CHAPITRE 42 « L’opéra »

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 Le majordome nous guida jusqu’au salon d’une immense suite qui aurait pu facilement contenir le premier étage de l’hôtel de Marie.

 Le bagagiste qui l’accompagnait pénétra dans une chambre avec nos bagages. Lorsqu’il souleva la malle d’Éva pour la déposer sur le coffre au pied du lit, j’esquissai un sourire satisfait en le voyant grimacer. Je n’étais pas le seul à en baver avec cette fichue valise.

 — Si vous avez besoin de quoi que ce soit, nous sommes à votre disposition, conclut le majordome en quittant la pièce.

 — Je crois qu’il y a un malentendu... tentai-je de contester.

Mais Éva ferma la porte et me tira par le bras.

 — Attendez ! Qu’est-ce que vous faites ? Où est ma chambre ?

 — L’hôtel était complet ! Il ne restait plus que cette suite, m’annonça Éva qui commençait déjà à sortir ses affaires.

 — Mais… il n’y a qu’un seul lit !

 — Ne vous inquiétez pas, nous ne nous marcherons pas dessus, il est immense.

 — Vous voulez dire que nous allons passer la nuit ensemble ? baragouinai-je, le teint écarlate.

 — Ça ne vous a pas gêné la semaine dernière ! Arrêtez un peu de faire votre mijaurée, Augustin. Ce ne sera que pour dormir… Si ça vous dérange tellement, vous pourrez toujours utiliser le divan, il est très confortable.

Elle attrapa quelques vêtements, son vanity et s’enferma dans la salle de bain.

 En attendant qu’elle termine de prendre sa douche, je me vautrai sur l’élégant canapé style Empire et laissai ma tête reposer sur le dossier. J’observai ma montre ; il était déjà dix-sept heures trente. Je ne réalisai toujours pas que j’allais passer la soirée avec celle qui occupait chacune de mes pensées.

 Mon cerveau semblait m’avoir abandonné. Des centaines d’idées contradictoires fusaient dans mon esprit. Je n’arrivais même plus à réfléchir. J’avais du mal à comprendre où j’étais, ce que je faisais là et je mourrai de chaud. Les jambes flageolantes, je me redressai et m’approchai de la fenêtre que j’ouvrai en grand. Un agréable courant d’air frais me caressa le visage et mes méninges se remirent à fonctionner.

 Éva avait passé la journée à jouer avec mes nerfs. Essayait-elle de me pousser dans mes retranchements pour que je lui avoue mes sentiments ? Je n’avais aucune expérience avec les femmes. J’ignorai ce que j’étais censé lui dire, de quelle manière me comporter et je n’avais aucune certitude quant à ses intentions à mon égard. Je me trompais peut-être sur toute la ligne… Après tout, il y avait peu de chances qu’une femme comme elle s’intéresse à moi… Même Hans n’avait pas réussi à la séduire, alors comment pourrais-je trouver grâce à ses yeux ?

 — Je suis prête ! claironna Éva en sortant de la salle de bain sous un nuage de vapeur d’eau.

 Lorsqu’elle franchit le seuil de la porte, mes entrailles m’abandonnèrent à leur tour. Perchée sur des talons aiguilles vertigineux, elle avait enfilé une somptueuse robe bleu nuit légèrement échancrée qui laissait entrevoir le galbe de ses jambes. Ses longues boucles blondes dissimulaient le haut de ses épaules et un collier en perles scintillait au-dessus de sa poitrine.

 — Pourquoi me regardez-vous comme ça ? m’apostropha-t-elle d’un air faussement innocent. J’ai quelque chose sur la figure ?

 — Non… C’est juste que… Je vous trouve magnifique.

 Elle m’adressa un large sourire, puis me libéra la place pour que je puisse faire un brin de toilette à mon tour.

 — Je suis désolé Éva, je n’ai pas prévu de tenue pour la soirée… déclarai-je vingt minutes plus tard.

 — Je m’en doutai… soupira-t-elle en fouillant dans sa valise. Je ne connaissais pas votre taille, donc j’en ai acheté plusieurs !

Elle déplia avec soin plusieurs smokings qu’elle positionna à tour de rôle sur ma poitrine.

 — Celui-ci fera parfaitement ressortir la couleur de vos yeux ! me certifia-t-elle après m’avoir longuement examiné. Dépêchez-vous d’aller vous changer, je suis affamée.

*

* *

 Je me rappellerai toute ma vie de la tenue qu’Éva portait ce soir-là, mais j’étais incapable de me souvenir de ce que j’avais mangé. Nous avions vidé une bonne bouteille de vin lorsque le serveur nous apporta la carte des desserts.

 — Je ne vous ai jamais demandé si vous aimiez l’opéra, Augustin ? m’interrogea Éva en jetant un coup d’œil à la carte.

 — En fait, je n’ai jamais eu l’occasion d’en voir un.

 — Vous plaisantez ? C’est une expérience inoubliable, me confia-t-elle en regardant sa montre. J’ai lu dans le journal qu’ils jouaient la Traviata ce soir au palais Garnier à partir de dix-neuf heures. Nous serons un peu retard, mais ça ne devrait pas poser de problèmes.

 — Vous voulez partir maintenant ?

Mais elle s’était déjà levée pour aller régler la note.

En sortant du restaurant, je proposai mon bras à Éva qui titubait légèrement.

 — Je reconnais bien là mon chevalier de Paris ! lança-t-elle en riant de bon cœur.

 — À votre service, madame, lui répondis-je en m’inclinant exagérément devant elle.

Nous traversâmes quelques ruelles dans la joie et la bonne humeur, puis remontâmes la rue de la Paix qui donnait sur l’entrée du palais Garnier.

 — Ils ont déjà fermé la porte, pesta Éva en secouant la poignée.

 — Nous arrivons trop tard. Nous aurons bien l’occasion de revenir un autre jour.

 — Il en est hors de question ! Suivez-moi ! m’ordonna-t-elle en me prenant la main.

 Nous contournâmes le majestueux bâtiment et débouchâmes à l’arrière du théâtre. Éva s’arrêta devant une petite porte en bois. Elle appuya sur le loquet, mais il lui résista.

 — Ça ne sert à rien, Éva ! Personne ne viendra nous ouvrir.

 — Vous êtes toujours aussi pessimiste ? me demanda-t-elle en toquant à la porte.

Quelques secondes plus tard, la serrure se déverrouilla et un vieil homme apparut devant nous.

 — Bonjour, Monsieur, le salua Éva en minaudant. Nous sommes désolés, nous avons été retardés sur la route. Serait-il possible de nous laisser entrer ? Nous avons fait un long trajet pour venir jusqu’ici. Nous serions vraiment déçus de ne pas pouvoir assister à la représentation de ce soir…

Il sembla hésiter quelques instants, fronça les sourcils et jaugea Éva du regard.

 — Puis-je avoir votre nom, mademoiselle ?

 — Éva Kaltenbrun, répondit-elle en m’adressant un clin d’œil discret.

Le visage de l’homme s’illumina.

 — Oh ! Mademoiselle Kaltenbrun, c’est un plaisir de vous revoir ! Prenez donc place dans la loge des abonnés.

 Après avoir remercié le vieillard, Éva m’escorta dans les couloirs de l’opéra.

 Une fois arrivés à destination, elle retira son châle et nous nous installâmes sur les fauteuils en velours. La loge dominait la scène et nous offrait un spectacle incroyable. Les voix des chanteurs vibraient autour de nous, leurs costumes étincelaient sous l’immense voûte dorée ruisselante de pampilles en cristal.

 Je me sentais transporté, renversé par l'intensité de cette prestation hors du temps. Lorsque Violetta rendit son dernier soupir, l’émotion me submergea et les larmes me montèrent aux yeux.

 Je n’aurais jamais imaginé pouvoir vivre un jour ce genre de choses. Je réalisai soudain la chance que j’avais de pouvoir partager ce moment avec la plus belle femme du monde.

 — Ça vous a plu ? s’enquit Éva dès que le rideau se fut refermé.

 — Oui, j’ai beaucoup aimé ! lui avouai-je en essayant de lui cacher mon émoi.

 — Vous pourriez même dire que ça vous a bouleversé. Je vous ai vu pleurer.

 — Et alors ? répondis-je sur la défensive.

Elle approcha ses lèvres de mon visage et me souffla à l’oreille.

 — Je ne savais pas que vous étiez aussi sensible. Je trouve ça adorable.

Les effluves de son parfum me firent frissonner. Mon cœur s’emballait à nouveau.

 Elle recula et me fit signe de la suivre. Nous quittâmes la loge en même temps que l’élite parisienne, composée principalement de collabos et de hauts fonctionnaires allemands.

 Même si je n’étais pas étranger à l’univers très fermé du luxe et des mondanités, je ne m’y sentais pas à l’aise. J’appréciais davantage le calme et la simplicité du petit hôtel de Marie. Ici, tout le monde se toisait. Que se passerait-il si l’un d’entre eux reconnaissait Éva ?

 — Qu’est-ce qui vous tracasse, Augustin ?

 — Les gens nous dévisagent, lui murmurai-je, un peu nerveux. Ma présence risque de vous attirer des ennuis. J’ai peur de la réaction de votre père s’il apprenait que vous vous promenez à Paris avec un Français.

 — Mon géniteur peut bien penser ce qu’il veut, il ne dirigera plus jamais ma vie !

 Sur le trottoir, la foule commençait à se disperser. Lorsque nous nous fûmes un peu éloignés du tumulte des conversations, Éva me demanda.

 — Souhaitez-vous faire quelque chose en particulier, Augustin ?

 — Et si nous allions jusqu’à la cathédrale de Notre-Dame ? proposai-je en chassant de ma tête mon envie de l’embrasser.

 — D’accord, mais vous devez vous engager à me porter si j’ai trop mal aux pieds !

 — Madame, votre chevalier se fera un plaisir d’accéder à votre requête ! déclarai-je d’un ton ampoulé en lui faisant une révérence.

 Elle laissa échapper l’un de ces petits rires cristallins que j’aimais tant. La fin de cette soirée s’annonçait magique et je ne voyais pas ce qui pourrait la gâcher…

— Éva ! s’exclama quelqu’un derrière nous.

 Lorsqu’elle aperçut Hans flanqué d’un officier s’avancer vers nous, Éva s’écarta de moi et son sourire s’effaça.

 — Super… voilà Captain America… bougonnai-je à voix basse.

Éva et Hans se firent la bise, puis ce dernier tendit la main vers moi.

 — Décidément, monsieur Augun, nous nous croisons partout !

 — Malheureusement oui…

 Éva me donna un petit coup de coude dans les côtes. S’il n’avait pas été aussi costaud, je lui aurais volontiers écrasé les doigts.

 — Éva, je te présente le lieutenant Alderman. Il est médecin dans mon unité, précisa Hans.

Le Lieutenant nous salua d’un signe de tête.

 — Alors, Éva, qu’est-ce que tu fais à Paris ? demanda monsieur muscles, les mains dans les poches.

 — Il y avait une réunion à la Kommandantur ce matin, se justifia-t-elle. Je rentre à Troyes dès demain.

 — Pourquoi t’es-tu donné la peine de te déplacer puisqu’elle n’était pas obligatoire ?

 — Et toi, tu n’étais pas censé être sur le front de l’Est ? enchaîna Éva en ignorant sa remarque.

 — Les ordres ont changé au dernier moment ! Je n’aurais jamais pensé te croiser à l’opéra, je ne t’ai même pas vu entrer. En tout cas tu es vraiment splendide aujourd’hui ! Vous n’êtes pas d’accord avec moi, monsieur Augun ? m’interrogea-t-il en me donnant une bonne claque dans le dos.

 — Ça suffit, Hans ! le réprimanda Éva, la mine sévère.

 — Le lieutenant Alderman et moi étions sur le point d’aller prendre un verre dans un petit troquet en face de la Seine. Que diriez-vous de vous joindre à nous ?

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