CHAPITRE 40 «  Une mission explosive »

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Campagne de Troyes, nuit du 1 au 2 juillet 1942

 — La voie est libre les gars, allez-y ! nous chuchota René en scrutant les alentours.

 Le visage ruisselant de pluie, les vêtements trempés, je tirai Justin par le bras et suivais Claude qui se frayait un chemin avec sa lampe de poche.

 — Évitez de vous prendre les pieds dans les traverses, nous prévint-il en éclairant le sol.

 Dans un silence de mort, rompu de temps à autre par les hululements d’une chouette et le bruit des gouttes qui martelaient le ballast, je m’agenouillai sur la ligne de chemin de fer en sortant mon matériel de mon sac.

 — Deux charges devraient suffire pour faire dérailler le train, me précisa Claude à voix basse.

 — Je n’ai pas besoin de tes conseils. Ce n’est pas la première fois que je pose des explosifs, rétorquai-je d’un ton sec.

 — C’est bon, Augustin. Je me suis déjà excusé, alors arrête de faire la gueule.

Sans prendre la peine de lui répondre, je plaçais sur l’âme du rail les deux bâtons de dynamite qu’il me tendait.

 — Justin, tu peux me passer le détonateur ?

Après avoir fouillé dans ma sacoche, il me donna une longue tige de métal reliée à un câble noir.

 — Tu es sûr qu’on ne risque rien ? m’interrogea-t-il avec inquiétude alors que je fixai le système de mise à feu sur la bande de roulement.

 — Mais oui, je t’ai déjà expliqué que ça ne peut pas nous péter à la figure. Il faut que les roues du train passent sur les deux capteurs pour produire l’impulsion électrique et déclencher une explosion.

 — Nous devrions peut-être nous dépêcher avant qu’une patrouille ne nous tombe dessus, murmura Justin en enfouissant à la hâte les outils dans le sac.

 — Ne t’inquiète pas, vu la météo, les boches préféreront rester à la caserne, le rassura Claude. Je crois qu’Augustin a terminé, on va pouvoir lever le camp.

 Une fois notre méfait accompli, nous quittâmes la zone en direction du maquis en coupant à travers champ pour éviter de nous faire repérer.

 — Je ne comprends pas pourquoi on se donne tant de mal. Les allemands auront fini de tout réparer dans quelques semaines, marmonna Justin en enjambant une clôture en bois.

 — À mon avis, ça prendra beaucoup plus de temps, lui répondit René. Mon oncle est contremaître à la SNCF. Il m’a raconté que les cheminots sont devenus les champions du retard organisé. Depuis le début de la guerre, ils s’arrangent pour qu’une simple avarie soit traitée comme une urgence. Il y a deux semaines, ils ont paralysé le trafic ferroviaire pendant des jours en prétextant que toutes les ampoules des ateliers s’étaient « volatilisées » et que les conditions pour travailler en toute sécurité n’étaient pas réunies. Pendant ce temps, les marchandises restent bloquées en France et les usines allemandes sont au point mort.

 Sur le chemin du retour, le déluge se calma enfin et fut remplacé par une légère bruine. D’humeur maussade, j’avançais seul en tête de file, à une vingtaine de mètres de mes camarades. Tandis qu’ils continuaient à discuter de tous les faits d’armes récents de la résistance et des dernières nouvelles communiquées par Radio Londres, je bifurquai sur le sentier menant vers la forêt.

 — Augustin ! m’interpella Claude. Tu prends la mauvaise direction ! Le maquis, c’est de l’autre côté.

 — Ah, oui, grommelai-je en revenant sur mes pas.

 — Tu n’as pas décroché un mot de la soirée. Tu vas bouder encore longtemps ?

 — Tu n’as rien compris, Claude, objecta Justin. Il est déprimé parce que sa blonde est partie avec le Capitaine…

 — Je t’ai déjà dit d’arrêter de l’appeler comme ça ! le coupai-je en faisant volte-face. Elle est rentrée à Berlin pour régler une affaire urgente, mais elle sera de retour la semaine prochaine.

 — Ce n’est pas la peine de t’énerver. Je pense que tu ne devrais pas trop t’attacher à elle, me conseilla Justin en réajustant les bretelles de son pantalon. L’autre jour, au restaurant, j’ai surpris une conversation entre deux officiers. Ils disaient que le père d’Éva était très haut placé et qu’il faisait peur à tout le monde. Il ne supportera jamais que sa fille fréquente un français gagnant à peine de quoi survivre.

 — Qu’est-ce que tu racontes ? Je croyais que tu ne parlais pas allemand ?

 — Tu ne seras jamais à la hauteur de ses espérances, renchérit Justin en éludant ma question. C’est une chanteuse célèbre, elle a toujours vécu dans le luxe. Elle n’acceptera pas de s'installer au fin fond de la campagne juste pour tes beaux yeux. J’en ai connu des femmes comme ça, ce sont toutes les mêmes, il n’y a que l’argent qui compte.

 — Tu vas trop loin, Justin, intervint Claude avec véhémence. Ce n’est pas parce que la fille du banquier a refusé tes avances que tu dois te venger sur les autres.

 Justin eut un mouvement de recul comme s’il venait de recevoir une gifle. Les lèvres retroussées, il examina la nuque de Claude d’un air mauvais qui ne lui ressemblait pas.

 — Je me fiche complètement de cette fille ! Je disais ça pour éviter qu’Augustin se méprenne sur les intentions d’Éva. Contrairement à toi, j’essaye d’agir pour son bien…

 — Augustin est assez grand pour prendre ses propres décisions ! Tu passes ton temps à juger les autres alors que tu es loin d’être parfait.

 — Taisez-vous ! les interrompit René en haussant le ton. Si vous continuez à vous chamailler comme un vieux couple, on va finir par se faire repérer.

 L’ambiance glaciale qui régnait désormais au sein du groupe persista tout le reste du trajet. Les mains dans les poches, Justin s’était éloigné et lambinait derrière nous en fixant le bout de ses chaussures. Claude, quant à lui, ouvrait la marche et regardait droit devant lui sans prononcer un mot.

 Les paroles de Justin résonnaient dans ma tête. Même si je n’appréciai pas la façon dont il parlait d’Éva, j’étais touché par sa volonté de me préserver. C’était la première marque de considération qu’il me portait depuis plus de six mois. Je ne pouvais pas lui en vouloir de s’inquiéter pour moi alors que j’avais fait tout mon possible pour obtenir sa confiance et son affection.

Des sifflements étouffés retentirent à l’approche du camp.

 — C’est le signal, fit René en sifflant à son tour.

 La silhouette massive de Jean émergea alors d’un buisson. Il s’approcha de nous, un fusil à la main.

 — On ne vous attendait plus, je pensais que vous vous étiez perdu. Vous tombez bien, les alliés ont largué un conteneur rempli d’armes et de provisions. Nous avons gardé le parachute pour la robe de Colette, mais nous aurions bien besoin de bras supplémentaires pour tout ranger !

 — Et voilà, c’était la dernière, annonçai-je à Justin une heure plus tard, en l’aidant à ranger une caisse en bois sur une étagère de l’armurerie.

 — On a fait du bon boulot ! nous félicita-t-il en me touchant l’épaule. Allez viens, Jean nous à préparé du civet de sanglier pour…

  La fin de sa phrase se perdit dans le tourbillon de bruits, de voix étouffées et d’images qui grouillaient dans ma tête.  Comme la fois précédente, les visages se diluaient, devenaient indistincts. Les contours des objets, des bâtiments et des silhouettes étaient indéfinissables et les couleurs se mélangeaient entre elles. J’avais la sensation d’être happé malgré moi par l’un des tableaux d’Edvard Munch.

La clochette sonna lorsqu’une vieille dame entra dans l’épicerie. Elle s’approcha du comptoir en réclamant une boîte de conserve de poisson.

— Madame Girard, comme je vous le répète depuis deux semaines, nous sommes en rupture de stock. À cause de la guerre, le fournisseur ne peut plus nous approvisionner.

Elle clopina jusqu'à la sortie en ronchonnant et manqua de se prendre la porte qui s’ouvrit à la volée. Elle injuria copieusement Philippe avant de partir, mais celui-ci ne lui accorda pas un regard.

Les joues écarlates, le souffle court, il traversa la boutique à grandes enjambées.

— Il faut que tu viennes tout de suite ! Il y a un soldat qui malmène Paulette…

Je me vis jeter mon tablier, contourner le comptoir au pas de course et me ruer à l’extérieur.

Sur le trottoir, un officier allemand tentait d’embrasser une jeune femme contre sa volonté.

— Lâchez-la, m’entendis-je ordonner au soldat. Philippe, va chercher papa.

— De quoi tu te mêles, le français ?

— Laissez ma femme partir… grondai-je en me voyant poser une main sur l’avant-bras de l’officier.

D’un geste vif, il se retourna et me décocha un coup de poing dans la mâchoire.

— T’es vraiment aussi bête que ton frère, ajouta l’officier en sortant de son étui le même luger à crosse blanche que j’avais aperçus dans ma précédente vision.

Il y eut un déclic… Puis deux détonations.

 — Augustin ? Il y a quelque chose qui ne va pas ? me demanda Justin en haussant les sourcils.

 — Non… Je suis juste un peu fatigué.

 — Nous ferions mieux de rejoindre les autres avant que les jumeaux aient tout englouti !

 Le repas que Jean nous avait concocté aurait pu être un festin mémorable si je n’avais pas eu la tête ailleurs. J’avais à peine touché à mon assiette et malmenai ce pauvre morceau de sanglier avec le bout de ma fourchette.

 J’enrageai de ne pas connaître le dénouement de cette nouvelle « vague » de souvenirs. Quelques secondes de plus m’auraient permis d’identifier le tireur, ou peut-être d’apercevoir le nom d’une rue ou d’une enseigne. J’étais convaincu qu’en résolvant cette énigme, je pourrais enfin comprendre ce qui avait poussé mon arrière-grand-père à m’envoyer ici.

 Pendant des semaines, j’avais volontairement effleuré la main et l’épaule de Justin pour essayer d’en découvrir davantage, mais les rares fois où ce phénomène s’était reproduit, je n’avais assisté qu’à des évènements sans intérêt qui ne m’avaient apporté aucune réponse. J’étais persuadé que ces visions avaient un lien avec Justin, mais j’ignorai toujours lequel. Je ne disposais que de quelques bribes d’informations sur sa jeunesse et il refusait toujours d’aborder le sujet.

 J’avais donc décidé d’enquêter auprès de Marie. Elle avait appris la mort de son frère et de sa belle-sœur un an plus tôt, lorsque Justin, désormais orphelin, s’était présenté à l’accueil de l’hôtel. Elle m’avait confié s’être disputée avec son frère, Joseph, une quinzaine d'années auparavant, sans entrer dans les détails. Peu de temps après, Joseph, sa femme et son fils unique, Justin, âgé de cinq ans, avaient quitté Troyes et Marie n’avait plus jamais entendu parler d’eux.

 Dans mes « flashs », j’avais l’impression que Philippe et son frère avaient à peu près le même âge. Si c’était le cas, ma théorie selon laquelle ces souvenirs appartenaient à Justin s’effondrait.

 J’étais donc revenu au point de départ. La seule solution qui s’offrait à moi, c’était d’interroger Justin lui-même.

 — Tu n’as plus faim ? s’enquit René, les yeux rivés sur mon assiette.

 — Non, vas-y, fais-toi plaisir, répondis-je en me levant. Justin, tu ne voudrais pas faire une partie d’échecs avec moi ?

 — D’accord, mais je prends les blancs !

 Nous nous installâmes à côté de Claude. Avachi sur la table, il piquait du nez pendant que Colette énumérait la liste interminable des préparatifs de leur mariage et se désolait de ne pas encore avoir trouvé de robe pour l’évènement.

 — Je n’arriverai jamais à comprendre pourquoi les femmes se mettent dans tous leurs états pour un bout de tissu, me souffla Justin en avançant un pion.

 — C’est normal, elle a envie que tout soit parfait. Et toi, tu as déjà été fiancé ? lançai-je d’un air dégagé.

 — Non, pourquoi tu me demandes ça ?

 — Par simple curiosité, répliquai-je en sortant mon fou. Au fait, Justin…Qui est Philippe ?

Il sursauta et renversa quelques pièces du plateau. Après les avoir replacées, il leva les yeux vers moi et m’examina un court instant.

 — Je ne vois pas de qui tu parles...

 — Tu es sûr? Il y a quelques mois, je t’ai raccompagné à ta chambre parce que tu avais trop bu. Tu m’as remercié et m’as ensuite appelé Philippe, mentis-je en capturant son cavalier.

 — Tu as dû mal comprendre ! Arrête de poser des questions et concentre-toi, sinon tu vas encore perdre.

  Contrairement à son habitude, Justin enchaîna les erreurs d’inattention tout au long de la partie. Vingt minutes plus tard, je faisais échec et mat et remportai ma première victoire contre lui. Je n’avais plus aucun doute. Justin savait qui était Philippe et j’étais sûr qu’il l’avait déjà rencontré.

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