques corbeaux effrayés s’envolèrent en croassant.

 Je m’adossai contre le pare choc, me massai les tempes et inspirai profondément. Cette femme avait le don de pousser les gens à bout.

 — Vous me ferez signe quand vous aurez terminé votre petite crise d’hystérie, renchérit Éva.

 Je contournai le véhicule et ouvris la portière côté passager en manquant presque de l’arracher.

 — Sortez ! lui ordonnai-je en la tirant par le bras.

 — Il n’en est pas question ! Si vous voulez vous débarrasser de moi, je ne vous rendrai pas la tâche facile !

 — Vous êtes épuisante, marmonnai-je en la relâchant. Vous vous comportez comme une peste ! Nous avons un travail à accomplir. De nombreuses vies sont en jeu, alors, même si vous me détestez, essayez de faire semblant de me supporter.

 — Je ne vous déteste pas, articula-t-elle sur un ton qui sous-entendait le contraire. Vous m’aviez promis de faire le nécessaire pour me protéger de vos camarades, mais vous n’avez pas tenu parole !

 — Je m’excuse Éva, rien ne s’est passé comme prévu. Louis n’était pas censé revenir à Troyes avant plusieurs mois. Personne ne m’a prévenu. Quand j'ai appris son retour, il était déjà trop tard. Je comprends que vous soyez contrariée, mais j’ai été dépassé par la situation.

 — Mais c’est exactement ça, le problème ! s’emporta-t-elle. Vous ne réfléchissez jamais avant d’agir ! Vous êtes désinvolte, imprudent, impulsif. Vous prenez des risques inconsidérés et en faites prendre aux autres par la même occasion. Vous avez l’impression que tout est réversible, mais c’est faux ! La moindre erreur peut coûter la vie à vos proches. Vous pensez peut-être pouvoir narguer et manipuler les nazis comme bon vous semble, mais vous ne serez jamais de taille face à eux. Si vous voulez survivre à cette guerre, il va falloir grandir un peu !

 Je restai cloué sur place. Elle avait raison. À Boston, j’avais grandi en toute sécurité, dorloté et protégé par ma famille. Avec ma vision scolaire et théorique de l’Histoire, je n’avais toujours pas saisi que la réalité était très différente de ce qu’on m’avait enseigné. Je fonçai en permanence tête baissée, sans réfléchir aux conséquences de mes actes.

 — Je voulais juste bien faire…

 — Je le sais, mais ce n’est pas suffisant ! Vous attendiez sûrement que je vous remercie de m’avoir sauvé la vie, mais n’oubliez pas que vous êtes en parti responsable de ce qui m’est arrivé.

 — Je suis navré… Je ne voulais pas vous causer d'ennuis.

 Elle m'examina un court instant en soupirant, puis son visage se radoucit.

 — Vous ressemblez beaucoup à mon petit frère. Vous êtes sensible et vous avez un grand cœur. Votre innocence vous portera préjudice...

 — Votre frère ? Je ne l’ai jamais rencontré, j’imagine que vous ne devez pas le voir souvent.

 — Je préfèrerai éviter de parler de lui, murmura Éva avec tristesse. Nous devrions reprendre la route, Augustin.

 — Augustin ? Dois-je en conclure que je suis de nouveau autorisé à vous appeler par votre prénom ?

 — Puisque je dois subir votre compagnie, j’accepte de faire quelques concessions, répondit-elle en se retenant de rire.

 — Puis-je espérer que, dorénavant, vous éviterez de me sauter à la gorge chaque fois que j’ouvrirai la bouche ?

 — Je ne peux rien vous promettre. J'ai conscience de ne pas toujours être facile à vivre, mais si je cesse d’être le bouc émissaire de vos amis, j’essayerai de m’améliorer.

 — J’y veillerai, la rassurai-je en regagnant ma place.

 — Augustin ? ajouta-t-elle d'un ton hésitant. Pourriez-vous tailler votre barbe ? Elle vous donne un aspect négligé et je trouve ça dommage. Vous êtes un bel homme.

Une bouffée de chaleur m'envahit aussitôt. Le teint cramoisi, je me hâtai de détourner le regard et lui répondit en bafouillant.

 — C’est-à-dire que… j’ai peur d’utiliser le coupe-choux…

 Lorsque nous étions enfants, Audrey s’était faufilée en douce dans la chambre de Lisa pour lui subtiliser le dernier film d’horreur qu’elle s’était acheté. Nous l’avions regardé en cachette. Les images du barbier fou qui tranchait les gorges de ses victimes et récupérait leurs corps pour en cuisiner des tourtes à la viande m’avaient hanté pendant des mois.

 — Le coupe-choux ? Qu’est ce que c’est que ça ?

 — C’est une lame de rasoir très longue et très aiguisée, précisai-je en écartant les index exagérément. Claude m’a expliqué qu’il s’entaillait la peau chaque fois qu’il s’en servait. Il m’a conseillé de faire très attention quand j’utilisai ce truc si je ne voulais pas me vider de mon sang.

 — Il s’est bien moqué de vous, s’esclaffa Éva. À ma connaissance, personne n’est jamais mort de cette manière. Rassurez-vous, demain, votre problème sera réglé.

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