CHAPITRE 45  Un cadeau de mariage

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Paris, 11 juillet 1942

 Le jour s’était déjà levé lorsque j’ouvris les yeux. Les rayons du soleil, camouflés par les luxueux rideaux en soie, éclairaient faiblement les murs du salon. J’avais mal au dos et ma blessure à l’avant-bras me picotait. Dans la pièce d’à côté, j’entendais Éva qui s’affairait à ranger sa valise. Je sautai du canapé, hésitai quelques instants, puis me décidai enfin à toquer à la porte de sa chambre. Elle appuya sur la poignée et se posta devant moi, raide comme un piquet, la mine sévère, le visage fermé. Elle avait enfilé son tailleur de la Wehrmacht impeccablement repassé et astiquait son pistolet avec un chiffon.

 — Bonjour, Éva.

 — Bonjour ! répliqua-t-elle d’un ton sec en pointant son arme vers moi.

 Je fis un bond en arrière et bousculai une chaise au passage.

 — Ne sois pas idiot, je ne compte pas te tuer ! Enfin, pas tout de suite, dit-elle en esquissant un sourire qui s’effaça presque aussitôt. Je nettoyais juste la glissière. C’est l’une des seules choses que j’ai retenue des enseignements de mon père. Toujours garder son arme propre.

 — Je peux la voir ?

 Sans prendre la peine de viser, elle la lança dans ma direction. Mes doigts se refermèrent de justesse sur la crosse à quelques centimètres au-dessus du sol.

 — Fais un peu attention ! C’est un cadeau de ma tante Sophia.

 J’avais envie de lui répondre que c’était elle qui me l’avait jeté à la figure, mais le coup d’œil féroce qu’elle m’adressa me dissuada d’ouvrir la bouche.

 J’examinai le pistolet à la crosse nacrée que j’avais dans les mains. Il ressemblait beaucoup à celui qui était exposé à Boston, au cottage familial. Mon index se posa alors sur une petite éraflure qui parcourait la pointe du canon… Je sentis mon cœur s'arrêter et mon sang se glacer. Il n’y avait aucun doute ! Il s’agissait du Browning M1910 que Justin avait rangé dans son bureau.

 Comment s’était-il procuré cette arme ? Pourquoi possédait-il autant d’objets ayant appartenu à Éva ? J’ignorais toujours de quelle manière Justin avait pu récupérer son bracelet et son journal intime. Je devais bien avouer que je ne m’en étais pas soucié jusqu’à maintenant.

 Éva et Justin se connaissaient à peine et ne s’appréciaient pas beaucoup. Sans moi, ils ne se seraient probablement jamais rencontrés. Je n’imaginais pas qu’Éva puisse se séparer d’affaires aussi personnelles, et encore moins pour les confier à Justin. Je commençais à m’interroger sur la relation qu’ils entretiendraient dans le futur. Justin lui subtiliserait-il ses objets pour pouvoir me les léguer par la suite ? Les lui prendrait-il par la force, ou Éva les lui laisserait-elle de son plein gré ? Et ce sang qui maculait les pages du journal, était-ce celui d’Éva ? Qui avait tiré cette balle logée dans la couverture en cuir ? Risquait-elle de mourir dans les mois ou les années à venir ? Toutes ces interrogations m’oppressaient. Une profonde angoisse me contractait l’estomac. Pendant tout ce temps, je m’étais contenté de vivre cette aventure sans me poser de questions. Encore une fois, j’avais fait preuve de négligence.

 — Augustin ! Tu ne comptes tout de même pas rêvasser toute la journée ? Nous partons dans trente minutes ! Dépêche-toi un peu ! me pressa-t-elle en récupérant son arme.

 Elle fila dans la salle de bain, s’empara de son vanity qu’elle balança dans sa valise, puis elle passa à côté de moi comme si je n’étais pas là.

 — Éva… Tu es toujours fâchée ?

 — Est-ce que j’ai l’air d’être fâchée ? Arrête de poser des questions et va te changer !

 Je me hâtai de fourrer mes affaires dans mon sac, puis attrapai sa malle qui semblait être encore plus lourde que la veille.

 — Qu’est-ce que tu fais ? Le bagagiste va s’en occuper ! m’interrompit-elle en me l’arrachant des mains. Suis-moi, nous allons rendre les clefs à la réception.

 — Mademoiselle Kaltenbrun, vous tombez bien ! Il y a un appel pour vous, l’informa le concierge alors que nous nous approchions du comptoir.

 Elle porta le téléphone à son oreille. Au fur et à mesure de la conversation, ses traits se durcirent et elle finit par raccrocher en fracassant le combiné sur son socle.

 — Il ne manquait plus que ça ! Nous allons devoir supporter un imbécile d’officier pendant tout le trajet. Il nous attend à la Kommandantur.

 — Je suis sûr que c’est encore un coup de Hans…

 — Arrête d’être paranoïaque, Augustin ! Tout ne tourne pas autour de ta petite personne.

 Dans la voiture, Éva s’installa à l’arrière et ne prononça pas un mot. Elle se contenta de baragouiner quelques indications succinctes de temps à autre, et nous traversâmes Paris dans un silence pesant.

 Une fois garée devant la Kommandantur, j’essayai d’accrocher son regard dans le rétroviseur, mais elle fixait obstinément la vitre qui donnait sur l’avenue. Elle ne semblait pas prête à faire le premier pas et je ne savais pas quoi lui dire pour briser la glace. Elle était si imprévisible que j’avais peur de sa réaction. Cette dispute m’attristait. Je ne voulais pas partir à Nantes sans avoir tenté de me réconcilier avec elle.

 — Éva, je suis désolé de devoir décliner ton invitation. Je t’assure que rien ne m’aurait fait plus plaisir que de passer le weekend avec toi, murmurai-je à voix basse.

 — Tu n’as rien compris, Augustin ! La seule chose qui me contrarie, c’est que tu te mettes encore en danger.

 — Ce n’est pas la première fois que j’effectue une mission pour le compte de la résistance. Il ne m’arrivera rien du tout.

 — Comment peux-tu en être si sûr ? Louis n’est pas un enfant de chœur, Augustin ! Il va t’embarquer dans une mission suicide ! s’emporta-t-elle en tapant du poing sur le dossier de mon siège.

 — Je sais que tu n’as pas confiance en lui, mais tu te trompes à son sujet.

 — Tu es beaucoup trop naïf ! Louis ne se contente pas de faire dérailler des trains de marchandises. Il tue des gens ! Chacun de ses exploits se solde par des morts, c’est comme ça que tu veux finir ?

 — Tu exagères toujours, Éva…

 — Mets-toi un peu à ma place, me coupa-t-elle en haussant le ton. Que ressentirais-tu si c’était moi qui m’apprêtais à partir à Nantes avec lui ?

 Je préférai ne rien répondre. Si elle s’était exposée à de tels risques, je n’aurais jamais eu l’esprit tranquille. Mais c’était trop tard. Je ne pouvais plus me rétracter.

 — Demande donc à Justin de te remplacer, insista-t-elle au bout d’un moment. Ne devait-il pas faire ses preuves ?

 — Justement, il vient avec nous.

 — Dans ce cas, ils n’auront pas besoin de toi. L’affaire est réglée.

 — Même s’il a pris confiance en lui, Justin n’est pas prêt. Je ne peux pas le laisser y aller seul, tentai-je de me justifier.

 — Pourquoi faut-il toujours que tu le surprotèges ? C’est un grand garçon, il n’a pas besoin que « papa » Augustin s’occupe de lui. Dans le cas contraire, je suis certaine qu'il ne le ferait pas pour toi !

 — Tu n’en sais rien du tout. Tu ne le connais même pas !

 — Je n'ai pas oublié la facilité avec laquelle il t'a abandonné à la Kommandantur. Je l'ai entendu plusieurs fois critiquer les gens dans leur dos. C’est un lâche, un hypocrite et un égoïste ! rétorqua-t-elle avec mépris.

 — Ne parle pas de lui sur ce ton ! hurlai-je à mon tour. Il a de bonnes raisons d’être comme ça.

 — Je ne te comprends pas. Vous n’avez rien en commun. Il ne mérite pas que tu sacrifies ta vie pour lui ! Tu crois que j’ai envie de devoir porter ton cercueil jusqu’au cimetière ? s’insurgea-t-elle, les larmes aux yeux.

 Face à son désarroi, je sentis ma colère s’évanouir. Je ne supportais pas de la voir pleurer et sa façon de vouloir me protéger me touchait. Je prenais enfin conscience de ce qu’elle ressentait vraiment pour moi. Une bouffée de chaleur m’envahit à cette pensée. J’aurais aimé pouvoir lui expliquer ce que Justin représentait pour moi, et surtout pour ma famille. J’avais envie de la rassurer, de la prendre dans mes bras, de la couvrir de baisers…

 L’officier que nous attendions frappa alors contre la vitre et ouvrit la portière de la voiture.

 — Bonjour mademoiselle Kaltenbrun, salua-t-il en prenant place à côté d’Éva. Je suis ravi de faire le trajet en si bonne compagnie ! Le Capitaine Göring m'a informé que vous rentriez aujourd’hui. Il m’a suggéré de vous demander de me raccompagner jusqu’à Troyes.

 — Qu’est-ce que je disais… marmonnai-je en grinçant des dents.

 Je jetai un bref coup d’œil irrité à Éva, mais elle détourna les yeux et fit semblant de fouiller dans son sac à main.

 — Mademoiselle, Kaltenbrun. Comment se fait-il que nous n’ayons plus le plaisir d’assister à vos concerts ? reprit l’officier qui n’avait visiblement pas compris qu’il n’était pas le bienvenu. C’est dommage, vous êtes si talentueuse !

 — Je n’ai plus le temps pour ça. Je préfère servir mon pays en travaillant à la kommandantur, mentit Éva.

 — C’est admirable qu’une femme comme vous fasse honneur au parti !

 Le trajet vers Troyes fut interminable. L’officier nous exposa les moindres détails de sa petite vie minable et répondait lui-même aux questions qu’il posait. À chaque pause, je me retenais de l’abandonner sur le bord de la route, de le balancer dans un fossé ou de lui arracher la langue. Les soupirs d’exaspération d’Éva devenaient de plus en plus appuyés au fil des kilomètres, mais rien ne semblait entamer l’ardeur de ce moulin à paroles.

 Avec un grand soulagement, nous pénétrâmes enfin dans la ville de Troyes un peu avant midi et nous débarrassâmes de lui aux portes de la Kommandantur.

 — Tu pourras remercier ce cher Hans, soulignai-je lorsque l’officier se fut éloigné. Où va-t-on maintenant ?

 — J’ai une commande à récupérer chez la couturière. Nous filerons ensuite chez les parents de Colette.

 Une fois arrivés à destination, Éva sortit du véhicule, entra dans la boutique et revint quelques minutes plus tard avec une énorme boîte blanche agrémentée d’élégants rubans en satin.

 — Qu’est-ce que c’est ? m’enquis-je avec curiosité.

 — Tu pars toujours en mission avec Louis ?

 — Éva… S’il te plaît.

 — Dans ce cas, je n’ai rien de plus à te dire.

 Je redémarrai la voiture en ronchonnant, puis, sous les instructions d'Éva, me garai en plein centre-ville. Je récupérai la boîte qu’Éva avait déposée sur la banquette arrière. Elle me guida ensuite jusqu’à la modeste et charmante maison à colombage où vivait la famille de Colette. Lorsqu’elle nous ouvrit, la jeune femme était couverte de farine et avait noué un tablier à fleurs autour de sa taille.

 — Éva, Augustin ! Je suis contente de vous voir ! Qu’est-ce que vous faites ici ?

 — Excuse-moi de venir à l’improviste, Colette, mais ça ne pouvait pas attendre ! J’ai un cadeau pour toi, annonça Éva en prenant son amie dans ses bras.

 — Attention, Éva, je vais t’en mettre partout !

 — N’exagère pas, ce n’est qu’un peu de farine.

 Colette nous invita à entrer. Elle nous informa que ses parents étaient sortis faire des courses pour le mariage. Pendant ce temps, elle avait testé quelques recettes secrètes transmises par ses grands-mères pour l’évènement. Elle retira son tablier et nous conduisit jusqu’au salon. Éva s’installa sur le canapé et Colette s’assit sur un fauteuil en face d’elle. Tandis qu’elles commençaient à discuter, je restai planté là, avec la boîte dans les mains.

 — Augustin, tu ne vas pas faire le pied de grue pendant une heure, plaisanta Colette, cinq minutes plus tard.

 — Qu’est-ce que je dois faire de ça ? demandai-je bêtement.

 — Pose-la donc sur la table basse et viens à côté de moi, soupira Éva, exaspérée. Et évite de la faire tomber !

 — Ce n’est pas la peine de me parler comme ça…

 — Alors cesse de te comporter comme un simplet !

 — Qu’est-ce qui vous prend, tous les deux ? Depuis quand vous vous tutoyez ? nous questionna Colette en nous observant l’un après l’autre avec un sourire suspicieux.

 Mes joues s’empourprèrent. Je me hâtai de prendre place à côté d’Éva et fixai le bout de mes chaussures comme si je leur découvrais un intérêt soudain.

 — Oh… J’ai bien l’impression qu’il s’en est passé des choses, à Paris ! insista Colette en se tournant vers Éva d’un air amusé.

 Je relevai aussitôt la tête en jetant à Éva un regard accusateur. Colette semblait en savoir un peu trop au sujet de cette escapade, et je les soupçonnais d’avoir bien comploté dans mon dos.

 — Je t’expliquerai ça plus tard, Colette, répondit Éva en lui adressant un clin d’œil complice. Déballe donc ton cadeau !

 Colette se redressa et détacha le nœud qui recouvrait le couvercle d’un blanc immaculé. Lorsqu’elle ouvrit la boîte, elle écarquilla les yeux et lâcha une exclamation de surprise.

 — Éva ! Tu es complètement folle ! C’est une robe de mariée ?

 — J’espère qu’elle te plaît. Je l’ai fait repriser chez ta couturière. Je savais qu’elle connaissait tes mensurations puisqu’elle te confectionnait une robe avec le parachute que Claude avait récupéré.

 — C’est très gentil, Éva, mais je ne peux pas accepter. Elle est beaucoup trop belle… Elle doit coûter très cher.

 — Je ne veux pas de cette robe, alors s’il te plaît, garde-la, murmura Éva avec tristesse. Je suis sûre qu’elle t’ira à merveille.

 — Tu as intérêt d’être présente à mon mariage, prévint Colette en étreignant son amie.

Cette dernière s’essuya les yeux, puis elle referma le couvercle avec précaution.

 — Je ne sais pas si c’est une bonne idée, Colette. Tes proches n’apprécieront peut-être pas qu’une Allemande soit présente à la fête…

 — C’est mon mariage ! J’invite qui je veux, et je ne laisserai personne te faire de réflexions.

 Une demi-heure plus tard, après m’être assuré que Colette raccompagnerait Éva à l’hôtel, je quittai les lieux et rejoignis Louis et Justin qui m’attendaient pour préparer notre départ.

Journal d’Éva 11 juillet 1942

Les dernières semaines passées avec Augustin ont renforcé les sentiments que j’éprouve pour lui. Lorsque je lui ai parlé de Mark, je me suis sentie soulagée de pouvoir me confier à quelqu’un. Il a su m’écouter et me réconforter. Ça m’a fait beaucoup de bien. Je retrouve un peu de Mark en lui. Il a cette même sensibilité, cette même innocence et ouverture d’esprit. Il me considère comme son égale. En sa compagnie, je peux être moi-même sans avoir peur d’être jugée. Je ne comprends pas pourquoi il a si peu confiance en lui. Même s’il a le don de me mettre hors de moi, je dois bien reconnaître que son côté gentleman, sa loyauté et son courage me font craquer autant qu’ils m’exaspèrent. Il est tellement borné… Je suis certaine qu’il n’hésitera pas à se sacrifier pour jouer les chevaliers.

J’étais contente de pouvoir demander conseil à Colette. Nous avons beaucoup discuté toutes les deux. Elle m’a parlé de son métier, de sa famille et de sa passion pour la littérature. Je suis si heureuse de l’avoir retrouvée. Elle s’est ensuite empressée de me demander comment s’était déroulée l’excursion que j’avais planifiée à Paris. Je lui ai donc raconté dans les grandes lignes ce que nous y avions vécu. Nous nous sommes beaucoup amusées des réactions d’Augustin. Elle ne me croyait pas quand je lui ai affirmé qu’il n’avait jamais embrassé de fille et sa petite crise de jalousie nous a bien fait rire. J’ai fini par lui avouer ce que je ressentais pour lui. J’aurais aimé pouvoir lui révéler le secret qui me lie à Hans, mais je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Je ne sais même pas si j’aurais le courage de le dire à Augustin.

Je lui ai également relaté notre dispute, mon inquiétude et mon incompréhension face à la décision d’Augustin de suivre Louis jusqu'à Nantes.

Elle m’a rapporté qu’il s’était proposé pour accompagner Justin, mais aussi pour éviter à Claude de risquer sa vie juste avant son mariage. Elle m’a expliqué en quoi consistait cette mission et ça ne me rassure pas du tout. J’ai un mauvais pressentiment. Colette m’a appris qu’il partait ce soir. Je vais devoir prendre sur moi et lui dire au revoir, en espérant qu’il revienne en un seul morceau.

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